Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (24 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Une voix, stridente, ajouta encore un peu à l’horreur du moment :

— Tu cherches quelque chose, connard ?

26

2 octobre 1998, 12 h 50

Curieusement, Marc ne ressentait aucun symptôme de crise. Ni essoufflement ni palpitations. Il percevait simplement que son pouls s’accélérait.

Ne pas paniquer.

Se retourner.

Le chemin des Chauds-Soleils était désespérément désert. Les hauts arbres des propriétés projetaient leur ombre mouvante sur le gravier gris clair. Marc fit très lentement volte-face et leva ostensiblement les mains pour bien montrer qu’il n’avait aucune intention de résistance.

— Joue pas au plus malin, Vitral.

Marc plissa les yeux. Devant lui se tenait une gamine d’environ un mètre cinquante, quarante kilos maximum, habillée comme si elle sortait d’un pensionnat de jeunes filles… Sauf que la gamine avait le visage d’une fille de trente ans.

Malvina de Carville !

Marc ne l’avait jamais rencontrée, ni même vue en photographie, mais ce ne pouvait être qu’elle. Elle le tenait en joue, agrippée à son revolver, une étrange fureur dans les yeux. Le cerveau de Marc cherchait à analyser à toute vitesse les éléments qui se succédaient. La Rover Mini bleue, garée à quelques mètres dans le chemin des Chauds-Soleils, et rue de la Butte-aux-Cailles une heure plus tôt, était donc la voiture de Malvina de Carville. Cette fille se trouvait chez Grand-Duc, il y avait de cela quelques heures… Avec un revolver.

C’était elle qui avait abattu Crédule Grand-Duc. C’était son tour, maintenant.

Malvina le dévisageait, le scrutait de la tête aux pieds.

— Qu’est-ce que tu viens foutre là, Vitral ?

Il y avait dans l’intonation de Malvina quelque chose de presque comique, comme le cri aigu d’un roquet inoffensif qui aboie derrière le grillage d’un pavillon. Marc ne devait pas s’y fier, il en était conscient. Cette fille était capable de tout, comme vous mettre une balle entre les deux yeux en éclatant de rire. Pourtant, malgré toute logique, Marc n’arrivait pas à prendre au sérieux ce petit bout de femme démodé. Etrangement, il ne sentait toujours pas monter en lui le moindre symptôme d’agoraphobie, de peur, de panique.

— Bouge pas, Vitral. Bouge pas, je te dis.

Marc avança d’un demi-mètre, sans baisser les bras, esquissa un sourire.

— Arrête de me regarder comme ça ! cria Malvina en reculant. Tu m’impressionnes pas avec tes grands airs. Je connais tout sur toi. Je sais même que tu couches avec ta sœur… C’est pas dégueulasse, ça, baiser sa sœur ?

Marc ne put s’empêcher de sourire, une nouvelle fois. Ces insultes sonnaient faux dans la bouche de Malvina, comme les jurons des gamins du centre aéré de Dieppe qu’il laissait glisser sur lui, des mots trop gros pour des gamins de huit ans, dissimulant mal une timidité combattue par l’excès.

— Si je me place de ton point de vue, je coucherais plutôt avec la tienne…

Malvina fut surprise de la repartie. Son esprit semblait fonctionner comme un ordinateur auquel il manque de la mémoire vive. Enfin, elle trouva la réponse :

— Tu as raison, c’est ma sœur que tu baises, parce qu’elle est trop belle, trop belle pour être une crasseuse de Vitral. Mais Lyse-Rose n’aura pas longtemps besoin d’un pouilleux comme toi, maintenant qu’elle a dix-huit ans…

Les invectives de Malvina continuaient de glisser sur Marc sans l’atteindre. Trop caricaturales sans doute. Irréelles. Il n’avait même pas envie de se défendre, de lui répondre que non, il ne baisait pas avec Lylie. Marc commença à marcher dans l’allée sans davantage se soucier de Malvina, se forçant à ne laisser paraître aucune hésitation. La fille pointa plus fermement son Mauser.

