Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (42 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Un hurlement déchira le silence du wagon.

Un cri de démente.

Malvina !

Marc se précipita avant que le type qui laçait ses Doc Martens ait eu le temps de réagir. Malvina se tenait recroquevillée au fond de son siège, son corps maigre était convulsé de tremblements. Sa main pendait, ouverte, telle celle d’une suicidaire qui se serait coupé les veines.

Le regard de Malvina implora Marc comme si elle cherchait désespérément de l’aide, comme si sa main ouverte était celle d’une alpiniste à son compagnon, quelques instants avant de dévisser.

Les yeux de Marc descendirent. Quelques centimètres sous les doigts crispés de Malvina, une enveloppe bleue déchirée et une feuille blanche gisaient sur le siège.

Marc comprit. L’enveloppe avait dû glisser de sa poche pendant sa lutte avec la fille. Malvina n’avait pas pu résister, elle avait ouvert le résultat du test ADN, elle n’était au courant de rien, sa grand-mère ne lui avait jamais rien dit. Pourquoi alors cette crise de démence ?

Marc saisit nerveusement la lettre dactylographiée à l’en-tête de la police scientifique nationale de Rosny-sous-Bois. L’analyse tenait en six petites lignes.

 

RECHERCHE
DE LIENS DE PARENTÉ

 

entre
Emilie V
ITRAL
(échantillon 1, lot 95-233)

et
Mathilde de C
ARVILLE
(échantillon 2, lot 95-234)

 

entre
Emilie V
ITRAL
(échantillon 1, lot 95-233)

et
Léonce de C
ARVILLE
(échantillon 3, lot 95-235)

entre
Emilie V
ITRAL
(échantillon 1, lot 95-233)

et
Malvina de C
ARVILLE
(échantillon 4, lot 95-236)

 

Et, une ligne plus bas… le couperet :

 

Résultats négatifs.

Aucun lien de parenté possible.

Taux de fiabilité de 99,9687 %.

 

La feuille tomba des mains de Marc.

Lylie n’avait aucun lien de sang avec les Carville.

Lyse-Rose était morte. Emilie avait survécu, Marc et elle possédaient les mêmes gènes, les mêmes parents, le même sang. En dépit de toutes ses convictions, en dépit de tout ce que son cœur lui dictait, ce désir qu’il éprouvait pour sa sœur n’était qu’une malsaine et maudite pulsion incestueuse.

47

2 octobre 1998, 18 h 28

Marc marchait d’un pas lent le long du port de plaisance de Dieppe. La gare se trouvait à moins d’un kilomètre du Pollet. La figure hideuse d’un dragon chinois grimaçait dans le ciel, juste au-dessus de lui, comme si la créature avait déchiré les nuages pour venir personnellement le narguer, pour en rajouter encore un peu dans la folie ambiante.

Marc accéléra sa marche. Il n’avait qu’une idée en tête, parler à sa grand-mère. Il ne parvenait pas à détacher ses pensées du résultat de ce test ADN. Lylie et lui, génétiquement semblables ! Pourtant, toutes ses convictions, ses sentiments les plus intimes s’opposaient à ce résultat. Que valait ce bout de papier, cette pseudo-expertise scientifique, contre ce qu’il ressentait au plus profond de lui ?

Non !

Lylie n’était pas sa sœur !

Face à lui et aux modestes yachts du port de Dieppe qui tournaient sagement le dos à la mer, les terrasses étaient bondées. Le festival du cerf-volant s’accompagnait d’une débauche de moules-frites qui n’avait rien à envier aux braderies des villes flamandes. Marc ralentit en arrivant devant le pont transbordeur qui reliait l’îlot du Pollet au reste de la ville. Il avait laissé Malvina dans le wagon du train, recroquevillée sur son siège. Il avait simplement ramassé et glissé dans sa poche la feuille du laboratoire de la police scientifique. Malvina n’avait pas protesté, figée dans la position d’un fœtus.

Devant les restaurants, les files d’attente bruyantes s’allongeaient. Indifférent, Marc s’efforçait de réprimer la rage sourde qui montait en lui.

Non !

Lylie n’était pas sa sœur !

