Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (23 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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L’enquête ne traîna pas. L’un des tuyaux de gaz des quatre fours était percé. L’accident était aussi stupide que prévisible. Les assurances furent fidèles à leur réputation de profonde humanité : dormir dans le camion, coincés entre les bouteilles de butane et les fours encore chauds, était selon elles pure folie ; l’installation était vétuste, certes autorisée par les services sanitaires, mais les experts dénichèrent d’autres vices… Bref, les assurances n’eurent aucun mal à trouver toutes les excuses pour ne rien rembourser à Nicole Vitral.

Il ne lui restait que le camion… Un tuyau de plastique et une porte arrière à changer… Et deux gosses à élever.

C’est peut-être cela qui m’a rapproché des Vitral. La pitié. Oui, on peut appeler ça ainsi. La pitié. Il n’y a pas de honte à cela.

La pitié. Et le soupçon, aussi.

Lorsque Nazim m’appela pour me raconter ce qui s’était passé au Tréport, ma première réaction fut de ne pas croire à la thèse de l’accident. D’accord, le destin est comme les gamins dans la cour de récré, il s’acharne sur les plus faibles. Mais il y a des limites ! Dans les semaines qui ont suivi, j’ai rencontré les avocats des Carville, certains, pas spécialement fiers, ont craché le morceau. Avant son second infarctus, Léonce de Carville avait fait plancher ses avocats sur une question purement technique : « Et si les époux Vitral venaient à disparaître, que se passerait-il ? La petite Lylie restait-elle une Vitral que l’on placerait dans un foyer, ou un recours était-il possible ? Dans ce contexte nouveau, quelles étaient les chances que la petite soit confiée aux Carville ? »

La question était aussi morbide qu’épineuse. Les avocats n’étaient pas franchement d’accord entre eux, mais l’idée générale était que si les Vitral venaient à disparaître, et si la petite Lylie avait moins de deux ans, un nouveau jugement était possible. « Simple hypothèse technique », précisaient-ils, mais on pourrait jouer à la fois sur le doute concernant l’identité et sur l’intérêt supérieur de l’enfant… Quitte à chercher une famille d’accueil à la jeune orpheline, autant la rendre aux Carville !

 

Je vous livre ça en vrac. Faites-en ce que vous voulez.

Si Mathilde de Carville était assez folle pour engager un détective privé pendant dix-huit ans, son mari, moins patient, pouvait bien avoir eu l’idée, de son côté, d’engager un tueur. Percer un tuyau de gaz dans un camion qui ne ferme qu’à moitié devait être à la portée du moindre type sans scrupules. Je n’ai jamais cru que Mathilde de Carville ait pu être au courant, encore moins avoir manigancé une telle entreprise. Rien que sa religion devait le lui interdire. Léonce de Carville, par contre, en était tout à fait capable. La seconde crise cardiaque le brisa, vingt-trois jours plus tard. On pourrait y voir un rapport de cause à effet. Nicole Vitral avait survécu. Peut-être avait-il sur la conscience la mort de Pierre Vitral. Pour rien. Lyse-Rose était définitivement morte…

Voilà, vous en savez autant que moi. Le légume qu’est devenu Léonce de Carville conservera pour toujours son secret.

Le doute doit-il lui bénéficier ?

Sacrée question !

2 octobre 1998, 12 h 40

Marc regarda le fragile soleil d’automne se laisser à nouveau cerner par des nuages en bandes bien organisées.

Le doute…

Il n’avait que quatre ans au moment de l’accident, Marc ne se souvenait de presque rien, si ce n’est de l’infinie tristesse des grandes personnes autour de lui ; et lui qui n’avait qu’un seul but, qu’un seul réflexe, protéger Lylie, lui serrer très fort la main, ne pas la quitter, ne pas la laisser.

Sa grand-mère ne lui avait jamais donné beaucoup de précisions. Il comprenait. On ne reparle pas de ces choses-là. L’exposé de Grand-Duc était beaucoup plus clair que toutes les bribes d’informations qu’il avait pu glaner au fil des années.

Marc observa les trois pêcheurs en face de lui, plutôt jeunes, immobiles, presque endormis. Quel intérêt pouvaient-ils trouver à attendre des heures un poisson qui ne mord jamais ? Peut-être simplement attendaient-ils la fin du monde, dans ce coin de paradis.

Le doute…

Ce coin de paradis où résidait le diable ?

Marc cherchait à puiser au plus profond de sa mémoire. Sans percevoir exactement pourquoi, le récit de Grand-Duc avait déclenché en lui comme une alerte. Un détail troublant, une anomalie…

Quelque chose ne collait pas !

Marc essaya de se concentrer davantage, mais il était de plus en plus persuadé que ce détail était inscrit dans sa mémoire mécanique, quelque chose qu’il avait appris par cœur, qu’il connaissait, mais qui ne reviendrait que s’il tenait un bout du fil, un point de départ, un mot.

