Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (22 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Nicole Vitral ne se fit pas prier, elle monta à l’avant du camion. Sébastien était accompagné de Titi, un employé municipal, Nicole l’avait vu grandir, lui aussi. Il n’avait pas inventé l’eau chaude, ce qui aurait été rudement utile sur la plage de Dieppe, mais il n’avait pas son pareil pour entretenir les parterres de fleurs, et il contribuait largement à la prospérité des bars de la ville. Ça compte, à Dieppe, le petit commerce.

— Toujours en forme, à ce que je vois, madame Vitral !

— Pas tant que ça… Va falloir faire venir le bus au cimetière, Sébastien, pour toutes les vieilles veuves comme moi…

Le conseiller municipal sourit.

— Ouais… C’est une idée, ça. On va le mettre dans le programme ! Et Marc, ça va toujours, à Paris ?

— Oui, oui. Toujours…

Nicole ne put s’empêcher de basculer dans ses pensées, de se remémorer les derniers mots de Marc, sur son répondeur, ce matin, avant qu’elle sorte. Que lui dire ? Que lui répondre ? Bien entendu, elle savait où se trouvait Emilie, bien entendu, elle avait deviné l’acte irréparable qu’elle allait commettre. Pendant toutes ces années, elle avait tellement prié pour que cela n’arrive pas. Peine perdue. Saloperie de destin.

La voix stridente de Titi la sortit de sa torpeur. Il empestait déjà le calva.

— Ce Marco… Toujours à jouer les toutous devant son Emilie ? Maintenant, il revient même plus à Dieppe le dimanche pour jouer au rugby avec l’équipe… Remarquez, Nicole, même si c’est votre petit-fils, c’est pas une grosse perte, il avait plutôt les mains carrées. Les mains carrées, c’est pas facile, hein, avec un ballon ovale…

Titi explosa d’un rire gras.

— Ta gueule, Titi, coupa Sébastien.

— C’est pas grave, sourit Nicole.

Elle tourna la tête. A l’arrière du camion, des centaines de petites feuilles de papier étaient empilées dans des cartons.

— Toujours sur le pont, Sébastien ?

— Toujours ! Chirac a beau avoir dissous la droite avec l’Assemblée, le changement, hein, on l’attend toujours… Même avec des camarades dans le gouvernement !

— C’est quoi ?

— Des tracts pour sauver le port de commerce… Ils veulent faire sauter les lignes avec l’Afrique de l’Ouest, les dernières que Le Havre ou Anvers n’ont pas récupérées. Les bananes, les ananas… Vous voyez le genre. Si on perd le marché, que le port crève, je ne vous fais pas un dessin… On manifeste à Rouen, devant la préfecture, samedi prochain.

Titi donna un coup de coude dans les côtes de Nicole.

— Eh ouais, même si on perd les bananes et les ananas, on garde la pêche, pas vrai ?

Sébastien soupira. Nicole le regarda d’un air compréhensif.

— Tu m’en donneras, des tracts, si tu veux… Passe au Pollet en déposer un carton. Je te promets rien pour la manif, samedi, mais je te ferai le porte-à-porte dans la semaine. J’aime bien ça, et puis y a encore un peu de monde dans Dieppe qui me connaît. Qui m’écoute, même…

Titi sauta presque sur son siège.

— Ça c’est vrai, Nicole ! J’adorais vous regarder quand vous passiez à la télé, à l’époque. J’avais quinze ans. C’était trop quand vous cachiez tout le temps vos nénés et qu’on les voyait quand même !

Sébastien donna un brusque coup de volant, d’énervement.

— T’es trop con, Titi…

— Bah quoi ? fit Titi, étonné. Y a rien de mal. Nicole va quand même pas penser que je la drague, à son âge… C’est juste un compliment comme ça. Pour le plaisir.

Nicole posa doucement sa main sur le bras de Titi.

— Et en plus t’as raison, Titi, ça me fait plaisir.

