Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Mathilde revint, les bras chargés d’un petit plateau, de deux tasses, une infusion dans chaque. Elle versa l’eau chaude, tendit une soucoupe à Marc.
— Buvez, Marc…
Marc hésita. Mathilde lui lança un sourire franc.
— Je ne vais pas vous empoisonner !
Il trempa ses lèvres. C’était bouillant.
— Marc, fit Mathilde de Carville, je ne vais pas vous faire souffrir plus longtemps.
Marc but une gorgée. Le goût lui plut. Cette vieille sorcière cultivait donc elle-même ses herbes folles dans son immense jardin secret.
— Au début de cette décennie, continua Mathilde de Carville, vous le savez aussi bien que moi, il est devenu possible de connaître la vérité… Un simple test ADN ! C’était infaillible. Les laboratoires anglais, moyennant beaucoup d’argent, un peu de salive ou de sang, vous donnaient des résultats en quelques jours. J’ai encore attendu quelques années avant de prendre la décision. La religion catholique ne fait pas forcément bon ménage avec la génétique, vous comprenez, Marc. J’ai longtemps hésité. J’ai pris ma décision il y a trois ans, lorsque Lylie en avait quinze. C’était l’ultime mission de Grand-Duc, en quelque sorte. Grand-Duc s’est chargé de tout. Il avait des relations dans la police scientifique française, je lui ai fourni l’argent. Une telle démarche n’avait rien de légal. Il a récupéré un échantillon de sang de Lylie, le jour de son anniversaire. Je lui ai donné le mien, celui de mon mari, celui de Malvina. C’était si simple de savoir.
Marc sentait ses jambes se dérober sous lui. Il but encore une gorgée de tisane. Le goût au fur et à mesure de l’ingestion en devenait de plus en plus acide. Il se souvenait, bien entendu, du jour des quinze ans de Lylie, Crédule Grand-Duc était invité, comme chaque année, il lui avait offert un soliflore en verre. Le soliflore était si fin, ébréché peut-être, qu’il s’était brisé dès que Lylie l’avait pris entre ses doigts. Lylie s’était coupée à l’index. Grand-Duc était désolé. Il avait ramassé les morceaux de verre, bafouillant des excuses…
Grand-Duc avouait-il son double jeu dans les prochaines pages de son cahier ? Il vérifierait. Sa gorge le brûlait.
Pour l’instant, il n’avait qu’une envie, attraper cette enveloppe bleue, l’ouvrir, lire.
Mathilde de Carville lui lança un nouveau sourire étrange.
— Marc, les résultats sont là, dans cette enveloppe. Je les connais depuis trois ans maintenant. Je suis la seule. Vous m’avez rendu service en venant, Marc. Vous allez prendre cette enveloppe.
Marc se brûla le palais d’une dernière gorgée. Il saisit, les doigts tremblants, l’enveloppe bleu lavande. Le visage de Mathilde de Carville grimaça, triomphant.
— Mais vous n’allez pas l’ouvrir, Marc ! Vous allez apporter cette enveloppe à Nicole Vitral. C’est une affaire entre elle et moi, depuis des années maintenant. Si quelqu’un d’autre doit connaître la vérité, aujourd’hui, c’est elle.
Un long silence enveloppa la pièce, comme un givre matinal glaçant les draps. Marc glissa lentement l’enveloppe bleue dans sa poche.
— Qu’est-ce qui vous prouve que je ne vais pas l’ouvrir aussitôt sorti d’ici ?
— Vous êtes un petit garçon sage, non ? Obéissant. Vous ne trahiriez pas votre grand-mère ? C’est à elle que je destine ce courrier…
— Ce sont vos règles… Qu’est-ce qui m’oblige à les suivre ?
— Vous les suivrez, Marc, bien entendu. Parce que vous êtes persuadé de déjà connaître la réponse contenue dans cette enveloppe.
