Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Le gravier bruissa à nouveau. Dans le dos de Marc.
— Tu vas où, Vitral ?
Malvina !
Marc se retourna.
— Je me tire. Ta grand-mère m’a gentiment raconté tout ce que je voulais apprendre…
— Tu parles ! Tu n’as rien appris du tout. Malgré ses grands airs, mamy, elle radote.
Marc soupira.
— Il n’y a que moi qui connaisse la vérité, continua Malvina. J’étais là-bas en Turquie. Tous les autres sont morts dans l’avion sur le mont Terrible. Pas moi. J’ai pris l’avion d’avant. Suis-moi, Vitral !
Marc regarda Malvina, incrédule.
— Suis-moi, je te dis ! Regarde, je n’ai même plus de flingue. T’as dit tout à l’heure que c’est Lyse-Rose qui était vivante, que c’est Emilie Vitral qui avait cramé dans l’avion, il y a dix-huit ans ? Alors suis-moi !
Marc ne bougeait pas.
— Allez, Vitral, viens avec moi. Ça va t’intéresser, je te dis !
Pourquoi pas, après tout.
Excitée comme une gamine, Malvina remonta l’allée, ouvrit à nouveau la porte de chêne, traversa le couloir, puis monta l’escalier de merisier. Marc la suivait, intrigué. Arrivée au premier étage, Malvina se retourna, posa un doigt devant sa bouche, chuchotant presque :
— A droite, c’est ma chambre. Te fais pas d’illusions, je te la montre pas. A gauche, par contre, c’est celle de Lyse-Rose. Suis-moi…
Marc avança. Une nouvelle fois, en présence de Malvina, il ne ressentait aucun symptôme de danger, aucune annonce de crise.
Malvina poussa la porte.
Marc découvrit, stupéfait, une adorable chambre de petite fille. Rien ne manquait. Le petit lit profond, rose, recouvert de peluches ; les rideaux avec de grandes girafes imprimées, dont le cou touchait le plafond et les pieds le plancher ; une serviette éponge orange posée sur une table à langer en chêne ; une armoire décorée de fleurs aux tons pastel ; sur une étagère, des boîtes musicales, une veilleuse, d’autres peluches, un éléphant bleu, un tigre, un lapin gris et blanc ; au sol, un immense tapis d’éveil, encombré d’autres jouets, des hochets, un petit éléphant, des clowns en chiffon…
Marc n’avait qu’une envie, pressante, incontrôlable : sortir de cette maison de fous, mais ses jambes ne répondaient plus, comme si la voix de Malvina s’enroulait autour d’elles tel un fil d’ange invisible.
— Mamy a décoré cette chambre d’enfant il y a dix-huit ans, pour le retour de Turquie de Lyse-Rose. Depuis, on a continué à l’entretenir, au cas où Lyse-Rose reviendrait. Tu comprends. Elle pouvait arriver n’importe quand !
Malvina se précipita avec agilité à l’intérieur de la chambre, enjambant les jouets. Elle ouvrit l’armoire. Les étagères débordaient d’habits, de robes de toutes tailles, de chapeaux, d’adorables petites chaussures. Un minuscule bonnet rose doublé de fourrure tomba sur le sol.
Malvina se retourna vers Marc, espiègle, continuant de parler à voix basse, passionnée comme une fillette qui raconte l’histoire de sa maison de poupée à une grande personne :
— Maintenant, c’est moi qui range, qui fais le ménage. Je suis sûre que si je la laissais faire, mamy mettrait tout à la poubelle. Tu te rends compte, tout mettre à la poubelle ? Tu peux comprendre, toi. Je sais bien que Lyse-Rose est grande, maintenant, mais tout de même, quand elle va revenir, découvrir sa chambre, ses jouets, ses habits, ça lui fera quelque chose, hein ?
Marc recula un peu, sans toutefois sortir de la chambre. Un flot de sentiments contradictoires le submergeait.
— Dis, Vitral, tu regardes ? Tu entres ? Tu y tiens, oui ou non, à Lyse-Rose ?
Marc progressa d’un pas, malgré lui.
— Regarde. Il y a même ses cadeaux !
Marc sentit son malaise augmenter, si c’était encore possible. Il avait mis les pieds dans un mauvais conte de fées, il conversait avec la serial killeuse du rayon jouets d’une grande surface pour enfants.
— Tu vois, Vitral, ce sont tous ses cadeaux d’anniversaire, depuis que Lyse-Rose a un an. De Noël, aussi.
Malvina désigna à Marc des paquets emballés de toutes tailles, éparpillés dans la pièce, parfois empilés.
— Je pourrais tous te les citer par cœur. Le plus gros paquet, là, dans le lit, c’était le cadeau pour son premier Noël. On avait été le chercher avec mamy, juste avant Noël, la veille de l’accident d’avion, aux Galeries Lafayette, j’avais six ans à l’époque, je me rappelle encore des automates dans les vitrines…
Elle s’approcha de Marc et lui murmura à l’oreille :
— Tu devines ce que c’est ?