Pendant le court moment de silence qui suivit, Nicole ne put s’empêcher de repenser à Emilie. Nicole aurait tant aimé être avec elle, à ses côtés. Sans chercher à la faire changer d’avis, non, simplement pour être là. Nicole n’ignorait pas qu’ensuite c’en serait fini de son innocence. Le goût de la mort poursuivrait Emilie, pour toujours. Le souvenir. Le remords.

Le camion pila.

— Terminus, dit Sébastien. Station cimetière. Je vous amène le carton de tracts ce soir ?

— Si tu veux, oui.

— Ça nous dépannera bien. Vraiment. Vous… vous devriez vous présenter sur notre liste…

— C’est Pierre. C’est Pierre qui devait le faire. C’était prévu. En 1983.

Sébastien se tut, gêné.

— Je me souviens, articula-t-il. Ça a été une sacrée perte… Putain. Quelle connerie ! Au fait…

Il hésita :

— Le… le camion, le Citroën, vous l’avez toujours ?

Nicole prit un sourire résigné :

— Oui. Il fallait bien continuer à bosser. Et puis il y avait Emilie et Marc.

— Les meilleures frites de la côte d’Albâtre, glissa Titi, vous pouvez me croire, Nicole, j’allais pas seulement au camion pour mater vos nichons !

Sébastien éclata de rire, malgré lui. Nicole afficha également un sourire nostalgique. Ses yeux bleus pétillaient encore.

— Il est toujours dans le jardin, le camion. Y a plus personne pour me demander de le déplacer pour jouer dans la cour, maintenant. Il rouille tranquillement dehors…

Nicole ouvrit la portière.

— Bon, je vous laisse travailler !

Titi l’aida à descendre. Ils la suivirent des yeux, quelques instants, sur le parking désert.

Nicole poussa la grille de fer, perdue à nouveau dans ses pensées.

Marc allait rappeler. Bientôt. Venir à Dieppe, peut-être. Qu’allait-elle lui dire ? Devait-elle laisser une chance à leur histoire impossible ? Emilie et Marc…

Elle devait prendre une décision. Parler ou se taire. Il y avait urgence, elle en était consciente, elle devait choisir avant ce soir.

Nicole referma derrière elle la porte du cimetière.

Elle allait demander conseil à Pierre. Pierre prenait toujours les justes décisions.

24

2 octobre 1998, 12 h 32

Un fragile rayon de soleil salua Marc lorsqu’il sortit du RER, station Val-d’Europe, place d’Ariane. C’était la première fois que Marc mettait les pieds dans la ville nouvelle, inaugurée quelques mois plus tôt. L’immense place ronde le stupéfia. Il s’attendait à découvrir une ville nouvelle moderne, high-tech, dans le style de Cergy ou Evry… Il se retrouvait au centre d’une place haussmannienne, copie conforme de celle des premiers arrondissements parisiens, sauf que la place n’avait pas cent ans, mais moins de cent jours ! Du neuf imitant du vieux. Plutôt bien, d’ailleurs.

Devant lui, au-dessus des gouttières et des gargouilles en toc, s’élevaient des grues.
Arlington Business Park
, indiquait un panneau. Les tours de verre inachevées du quartier d’affaires dépassaient déjà de plusieurs dizaines de mètres la vieille place de pacotille. Marc tourna la tête : au loin, derrière la rocade, il distinguait les sommets de Disneyland, le clocher du château de la Belle au bois dormant, les pierres rouges du train de la mine, le dôme de Space Mountain…

Une vision surréaliste !

C’est sans doute ce qu’avaient souhaité les urbanistes, pensa Marc.

Une bribe de conversation au Pollet, chez Nicole, lui revint en mémoire. C’était un soir, il y avait quelques mois de cela, après un reportage du journal télévisé sur la ville nouvelle orchestrée par le consortium Disney, à l’occasion de l’inauguration du centre commercial. Nicole avait pesté dans la cuisine :

« Déjà, je ne comprends pas qu’on puisse emmener des gamins chez Disney pour enrichir ce rat capitaliste de Mickey ! Mais si maintenant, en plus, on leur file des terrains pour construire des villes chez nous ! »

Lylie débarrassait la table. Comme toujours, elle en connaissait plus qu’eux.