Grand-Duc s’était forcément trompé, il avait confondu, il n’avait pas donné au laboratoire les bons échantillons. Ou bien il avait menti. Ou bien Mathilde de Carville cherchait à les manipuler, leur avait donné à lire un faux, un faux grossier ! Ou bien personne ne mentait, mais Lyse-Rose pouvait tout de même n’avoir aucun lien de sang avec les Carville. Elle pouvait être une fille adoptée. Son père n’était peut-être pas Alexandre de Carville. On ignorait tout des conditions de sa naissance en Turquie. Grand-Duc lui-même, dans son cahier, lors des premiers mois d’enquête, avait émis des doutes. Le loueur de pédalos aux yeux bleus…

 

Il passa le pont, laissa sur sa droite le bar-tabac du Pollet, puis s’engagea dans la rue Pocholle. Il revenait de moins en moins souvent à Dieppe, à peine une fois par mois, surtout depuis que Lylie étudiait avec lui à Paris. Sa maison était là, devant lui, une façade de brique et de silex semblable à quinze autres dans la rue. La cour était entièrement occupée par le Citroën de type H orange et rouge, comme si le jardin avait été planté autour, aux dimensions exactes du camion. Marc remarqua les points de rouille sur les ailes avant et arrière du véhicule, la bosse sur la portière, les rayures noires. Depuis combien de temps le camion n’avait-il pas roulé, ne serait-ce que pour sortir de la cour ? Désormais, plus personne ne réclamait de jouer dans ce jardin de poupée.

 

Marc sonna. Nicole ouvrit aussitôt. La chaleur du corps généreux de sa grand-mère le submergea. Elle le tint longtemps, serré. Un autre jour, il aurait été gêné de cette longue étreinte. Pas aujourd’hui. Ils en avaient tous les deux conscience. Nicole le relâcha enfin.

— Tu vas bien, Marc ?

— Ça va…

Marc ne se donna même pas la peine d’y mettre le ton. Son regard détailla le petit salon. Il semblait rétrécir à chaque fois qu’il revenait. S’assombrir, aussi. Le piano Hartmann-Milonga était toujours là, entre le canapé et la télé, poussiéreux. Une pile de papiers, factures, prospectus, journaux, tracts, posée sur le clavier. Il n’y avait pas de place pour ranger ailleurs tout ce bazar, alors pourquoi pas sur ce piano, qui ne servait plus à rien ?

 

La table était déjà dressée : deux assiettes, deux serviettes de lin écru et une bouteille de cidre fermier. Marc s’installa. Nicole faisait des allers-retours entre la cuisine et le salon, de courts trajets de cinq mètres. Elle apporta deux filets de sole, cuisinés à la dieppoise, crème et sauce aux moules et crevettes. Bonne cuisinière, Nicole savait aussi meubler la conversation, faire les questions et les réponses. Les études de Marc, l’avenir du port de Dieppe, les tracts à distribuer, ses poumons qui la faisaient souffrir, la gouttière percée de la maison (« Marc, si tu peux y jeter un œil… »). Avec enthousiasme, conviction pour deux, comme n’importe quelle grand-mère dont les rares minutes de dialogue avec ses proches sont séparées de longues semaines de silence. Marc répondait par monosyllabes. Ses yeux tournaient dans la pièce et revenaient toujours se poser au même endroit, juste au-dessus du piano. Dans la pile de papiers, Marc avait remarqué une enveloppe bleue, la même que celle que Mathilde de Carville lui avait remise à la Roseraie et que Malvina avait profanée. Le cadeau empoisonné de Grand-Duc. Nicole avait donc exhumé cette enveloppe qu’elle devait dissimuler depuis trois ans quelque part dans les tiroirs secrets de ses souvenirs…

Qui oserait l’évoquer en premier ?

Nicole parlait d’un vague voisin, hospitalisé, en phase terminale. Marc s’échappait dans ses pensées. Ainsi, sa grand-mère connaissait la vérité depuis trois ans. Elle avait la preuve. Emilie avait survécu, c’est bien sa petite-fille qu’elle avait élevée toutes ces années. Nicole avait gagné, sur toute la ligne. Elle avait sans doute offert la bague de saphir clair à Lylie par pitié pour Mathilde de Carville, tout comme Nicole donnait toujours une pièce aux mendiants, dans la rue…

La déchéance des Carville jusqu’à la condition de mendiants, exposés à la charité de sa grand-mère, suscitait en lui des sentiments contradictoires. L’image de Malvina prostrée dans le train express régional, à la gare de Dieppe, continuait de le hanter.

Nicole servit le fromage. Comme toujours, elle se passa de dessert mais déposa fièrement dans l’assiette de Marc un Salammbô. Un ignoble gland vert et chocolat ! Marc avait commencé à ne plus pouvoir le supporter vers douze ans, sans jamais oser l’avouer à sa grand-mère. C’était la moins chère des pâtisseries… Il mâchait sagement la crème pâtissière. Nicole revenait sur son histoire de tracts, de mairie, de port de commerce. Marc ne suivait plus. Son regard glissa sur la photographie de ses parents, Pascal et Stéphanie, dans un cadre, au-dessus de la cheminée. Ils posaient en tenues de mariés, devant la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, sous une pluie de grains de riz. Marc avait toujours connu ce cadre à la même place, pendu au même clou. Sinistre bonheur.