Marc secoua la tête, partagé entre l’émotion et l’horreur.
— C’est un nounours, un immense nounours, plus gros qu’elle, orange et marron. Il s’appelle Banjo. C’est moi qui ai trouvé le nom. Banjo. C’est son copain depuis toujours, il l’attend, tu vois. Bouge pas, je vais te le présenter…
Marc passa la main devant ses yeux. Cette petite conne de Malvina allait finir par le faire pleurer avec ses délires. Malvina ouvrit avec délicatesse le grand carton et en extirpa un énorme ours en peluche au regard rêveur. Une fortune de tendresse. Malvina posa Banjo sur le lit, le cala entre deux coussins roses.
— Salut, Banjo ! fit-elle, enjouée. Je vais te faire une confidence, tu ne vas bientôt plus être seul, le grand jour approche. Tu ne vas pas me croire. Lyse-Rose va revenir !
La chambre de la Belle au bois dormant, pensa Marc. Des peluches empaillées, des habits raidis dans l’attente du retour de l’enfant mort. Le musée de l’absence.
— Ensuite, continua Malvina, dans les autres paquets, je ne te les fais pas tous, il y a des poupées, bien sûr, des gros livres, je sais qu’elle adore lire. Pour ses dix ans, dans le carton, là-bas, c’est un violon. Je ne sais pas si c’était une bonne idée, mais le piano, on l’avait déjà. Après, c’était plus dur de choisir, ce sont les plus petits paquets. Il y a des bijoux, pour ses treize ans, là-bas. Une montre, aussi. Des disques, mais eux, ils doivent être un peu démodés maintenant, non ? Britney Spears, Ricky Martin, Larusso, tout ça… tu vois le genre. Le gros paquet, là, pour ses seize ans, c’est une minichaîne hi-fi. Et puis le dernier, pour ses dix-huit ans, l’enveloppe… Tu ne devines pas ?
Marc secoua encore la tête, incapable de prononcer le moindre mot.
— Un voyage ! Une pochette, tout compris, dans une agence rue de Rivoli. Tu crois que c’est une bonne idée ? Tu crois que Lyse-Rose osera encore reprendre l’avion ?
Une tempête agitait le cerveau de Marc : étrangler cette folle, ici, l’étouffer dans ces peluches, pour qu’elle se taise, pour qu’elle arrête !
Malvina se pendit presque au cou de Marc.
— Je vais t’avouer… Mon cadeau préféré, ça reste le premier, le nounours, Banjo. Il est trop beau, hein ? Je vais te dire, au début, Banjo, je l’aimais tellement que j’étais un peu jalouse, je voulais le garder pour moi, mais mamy n’était pas d’accord. Elle avait raison, remarque. Je suis certaine que Lyse-Rose l’adorera, elle aussi… Toi, tu en penses quoi ?
Marc regardait Malvina, cherchant quelle attitude adopter. Le lit d’enfant aux draps rose clair avait la forme et la couleur d’une pierre tombale de granit ! Une tombe d’enfant. Cette chambre était un caveau, ces cadeaux, accumulés année après année, des offrandes à un martyr. Dieu avait eu pitié de tant de détresse, il avait fini par ressusciter l’enfant mort !
— Tu ne dis rien, hein, Vitral. T’es drôlement épaté ! Ça doit te faire chier, hein, maintenant, de te rendre compte de tout ce que Lyse-Rose a raté. J’imagine même pas les merdes qu’elle devait recevoir à Noël, chez toi !
Au moins la gifler. Lui faire mal, physiquement, une fois, puis fuir.
Marc se retint.
— Tiens, Vitral, approche, que je te montre. Un dernier truc…
Marc se préparait au pire. Malvina avança jusqu’à l’armoire, ouvrit un tiroir et sortit un livre de tissu rose, orné de fleurs et de pompons.
— Le livre de naissance de Lyse-Rose, susurra Malvina. Tiens, tu peux le regarder, mais tu fais gaffe.
Marc, à contrecœur, prit le livre de naissance, l’ouvrit, tourna les pages. Ses mains tremblaient.
Une folie de plus.
M
ON
PRÉNOM
:
Lyse-Rose
M
ES
AUTRES
PRÉNOMS
:
Véronique, Mathilde, Malvina
M
ON
PAPA
:
Alexandre
M
A
MAMAN
:
Véronique
J
E
SUIS
NÉE
LE
:
le 27 septembre 1980, à Istanbul, en Turquie
Suivaient ensuite d’autres détails, plus macabres les uns que les autres…
M
A
MAISON
: une photo de la Roseraie.
M
A
CHAMBRE
: un dessin de la pièce dans laquelle Marc se trouvait, un dessin d’enfant, sans doute réalisé par Malvina quand elle était enfant.
M
A
PELUCHE
PRÉFÉRÉE
SE
NOMME
:
Banjo
M
A
MEILLEURE
AMIE
EST
:
ma sœur, Malvina
Marc tournait les pages, éberlué. Il découvrait le fantôme d’une vie fantasmée, d’une présence avortée.