« C’est aussi une utopie, mamy. Sais-tu que Walt Disney lui-même avait rêvé en Floride d’une ville idéale, Celebration, sans voitures, sans ségrégation, sous un dôme pour contrôler le climat ? Mais il est mort avant et le projet a été dénaturé par ses héritiers… Val-d’Europe est la seconde ville au monde construite par Disney. La seule en Europe, la plus jeune ville de France, vingt mille habitants…

— Tu parles d’une utopie ! avait commenté Nicole. Des pavillons à trois millions ! Un golf. Des écoles privées… »

Lylie n’avait rien répondu. Marc se doutait qu’elle aurait aimé argumenter sur le concept de la ville, l’urbanisme, les espaces verts, les défis architecturaux, la gestion douce des déplacements dans la commune. Mais Lylie s’était tue, comme toujours. Elle avait souri en saisissant un torchon pour aider Nicole. Elle s’était contentée d’en reparler à Marc, le soir, brièvement. Tous savaient que les Carville habitaient Coupvray, l’un des jolis petits villages voisins du Val-de-Marne, dont la tradition si française avait parfaitement été intégrée dans le projet américain de Val-d’Europe, faisant plus encore flamber les prix de l’immobilier. Tradition et modernité.

 

Marc marchait. Le quartier avait été pensé pour les piétons, rien à redire sur ce plan-là. Coupvray était à peine à deux kilomètres. Il parvint place de Toscane. Il sourit à la vision de la fontaine sculptée, des terrasses et des cafés couleur terre de Sienne. Il n’était jamais allé en Italie, mais c’était bien ainsi qu’il s’imaginait une place florentine ou romaine idéale, même en plein hiver. Pour un peu, il se serait attendu à apercevoir la Belle et le Clochard occupés à déguster des spaghettis à une table. Il continua d’avancer d’un bon pas. Même si la ville avait été pensée pour les piétons, ils étaient plutôt rares. Marc traversait à présent le quartier du golf. La mode était ici aux cottages anglais. Bow-windows, bois verts et pourpres, fers forgés. Marc avait le sentiment d’avoir traversé une Europe de carte postale en moins de deux kilomètres.

Des petits pavillons plus classiques, quoique cossus, lui indiquèrent qu’il approchait de Coupvray. Il observa une série de panneaux plus familiers : mairie, école, salle des fêtes, bibliothèque, musée de la maison natale de Louis Braille. Jennifer lui avait fourni l’adresse des Carville, chemin des Chauds-Soleils, une impasse en bordure de la commune, au milieu du bois de Coupvray. Coupvray s’était développée dans un méandre de la Marne, enserrée au sein d’un écrin de forêts préservées. Le canal de Meaux à Chalifert formait une sorte de frontière pour la commune, traçant une ligne droite pour raccourcir le cours de la Marne. Il ajoutait un pittoresque supplémentaire à ce coin de paradis bucolique, à quelques kilomètres de la capitale. Trois pêcheurs étaient assis sur le muret de pierre surplombant le canal.
Ecluse de Lesches
, lut Marc sur un panneau brun. Il ne résista pas plus longtemps. L’endroit lui sembla idéal pour faire une pause, s’asseoir, sortir de la poche de son jean les cinq pages arrachées au cahier de Grand-Duc.

Marc n’avait pas eu le courage de les lire dans le RER bruyant, au contact d’inconnus lorgnant par-dessus ses épaules.

Pas cette partie de l’histoire. La sienne.

Il avait retardé l’échéance. Il vérifia son téléphone. Aucun message de sa grand-mère. Aucun message de Lylie.

Il n’avait plus d’excuses. Il déplia les cinq feuilles.