— Bouge pas, je te dis.

Marc continua d’avancer, sans se retourner.

— Désolé, je ne suis pas venu pour toi. Je dois voir ta grand-mère. Tu m’excuses. C’est bien cette maison, la Roseraie ?

— T’avances encore, je te bute. T’as pas compris ?

Marc fit comme s’il n’avait pas entendu, continuant de tourner le dos à Malvina. Faisait-il le bon choix ? Devait-il se fier à son instinct, cette absence de symptôme de crise ? N’allait-il pas se retrouver, comme Grand-Duc, abattu par cette folle ? Une balle dans le cœur. Des gouttes de sueur commençaient à perler dans le bas de son dos. Il se posta devant l’immense portail de la Roseraie.

— Tu fais quoi, là ? Je vais te buter, je te dis !

Malvina trottina comme une gamine excitée dans un square et se planta devant Marc, continuant de braquer le Mauser sur lui. Une nouvelle fois, elle observa Marc avec attention, de la tête aux pieds.

— Tu cherches quelque chose ? fit Marc en essayant de doser l’ironie de son intonation.

— T’es venu comme ça, sans sac ? T’es sûr que t’as rien de planqué sur toi ? Sous ton blouson ?

— Tu veux que je me déshabille, là, devant toi ? C’est ça ?

— Garde les mains en l’air, je te dis !

— Tu veux le faire toi-même ? Me fouiller avec tes petites mains ?

Malvina hésitait. Marc se demanda s’il n’était pas allé trop loin. La fille semblait à bout de nerfs, son doigt se raidissait sur la détente du Mauser ; un doigt qui portait une bague d’argent, ornée d’une magnifique pierre marron translucide, la couleur de ses yeux, en plus lumineux. Malvina continuait de détailler son anatomie. Sans aucun doute, elle recherchait le cahier de Grand-Duc, il avait été bien inspiré de prendre ses précautions.

Il se força à enfoncer le clou :

— Désolé, Malvina, je préfère ta petite sœur.

Il avança sans attendre la réaction de Malvina et appuya sur l’interphone, le doigt tremblant, désormais incapable d’observer ce que faisait cette folle dans son dos.

— Connard, je vais te…

Une voix féminine dans l’interphone interrompit Malvina :

— Oui ?

— Marc Vitral. Je suis venu pour parler à Mathilde de Carville.

— Entrez.

Le portail s’ouvrit. Malvina hésita, maintenant comme embarrassée avec son arme. Elle la pointa sur Marc.

— T’as compris ? Alors, qu’est-ce que t’attends ? Entre, on te dit !

 

Marc était prévenu, il se doutait qu’il allait pénétrer dans une propriété somptueuse, l’une des plus fastueuses de ce quartier de nantis, mais il fut tout de même impressionné par l’immensité du parc arboré, la variété des essences, même en automne, les parterres de fleurs, les rosiers impeccablement taillés. Sur quelle surface le domaine pouvait-il s’étendre ? Dix mille mètres carrés ? Quinze mille ? Il avança dans l’allée de gravillons roses, toujours flanqué de son garde du corps d’un mètre cinquante.

— Cela t’épate, hein, Vitral, tout ce terrain ! La Roseraie ! Le plus grand parc de Coupvray. Du second étage, tu as une vue sur tout le méandre de la Marne. Tu t’en rends compte, Vitral, que vous avez privé Lyse-Rose de tout ça ?

Marc réprima une envie de gifler cette peste. A force de lancer ses flèches empoisonnées à l’aveuglette, quelques-unes finissaient par atteindre leur cible. Marc ne pouvait s’empêcher de comparer le parc de la Roseraie à son jardin de la rue Pocholle. Cinq mètres sur trois. Lorsque le Citroën était garé, il n’y avait plus de jardin du tout. Au loin, dans le parc, près de la serre, un écureuil passa, jetant des regards apeurés aux visiteurs.