M
A
MAIN
: une empreinte de main, à la peinture, de qui ?
M
A
COULEUR
PRÉFÉRÉE
:
le bleu
C
E
QUE
J
’
ADORE
FAIRE
:
écouter de la musique
Les pages valsaient sous les doigts de Marc.
M
ON
PREMIER
ANNIVERSAIRE
: une photographie de Lylie avait été découpée dans un magazine,
Paris Match
ou un autre, puis collée grossièrement au milieu de la famille Carville, qui déjeunait autour d’une table sur laquelle un gâteau avec des bougies, lui aussi découpé dans un journal, était posé.
M
ES
PREMIÈRES
VACANCES
: la même photo de Lylie était collée dans un champ, au milieu de gentianes en fleur, dans un décor de montagne. Malvina posait à côté dans le pré, radieuse. Elle avait huit ans et les tiges lui montaient jusqu’à la taille.
Marc s’arrêta, incapable d’aller plus loin, des frissons le parcouraient de la nuque jusqu’au crâne. Malvina dut s’en apercevoir. Elle lui arracha des mains le livre de naissance.
— C’est bon, t’as vu ? Je le range !
Mathilde de Carville, par la fenêtre du salon, regarda Marc s’éloigner à grands pas dans l’allée.
Il courait, pour ainsi dire.
Cette petite garce de Malvina n’avait pas pu résister, il avait fallu qu’elle lui montre la chambre, les jouets, et le reste. Elle en avait oublié son grand-père, au milieu de la pelouse, comme une poussette qu’on laisse en plan, un vulgaire jouet qu’on laisse traîner au fond du jardin en automne et qu’on retrouve rouillé et moisi au printemps.
— Bien fait pour lui ! siffla Mathilde de Carville pour elle-même.
Elle vit Marc près du portail de la Roseraie. Elle sourit. Il se précipitait chez sa grand-mère, à Dieppe, trop pressé d’ouvrir l’enveloppe, trop peureux pour désobéir. Il n’allait pas être déçu, quand il lirait les résultats du test ADN, le pauvre petit Marc.
Marc ouvrit le portail, disparut de sa vue, mangé par le feuillage des arbres du bois de Coupvray et des propriétés voisines.
Mathilde faisait les cent pas dans la pièce silencieuse, pensive. Elle n’avait pas tout dit à Marc Vitral. Elle n’avait pas parlé de cet appel de Grand-Duc, de son ultime découverte, le soir de l’anniversaire, ce coup de téléphone qui changeait tout. Grand-Duc prétendait avoir découvert la vérité. Une vérité différente… Simplement en se penchant sur un journal vieux de dix-huit ans !
Le doigt de Mathilde de Carville effleura une touche blanche du clavier du piano.
Grand-Duc avait-il bluffé ?
Elle aurait la réponse bientôt. Elle avait commandé à la secrétaire de direction, au siège de la compagnie de Carville, une photocopie de
L’Est républicain
du 23 décembre 1980. Elle l’aurait sans doute dans la soirée, si cette secrétaire était un minimum dégourdie. Elle avait demandé qu’on la lui fasse directement parvenir par porteur. Elle avait été claire, la fille n’avait pas bronché. Elle n’avait plus qu’à attendre quelques heures. A ce moment-là, elle saurait si Grand-Duc lui avait menti, si tout était vraiment terminé.
Mathilde de Carville s’assit sur le tabouret devant le piano, posa les mains à plat, devant elle. Elle n’avait pas joué depuis des années. Le piano était muet, inutile, infirme, comme tout le reste dans cette maison.
Oui, dans quelques heures, tout serait terminé.
Trois notes aiguës déchirèrent le silence.
Do. Fa. Sol
.
Tout serait terminé, excepté pour Malvina.
Quel que soit le contenu de ce journal, quel que soit ce que Grand-Duc avait découvert, ce que Marc Vitral lirait dans ce cahier ou dans cette enveloppe bleue, Lyse-Rose continuerait de vivre, toujours, dans l’imagination maladive de sa sœur, Malvina. Elle vivrait comme vit une poupée dans le regard d’une petite fille. Sauf que cette petite fille dissimulait un Mauser L110 dans sa poussette et qu’elle était capable de tuer tous ceux qui, sur son chemin, lui diraient que dans son landau elle ne promenait qu’un jouet mort, un cadavre de plastique froid.
31
2 octobre 1998, 13 h 29
Marc marchait à pas rapides dans le chemin des Chauds-Soleils. Il se fit la réflexion qu’il avait dû être baptisé ainsi avant que les arbres du bois de Coupvray ne poussent. Dans l’instant, « ombres froides » qualifierait plus exactement l’impasse bourgeoise et verdoyante. Marc retrouva avec soulagement le bourg de Coupvray, son clocher d’église gris, son panneau triangulaire,
ÉCOLE RALENTIR
, les indications brunes,
Groupe scolaire Francis-et-Odette-Teisseyre
ou
Gymnase David-Douillet
, et surtout le timide rayon de lumière qui s’obstinait à percer le ciel de coton.