Il chercha encore, sans succès. Il était simplement certain que ce détail était sagement rangé, dans sa chambre, dans ses affaires, rue Pocholle, au Pollet, à Dieppe. Qu’en fouillant il trouverait…

Etait-ce urgent ? Quel rapport avec le reste ? Le grand voyage sans retour de Lylie.

Dieppe n’était qu’à deux heures de train… Il fallait aussi qu’il parle à Nicole.

Cela attendrait.

De sa main fébrile, il tourna la feuille déchirée et lut la dernière page.

25

Journal de Crédule Grand-Duc

Un mois après le drame du Tréport, Nicole Vitral servait à nouveau les clients dans sa friterie ambulante. Elle n’avait pas le choix. Beaucoup trouvèrent curieux, morbide même, qu’elle continue de travailler dans ce cercueil sur roues, dans ce piège de tôle et de gaz qui avait emporté son mari, endormi définitivement sur ce plancher qu’elle continuait à fouler toute la journée.

Nicole répondait, avec le sourire : « On continue bien de vivre dans les maisons où nos proches se sont éteints. On continue de dormir dans les mêmes lits, on déjeune dans les assiettes où ils mangeaient, dans les verres où ils buvaient… les objets ne sont pas responsables. Le camion pas plus qu’un autre. »

J’ai compris des années plus tard qu’au fond d’elle Nicole aimait ce travail, servir les clients dans le Citroën de type H, sur le front de mer de Dieppe, comme elle l’avait fait pendant des années avec Pierre, même si la fumée de la friture et le mélange d’odeurs dans l’espace confiné lui déchiraient toujours plus les poumons, la faisant tousser à n’en plus finir. Pierre s’était endormi dans ce camion, il n’en était jamais vraiment sorti, et Nicole, désormais seule, l’était moins dans son magasin ambulant que n’importe où ailleurs. A l’exception du cimetière de Janval, peut-être.

 

Je me suis rapproché de Nicole, de ses petits-enfants, à peu près à ce moment-là, vers le milieu de l’année 1983. Je l’ai rencontrée pour la première fois en avril, un matin, Marc était à l’école et Lylie dormait.

Nicole me barra le pas de sa porte. Je commençai timidement :

— Crédule Grand-Duc. Détective privé, je… j’enquête sur…

— Je sais qui vous êtes, monsieur Grand-Duc, des mois que vous fouillez dans le coin… Les nouvelles vont vite par ici, vous savez…

— Hum… Bien… Au moins, nous allons gagner du temps… Mathilde de Carville m’a engagé pour reprendre de zéro toute l’enquête, toute l’affaire du crash du mont Terrible…

— J’espère au moins qu’elle vous paie bien pour ça…

— Il n’y a pas à se plaindre, c’est plutôt confortable…

— Combien ?

Les yeux de Nicole Vitral vibraient. Elle jouait au chat et à la souris avec moi. Pourquoi mentir ?

— Cent mille francs. Par an.

— Vous auriez pu obtenir plus, beaucoup plus…

Nicole Vitral portait un pull assez fin, gris-bleu, très échancré. Le col en « V » descendait dans sa gorge. J’étais terriblement troublé. Elle continua, sans bouger d’un pouce :

— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Pouvoir approcher Lylie, l’observer, lui parler. La regarder grandir…

— Rien que ça…

Je sentais bien que les négociations seraient longues. Je ne savais plus où poser mes yeux, dans l’éclat des siens ou sur sa poitrine. Nicole Vitral tira machinalement son pull vers le haut.

— Voyez-vous, je n’ai rien à cacher. Contrairement à ce que vous devez penser, moi aussi, connaître la vérité m’intéresse… Vous avez trouvé quelque chose ?

J’hésitai. Reprenais-je l’avantage ? Pas pour longtemps, le pull retombait déjà.

— J’ai suivi beaucoup de pistes, des impasses pour la plupart, mais j’ai aussi découvert quelques détails troublants…

Nicole Vitral sembla hésiter. Ses yeux embrassèrent la rue Pocholle.

— Mathilde de Carville vous a fait signer quelque chose comme une clause de confidentialité ? D’exclusivité des résultats ?

— Rien de tout ça. Elle me paie juste pour découvrir une preuve.

— Une preuve ? Rien que cela. Je n’ai pas les moyens de payer… mais Mathilde de Carville sait être généreuse pour deux.

Elle sourit et remonta à nouveau son pull.

— Donnant-donnant ? Entrez prendre un café, vous allez me raconter tout ça en attendant que Lylie se réveille.

 

Nicole Vitral m’avait fait confiance. Allez comprendre pourquoi !

Je n’ignorais pas que je jouais un jeu dangereux : si jamais je découvrais quelque chose, ma position entre les deux veuves, ou presque, ne serait pas facile à tenir, même si je parvenais à rester neutre… Et c’était de moins en moins le cas ! Entre la simplicité de la famille Vitral et le dédain des Carville, il n’y avait pas photo. Léonce de Carville avait de l’eau à la place des muscles, Malvina de la vapeur à la place du cerveau et Mathilde un glaçon à la place du cœur. J’étais leur salarié, leur chien dévoué, mais, sans conteste, ma sympathie allait aux Vitral.