— Maintenant que tu as compris, j’espère au moins que tu as des remords !

Des remords ?

Les éclats de rire de Lylie résonnaient encore aux oreilles de Marc. Des cris d’enfants joyeux, aussitôt que Nicole sortait le camion pour aller travailler sur le front de mer de Dieppe et que Lylie et lui se précipitaient pour une partie de marelle ou de raquette dans le jardinet. Plus vaste que n’importe quelle Roseraie à l’aune de leurs yeux d’enfants.

Trois marches. Malvina passa devant, sans lâcher son Mauser, ouvrit la porte massive en bois.

Marc suivit.

Etait-il fou d’entrer ainsi, de son plein gré ? Il avait agi seul. Personne n’était au courant de sa visite. Malvina lui indiqua un grand couloir, ils gravirent à nouveau trois marches. Des tableaux de paysages champêtres étaient accrochés aux murs du corridor ; des manteaux de fourrure pendaient à des patères de fer forgé. Un miroir ovale au fond du couloir offrait une illusion supplémentaire de profondeur.

Le canon du Mauser désigna la première porte à droite, une lourde porte ornée de moulures rouges. Ils entrèrent.

Marc découvrit un grand salon. La plupart des meubles, canapés, armoires, étaient recouverts de draps blancs sans doute destinés à les protéger de l’usure du temps lorsqu’on ne recevait pas. Une bibliothèque, ouverte, occupant tout le mur, lui faisait face. Dans le coin opposé, la pièce était coupée par un piano à queue, blanc laqué. Un Petrof, une des marques les plus luxueuses, Marc connaissait les tarifs.

Mathilde de Carville se tenait devant lui, droite, grande, raide, avec pour seule fantaisie la croix pendue à son cou et quelques traces de boue incongrues sur le bas de sa robe. Léonce de Carville dormait à côté. Indifférent. Un plaid sur les genoux, quelques feuilles jaunes coincées entre ses bras. La veuve noire et le paralytique, une scène digne d’un mauvais film d’horreur.

Mathilde de Carville ne bougea pas. Elle se contenta de lui lancer un sourire étrange.

— Marc Vitral, quelle visite surprenante… Si je pensais qu’un jour vous viendriez ici…

— J’étais loin de le penser moi-même…

Le sourire s’élargit encore un peu. Malvina s’éloigna, alla se poster près du piano.

— Range-moi ton arme, Malvina.

— Mais, mamy…

Le regard de Mathilde de Carville ne souffrait aucune discussion. Malvina posa ostensiblement l’arme sur le piano. Elle n’attendait visiblement qu’une chose, la saisir et pouvoir s’en servir.

Le regard de Marc, lui, restait obsédé par le piano. Forcément, il y avait un piano chez les Carville. Même sans être jamais venu, il l’aurait deviné. Cela faisait partie de l’ordre des choses. Aucun membre de la famille Vitral n’avait l’âme mélomane. Ni ses parents, ni ses grands-parents n’avaient dans leur vie approché un instrument de musique. Même les disques étaient rares, au Pollet. Comme par enchantement, Lylie, dès ses premiers mois de vie passés rue Pocholle, fut subjuguée par les sons, toutes sortes de sons ; à l’école maternelle, les jouets musicaux la fascinaient ; son inscription à l’école de musique, dès quatre ans, apparut comme une suite logique et presque gratuite ; son professeur ne tarissait pas d’éloges sur Lylie, Marc s’en souvenait, avec fierté.

— C’est une belle pièce, n’est-ce pas ? fit Mathilde de Carville. Il est authentique. Commandé par mon père en 1934. Vous me surprenez, Marc. Vous vous intéressez au piano ?