Marc étouffait. Sa gorge et son estomac le brûlaient. Mathilde de Carville insista :
— Qu’avez-vous à craindre, Marc ? N’est-ce pas ce que vous souhaitiez ? Lyse-Rose a survécu, Emilie est morte. Seule Nicole aura un peu de peine, certes, mais le bonheur de son petit-fils la consolera, non ?
Marc sentait monter en lui la crise d’agoraphobie, il ne parvenait pas à contrôler sa respiration, comme si l’infusion bouillante lui dévorait le ventre. Mathilde de Carville éclata d’un terrifiant rire forcé.
— Vous espérez quoi, au juste, Marc ? Epouser Lylie ? Qu’elle prenne à sa majorité le nom de Lyse-Rose de Carville ? Devenir mon petit-fils ? Un mariage en blanc, à Notre-Dame ? Mon mari aura beaucoup de mal à conduire sa petite-fille jusqu’à l’autel, mais on s’arrangera. Et ensuite ? Vous viendrez avec Lyse-Rose prendre le café le dimanche, jouer aux échecs dans le parc en regardant couler la Marne, pendant que je parle gaufres et frites avec votre grand-mère ? Quelle pitié, Marc. Quel gâchis…
Marc essaya d’attraper sa tasse, elle lui tomba des mains et se brisa sur le tapis, éclaboussant les pieds du piano.
— Donnez cette enveloppe à votre grand-mère, Marc. Si elle le souhaite, elle vous fera lire ensuite le résultat de ce test ADN. Dites-lui aussi que je ne regrette rien, surtout pas l’argent que j’ai versé. Je suis en paix avec moi-même.
Les yeux de Marc se brouillaient. Le sang dans ses artères irriguait son corps tel un oléoduc en flammes. Ses jambes ne parvenaient plus à le porter, comme deux tours rongées par un incendie. Ses mains se crispèrent sur le clavier du Petrof. Elles ralentirent au dernier moment sa chute, dans un sinistre cri de notes désaccordées.
29
2 octobre 1998, 13 h 15
Ayla Ozan se tenait debout devant le 21 de la rue de la Butte-aux-Cailles. Elle tentait, en se hissant sur la pointe des pieds, de voir le plus loin possible dans le jardin. Rien ne bougeait. Les volets vert clair étaient désespérément clos ! Ayla sonna, plusieurs fois, longtemps. Personne !
Elle finit par se retourner, marcha dans la rue, cherchant un indice quelconque. Elle était venue souvent chez Crédule Grand-Duc, elle préparait à manger pendant que Crédule et Nazim travaillaient sur l’affaire, discutaient, jusque tard dans la nuit. Elle les écoutait, un peu, puis finissait toujours par s’endormir avant eux, dans le canapé, enveloppée par la chaleur de la cheminée, en comptant les libellules dans le vivarium. Bercée par la voix de ses deux hommes, l’homme de sa vie et son meilleur ami. Où pouvaient-ils bien être passés ? Personne chez Crédule, aucun signe de vie de Nazim depuis deux jours. Quelque chose ne tournait pas rond.
Ayla passa devant un bar, le Temps des Cerises. Elle hésita à entrer pour se renseigner, Crédule venait parfois prendre son café ici. Elle s’arrêta, consciente que sa démarche n’était pas très naturelle. Avant de quitter le kebab, boulevard Raspail, Ayla avait attrapé un grand couteau de cuisine, le plus affûté, elle l’avait enveloppé dans un sac plastique et l’avait glissé le long de sa jambe, sous son pantalon large. Il était trop long, il ne rentrait pas dans son sac à dos. Une arme de fortune, au cas où… Elle n’arrivait pas à évacuer ce terrible sentiment de danger.
Ayla embrassa d’un regard la rue de la Butte-aux-Cailles. Il y avait un peu de monde. Des mères et des enfants. Des clients dans la boulangerie.
Soudain, elle se figea.
Son cœur explosa sous son long manteau d’hiver.