Journal de Crédule Grand-Duc

Ce dimanche-là, le 7 novembre 1982, j’avais passé le week-end à Antalya, sur la Méditerranée, la Riviera turque, trois cents jours de soleil par an, chez un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur turc qui me recevait dans sa résidence secondaire ; des semaines que je lui courais après, je voulais encore vérifier si personne n’avait rien vu dans l’aéroport Atatürk d’Istanbul, le 22 décembre. On ne sait jamais, une caméra de surveillance, un incident quelconque ; l’aéroport était truffé de militaires, à l’époque, l’un d’eux avait pu remarquer quelque chose, je cherchais à faire passer un bref questionnaire dans les casernes, et bien entendu on me prenait pour un dingue. De guerre lasse, le haut fonctionnaire en question avait fini par m’inviter, un week-end où il recevait chez lui tout le gratin de la sécurité nationale turque. Pour une fois Nazim n’était pas là, Ayla avait insisté pour qu’il rentre, elle était tombée malade, je crois me souvenir… Ça ne m’arrangeait pas, au contraire, j’avais galéré tout le week-end sans interprète à expliquer ce que je voulais, surtout que les autres étaient là pour se la couler douce au soleil avec leurs femmes… Pas convaincus du tout du caractère prioritaire de mes demandes. Moi non plus, d’ailleurs. De moins en moins.

 

J’ai appris l’accident du Tréport trois jours plus tard, à l’hôtel Askoc. C’est Nazim qui m’avait prévenu. Depuis, j’ai beaucoup discuté avec Nicole Vitral. Elle m’a expliqué tous les détails. Ce week-end de novembre 1982, comme tous les ans, les trois villes sœurs normandes et picardes, Le Tréport, Eu et Mers-les-Bains, organisaient leur fête de la mer, une sorte de carnaval de Dunkerque en plus timide, version normande. Moules-frites à volonté, promenades en bateau, défilés dans la rue… Un monde fou, sorti d’on ne sait où… Pierre et Nicole Vitral participaient à la fête du Tréport tous les ans, tout comme ils essayaient de suivre toutes les autres manifestations des ports de la Manche, de Dunkerque au Havre. En dehors de l’été, c’était surtout grâce à ces week-ends festifs qu’ils parvenaient à joindre les deux bouts. Ils confiaient Marc et Emilie aux voisins et partaient pour une nuit avec le Citroën de type H orange et rouge. Ils garaient le camion dans les endroits stratégiques, le plus près possible de la mer, ouvraient le comptoir, la bâche coupe-vent si besoin, et commençaient moins d’une heure après à servir frites, crêpes, gaufres et autres chichis… Généralement, ils travaillaient jusque tard dans la nuit… Malgré le climat, les fêtes dans le Nord se terminaient souvent à l’aube. Pour ne pas perdre de temps et d’argent, Pierre et Nicole refermaient alors le camion, étalaient un matelas entre le four à gaz et les frigos, il y avait juste la place, et dormaient là, quelques heures, avant de reprendre le service le dimanche. C’était spartiate, mais en un week-end ils gagnaient davantage qu’en dix jours habituels.

 

Le dimanche 7 novembre 1982, Pierre et Nicole Vitral refermèrent le camion vers trois heures du matin. Ils ne le rouvrirent jamais. C’est un type qui promenait son chien sur la digue du Tréport qui donna l’alerte. L’odeur de gaz se sentait jusqu’en dehors du camion, malgré les embruns. Enfin, l’odeur du mercaptan plutôt, le produit à base de soufre qu’on ajoute au butane, car cette saloperie de gaz naturel est inodore et incolore. Les pompiers firent sauter la porte du camion par l’arrière d’un coup de hache et découvrirent les deux corps inanimés. Le butane s’était échappé depuis cinq heures au moins, dans un espace confiné de neuf mètres carrés. Pierre Vitral ne respirait plus. Les pompiers n’essayèrent même pas de le ranimer, ils savaient reconnaître les symptômes de la mort. Nicole Vitral vivait encore. Elle fut transportée d’urgence à Abbeville. Les médecins n’annoncèrent qu’elle était définitivement sauvée que quinze heures plus tard, les poumons rongés pour le restant de ses jours.

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