Marc ne répondit pas, perdu dans ses pensées. Lorsque Lylie eut huit ans, les professeurs de musique commencèrent à insister. Lylie était l’une de leurs meilleures élèves, la plus passionnée. Elle pratiquait tous les instruments avec bonheur, mais surtout le piano. Il fallait qu’elle s’entraîne davantage, pas seulement quelques heures pendant les cours, elle devait faire ses gammes, tous les jours, chez elle. L’argument du manque de place fut vite balayé par les professeurs de musique de Dieppe, on faisait d’excellents pianos, presque plats, pour appartement. Restait l’argument du coût. Le moindre piano de qualité, même d’occasion, représentait plusieurs mois de salaire de Nicole. Impensable. Lylie n’avait pas protesté, lorsque Nicole lui avait expliqué que c’était au-dessus de leurs moyens…

Une sorte de crissement fit sursauter Marc. Malvina, derrière lui, faisait glisser le Mauser sur le bois du Petrof.

— Laisse cette arme, s’il te plaît, Malvina ! ordonna la voix calme de Mathilde de Carville. Moi aussi, Marc, je jouais… Du moins quand j’étais jeune. Assez mal, d’ailleurs. Mon fils Alexandre était beaucoup plus doué que moi… Mais vous n’êtes pas venu ici pour parler musique classique, je suppose…

Aucun des mots prononcés par Mathilde de Carville n’était gratuit, Marc en avait conscience.

— Vous avez raison… commença-t-il. Je vais aller droit au but. Je suis venu vous parler de l’enquête de Crédule Grand-Duc. Je ne vais rien vous cacher, il m’a confié son cahier, toutes ses notes depuis dix-huit ans. Enfin, il l’a confié à…

Marc hésita et se reprit aussitôt :

— … il l’a confié à Lylie, qui a insisté pour que je le lise, ce matin.

— Mais vous êtes venu les mains vides ? coupa Mathilde de Carville. Vous êtes prudent, Marc. Vous vous méfiez. A tort. En ce qui concerne ce cahier, je n’ai jamais exigé la moindre exclusivité de la part de Crédule Grand-Duc. Au final, c’est une bonne chose que Lylie sache. Les doutes valent mieux que de fausses certitudes. Pour ma part, je pense connaître assez précisément le contenu de ce cahier. Grand-Duc était un employé loyal.

Marc observa le visage défiguré de Malvina dans le reflet du bois ciré du Petrof avant de prendre la parole, forçant l’étonnement :

— « Etait » ?

Mathilde répondit, avec une ironie non dissimulée :

— Oui, « était ». Grand-Duc fut à mes ordres pendant dix-huit ans… Mais il est libre depuis trois jours…

Marc pesta. Sous ses airs supérieurs, Mathilde de Carville cherchait à le manipuler ! Elle était au courant, bien entendu, de la mort de Grand-Duc. Assassiné par sa petite-fille. Peut-être sur son ordre… Les mains de Marc s’agitaient, malgré lui. Que faisait-il ici ? Entre cette vieille sorcière aigrie et cette folle qui n’attendait qu’un ordre d’elle pour l’abattre. Sans parler de ce vieillard inerte dans son fauteuil roulant. Une vision de cauchemar. Que pouvait-il espérer, s’il ne mettait pas les pieds dans le plat, le plat refroidi depuis toutes ces années ?

Marc s’avança de quelques pas, comme pour se donner de l’assurance. Les doigts de Malvina se crispèrent sur le Mauser. Il n’avait pas le choix, il n’avait rien à perdre, il devait se lancer.

— D’accord. Arrêtons tout ce cirque. Je vais jouer franc jeu ! Depuis dix-huit ans, nos deux familles sont cramponnées à leurs certitudes. Les Carville prétendent que c’est Lyse-Rose qui a survécu. Les Vitral assurent que c’est Emilie. C’est aussi ce que le juge a dit.

Marc souffla, cherchant les bons mots.

— Madame de Carville, au cours de ces années, j’ai grandi auprès de Lylie et j’ai acquis une certitude.

Marc hésita encore, continua :

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