La BMW X3 noire de Crédule était garée le long du trottoir, à cinquante mètres de chez lui. Aucune trace par contre de la Xantia bleue de Nazim. Nazim s’était rendu chez Crédule ; s’ils avaient quitté ensemble la maison de la Butte-aux-Cailles, pour quelle foutue raison avaient-ils préféré prendre la Xantia sale et cabossée plutôt que la BMW ? Surtout ce vieux maniaque de Crédule.
Ayla arpenta les alentours. La rue Samson, le passage Boiton, la rue Jean-Marie-Jégo, la rue Alphand, à pas lents, traînant comme elle pouvait sa jambe raide à cause de la lame du couteau. Elle se disait que le sac plastique pouvait céder à n’importe quel moment, que l’acier allait lui rentrer dans la jambe, qu’elle allait s’effondrer, là, dans la rue, comme une sotte…
— Vous cherchez quelque chose ?
Un type avec un chien la dévisageait, le genre de voisin à ne pas trop aimer les étrangers qui traînent dans le quartier. Surtout une Turque tournant autour des voitures garées là.
— Je… je suis une amie de Crédule Grand-Duc. Il habite au 21 rue de la Butte-aux-Cailles. La petite maison, avant le Temps des Cerises. Il n’est pas là, mais sa voiture est garée près de chez lui. Une BMW noire. Vous… vous n’auriez pas vu une autre voiture ? Une Xantia. Bleue…
Le type la regarda comme s’il appartenait aux services de l’immigration du ministère de l’Intérieur chargés de délivrer des cartes de séjour dans le quartier. Il consulta son chien.
— Le pare-chocs cabossé ? Un pot-pourri de fleurs croché au rétroviseur ? Un drapeau turc collé sur le pare-brise ? C’est ça, non ?
Le type marqua un silence d’autosatisfaction pendant qu’Ayla reprenait espoir et acquiesçait en se fendant de son plus beau sourire, même si l’homme semblait davantage faire confiance à l’instinct de son chien qu’au charme ottoman. Pour l’instant, le bâtard marron clair se collait affectueusement aux jambes d’Ayla.
— La Xantia est restée garée dans le quartier ces derniers jours, finit par lâcher l’homme, mais elle n’est plus là depuis hier… C’est certain, vous ne la trouverez pas. Pas la peine de s’attarder.
Le couteau sur sa cuisse faisait souffrir Ayla, et la truffe de ce crétin de chien contre sa jambe allait bien finir fendue en deux, façon viande à kebab. Elle se baissa pour éloigner le bâtard tout en essayant de modifier sa position. Le type la regarda, plus méfiant encore. C’était un sale con mais il pouvait lui être utile. Ayla distribua un sourire au facho et une caresse au chien. Pas de jaloux.
— Et… vous m’avez l’air de bien connaître le quartier… Vous n’avez pas vu quelque chose de nouveau, ces derniers jours, ces dernières heures… Quelqu’un de nouveau par exemple ? Une autre voiture qui ne serait pas du quartier ?
Le type la dévisagea, étonné de son audace. Il tira instinctivement sur la laisse. Ayla continua. Elle n’avait rien à perdre.
— Un étranger, vous voyez…
Il hésita encore, mais ne put résister au plaisir de se rendre utile :
— Je vois ce que vous voulez dire…
Il regarda son chien, comme pour lui faire partager sa jubilation :
— Une Rover Mini, bleue, assez neuve. La propriétaire a traîné dans le quartier presque toute la matinée, une fille avec une tête de vieille sur un corps de fillette. Bizarre. Louche, avec un regard de faux jeton… C’est ce que vous cherchez ?
Le visage d’Ayla Ozan avait brusquement blanchi. Bien entendu, elle avait compris de qui parlait ce type. Nazim lui avait souvent décrit Malvina de Carville, son physique hors normes, ses caprices, cette voiture, cette Rover Mini, offerte par sa grand-mère richissime… Nazim lui avait également souvent dit que cette fille était devenue complètement cinglée depuis l’accident d’avion.
Folle et dangereuse.
Ayla paniqua.