Marc et Lylie étaient des gosses adorables. J’avais pris l’habitude de venir les voir assez souvent, au moins à chaque anniversaire de Lylie. Je me rendais parfois à Dieppe avec Nazim. Il leur faisait peur avec sa grosse moustache, mais, surtout, Nicole me fascinait par son énergie, son humour, son obstination à élever elle-même Marc et Lylie. Elle avait tenu bon, elle n’avait pas touché à un centime de la cagnotte de Lylie sur son compte en banque, la fortune versée par Mathilde de Carville.

Nicole était déterminée et fidèle. Un petit bout de femme incroyable. Les mois, les années passèrent ainsi.

 

Moi aussi, j’étais fidèle à mon pèlerinage. Il est temps d’en parler. C’est important, vous n’imaginez pas encore à quel point. Tous les ans, aux alentours du 22 décembre, je retournais sur le mont Terrible. Je dormais dans un gîte proche, à Clairbief, au bord du Doubs, et je passais du temps là-haut, sur le lieu même du crash. Je restais chaque année au moins quelques heures, à marcher, penser, relire des notes que j’avais prises.

Comme si le lieu allait finir par me livrer son secret…

J’y allais toujours seul, sans Nazim.

Je connaissais désormais chaque chemin, chaque pierre, chaque sapin. Je sentais qu’il fallait que j’apprivoise ce coin de montagne sauvage, qu’il fallait que je prenne le temps de l’écouter, au-delà du traumatisme. Comme avec les Vitral, finalement.

Vous n’allez sans doute pas me croire. Mais cela a fonctionné ! La montagne m’a fait confiance. Trois ans après, exactement. Trois pèlerinages plus tard, en décembre 1986. Elle m’a révélé son secret, son secret de loin le plus troublant en dix-huit ans d’enquête.

Ce 22 décembre 1986, un orage aussi violent que soudain m’avait surpris, en fin d’après-midi, tout en haut du mont. Pour redescendre, il m’aurait fallu marcher au moins deux heures sous la pluie et les éclairs. J’ai cherché à trouver un refuge, n’importe quoi, au hasard. Les arbres replantés sur le site du crash étaient bien incapables de me protéger.

J’ai marché en aveugle, pendant un ou deux kilomètres. Jusqu’à me retrouver nez à nez avec la plus incroyable des découvertes. J’étais trempé. Tout d’abord j’ai cru à un mauvais rêve, une sorte d’hallucination. Je continuai à progresser dans la boue, l’image de plus en plus nette, bien réelle devant moi.

La pluie drue ne comptait plus. Mon cœur battait à se rompre. J’avançai hagard jusqu’à la

 

*

* *

 

Marc pesta de dépit.

La feuille arrachée s’achevait sur cette dernière ligne.

J’avançai hagard jusqu’à la

Il donna un coup de pied énervé dans les graviers devant lui. Les pêcheurs levèrent la tête, surpris, le regard réprobateur. La suite de la phrase se trouvait sur la page suivante du cahier, à une heure de RER, dans le coffre blindé d’une consigne de la gare de Lyon dont lui seul connaissait le code.

Marc fourra les feuilles dans sa poche et se leva, furieux contre lui-même, furieux contre le style alambiqué de Grand-Duc qui ne pouvait pas écrire les choses simplement et qui prenait un malin plaisir à raconter son enquête comme on structure un roman policier…

Il franchit le canal par un petit pont. Les rues de Coupvray étaient calmes. Dans l’ombre de Disney City, le charmant village avait quelque chose d’artificiel, comme si lui aussi était bâti en carton-pâte. Un décor. Le chemin des Chauds-Soleils était la première rue à droite, en arrivant dans le village. Un chemin plus qu’une rue, assurément, sombre, s’enfonçant dans la forêt. Marc s’avança avec méfiance. Qui étaient les Carville, au fond ? Des victimes du destin, comme lui ? La véritable famille de Lylie, comme il l’espérait ? Mais aussi les commanditaires du meurtre de son grand-père ?

Ennemis ? Alliés ? Les deux à la fois ?

Marc se força à respirer lentement.

Il ne fallait pas qu’il hésite. La crise d’agoraphobie pouvait survenir à n’importe quel moment, pourquoi pas ici, dans ce silence, sous cette verdure…

Quelques voitures étaient garées dans l’impasse, plutôt haut de gamme. Mercedes. Saab. Audi. Des grosses cylindrées, à l’exception d’un modèle plus petit. Une Rover Mini. Bleue. Marc s’immobilisa, comme si une alerte s’était brusquement déclenchée en lui.

Il avait déjà croisé cette voiture, il n’y avait pas si longtemps !

Où ?

Il ne devait pas être très difficile de s’en souvenir, Marc avait passé presque toute la journée sous terre dans le métro. La seule fois qu’il avait mis le nez dehors, c’était ici, à Coupvray, et…

Chez Grand-Duc !

 

Une main se posa sur son épaule.

Un tube métallique s’enfonça dans le bas de son dos. Une arme à feu, sans aucun doute.

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