— Bien… Oui. Mer… merci…
Que pouvait-elle faire, maintenant ? Foncer à la police ? Lancer un avis de recherche ? On lui poserait des questions. Elle devrait révéler alors tout ce qu’elle savait, sur l’affaire, sur les Carville, sur Nazim… Il n’était disparu que depuis deux jours. Parler, c’était le livrer aux flics. Jamais Nazim ne le lui pardonnerait…
Le type au chien s’éloignait, tout en continuant de la regarder en biais. Non, elle devait s’en sortir seule. Elle en connaissait suffisamment, sur les Carville. Elle n’avait oublié aucune des confidences de Nazim sur l’oreiller, lorsqu’il s’effondrait sur le dos après avoir joui. Le facho et son chien marron disparurent à l’angle de la rue Samson. Ayla était agitée d’un étrange frisson, mélange d’angoisse et d’excitation. Elle repensait au corps de Nazim, à la caresse sur sa peau de la moustache de son gros géant. Elle avait tellement envie de se blottir dans ses bras. De danser devant lui, d’agiter son petit ventre rond sous son nez pour l’exciter, pour qu’il l’embrasse, goulûment.
Ayla se pencha et serra le couteau froid sur sa jambe. Elle n’avait qu’une piste. Malvina de Carville ! Ayla était seule, mais elle n’était pas stupide. Les Carville habitaient dans la banlieue Est, près de Marne-la-Vallée. Elle trouverait bien. Elle partageait depuis vingt ans le lit d’un détective privé. Elle parviendrait à se débrouiller.
30
2 octobre 1998, 13 h 17
Marc avançait dans le couloir sombre. Mathilde de Carville lui avait juste ouvert la porte, sans le raccompagner, le laissant seul avec ses doutes. La crise d’agoraphobie s’éloignait, petit à petit, sa respiration reprenait un rythme normal. L’effet brûlant de l’infusion s’estompait également, comme si tout son corps se trouvait progressivement mieux ventilé. Marc aperçut sa figure hagarde dans le grand miroir ovale au fond du couloir. Il ne s’attarda pas.
Juste trois marches à descendre. Pousser la lourde porte de chêne. Fuir, le plus vite possible.
Les jambes de Marc le portaient à peine. Ses pensées se bousculaient. Devait-il ouvrir cette enveloppe bleue, lire le résultat de ce test ADN ? Ou bien patienter de longues heures, attendre d’être à Dieppe ? Mathilde de Carville cherchait peut-être à le piéger…
Une marche, deux marches, trois marches.
L’air frais lui explosa au visage, Marc aspira de longues bouffées salvatrices tout en cherchant à organiser ses pensées. Devant lui, pas une ombre ne bougeait dans le parc de la Roseraie. Le domaine lui faisait penser à l’ambiance morbide du parc d’une maison de retraite ; ou d’un asile de fous.
Marc marcha vers le portail. Sur sa gauche, derrière l’érable roux, il aperçut Léonce de Carville. L’infirme dormait seul, la tête tombée sur son épaule, abandonné par Malvina au milieu de la pelouse.
Les graviers roses bruissaient sous ses pas.
Marc essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. Il devait gérer trois urgences, toutes liées à un crime, d’une façon ou d’une autre. Le meurtre de Grand-Duc tout d’abord, quelques heures plus tôt. Tout portait à croire que c’était Malvina de Carville qui l’avait abattu. Le meurtre de son grand-père, ensuite, car c’était bien un meurtre, cette asphyxie dans le camion, au Tréport, il y avait de cela quinze ans. Marc devait se rappeler d’un détail discordant dans le récit de Grand-Duc, ce souvenir rangé quelque part dans sa chambre d’enfance, à Dieppe. Lylie, enfin. Le voyage sans retour dont elle parlait. Une fuite ? Une vengeance ? Un suicide programmé ?
Ces trois drames étaient-ils liés ? Oui, sans aucun doute. En résoudre un, c’était résoudre les deux autres.