 

Nicole apporta du café réchauffé dans une casserole puis le servit dans deux tasses, sans sucre pour elle. Ce fut elle qui fit le premier pas. Un petit pas.

— Tu as des nouvelles récentes d’Emilie ?

— Non… Enfin, pas directement.

Marc hésita :

— Je… je crois qu’elle est dans un hôpital. Une clinique, quelque chose comme ça…

Nicole baissa les yeux.

— Ne t’inquiète pas, Marc. Ne t’en fais pas. Elle est majeure, maintenant. Elle sait ce qu’elle fait…

Elle se leva pour débarrasser les tasses.

« Elle sait ce qu’elle fait »… Les mots de Nicole se cognaient dans le crâne cabossé de Marc. Etaient-ce seulement les propos rassurants d’une grand-mère ou bien lui cachait-elle autre chose ?

Marc se leva pour aider Nicole dans ses allers-retours cuisine-salon, salon-cuisine. Il resta bloqué au second trajet devant une photographie, familière pourtant, dans son cadre de bois, sur l’étagère, entre un jeu d’awalé en bois et un phare-baromètre. La photographie représentait Pierre et Nicole Vitral. Ils défilaient devant la sous-préfecture de Dieppe, côte à côte, derrière une immense banderole,
SOUS LES GALETS, LA GRÈVE
. Il n’était pas très difficile de déduire leur âge, la photographie datait de mai 1968. Nicole et Pierre n’avaient pas trente ans. Nicolas, leur fils aîné, tenait la main de Nicole alors que Pascal était juché sur les épaules de Pierre. Il devait avoir cinq ou six ans, il serrait un petit drapeau rouge dans son poing fermé. Marc dévisagea son grand-père, son père, son oncle, réunis sur le même cliché. Tous disparus, sans lui laisser le moindre souvenir. Marc se força à prendre une voix naturelle :

— Je vais dans ma chambre, Nicole. Faut que je jette un coup d’œil à mes cours. Quelques minutes. Je reviens.

Un bruit de vaisselle que l’on pose sur la faïence lui répondit.

Marc entra dans sa chambre. Parfaitement rangée. Nicole continuait de s’esquinter la santé à faire le ménage dans une pièce où Marc dormait moins d’une fois par mois.

Marc eut l’impression de redécouvrir sa chambre d’enfance ; c’était la faute de ce foutu cahier de Grand-Duc et de tout ce passé qu’il avait remué. La flûte à bec en plastique était toujours posée sur le bureau. La sienne, celle que lui empruntait Lylie pour jouer du Goldman, du Cabrel ou du Balavoine. Les deux lits superposés étaient toujours collés au mur. Le lit du haut était inoccupé depuis huit ans maintenant, depuis que Lylie avait déménagé pour la chambre de Nicole. Marc se souvenait de leurs nuits de veille. Lylie aimait inventer des histoires interminables. Marc, couché dans son lit, écoutait la voix de Lylie, allongée juste au-dessus de lui ; sauf quelquefois, lorsque Lylie avait peur, son bras de petite fille pendait vers lui. Marc s’asseyait dans son lit et tenait sa main, jusqu’à ce qu’elle devienne molle, jusqu’à ce que Lylie s’endorme. Parfois, à l’inverse, Lylie lisait tard. La lumière empêchait Marc de dormir mais il ne disait rien. On ne demande pas au soleil de s’éteindre.

Jamais Lylie n’aurait échangé cette promiscuité pour l’immense chambre qui l’attendait chez les Carville, pour la tonne de cadeaux, pour l’ours Banjo et les autres paquets. Marc en était certain. Les libellules sont comme les papillons après tout, elles ont besoin d’un cocon lorsqu’elles sont petites. Au moins avant leur chrysalide…

 

Marc se secoua, comme si la nostalgie tombait en pellicule sur ses épaules. Il avança vers la penderie et poussa les habits. Il en restait peu. Nicole donnait tout ce qui était trop petit au Secours populaire, à l’exception de ses maillots de rugby, jaune et bleu, taille poussin, taille cadet, taille junior… Et un maillot de foot, tout seul dans la penderie, rouge et jaune, floqué
Dündar Siz
dans le dos. Taille douze ans.

Marc se baissa. Il archivait ses cours dans des cartons posés par terre. Ce qu’il cherchait était au-dessus de la pile : des notes de l’année précédente prises pendant ses cours de droit européen. Le module consistait surtout à apprendre par cœur une succession de dates : entrées des Etats membres dans l’Union européenne, traités, directives, élections… C’était cela les études de droit, un exercice chiant de mémorisation. Marc retrouva facilement le classeur qu’il cherchait, puis la page. A défaut d’être brillant dans ses études, il était ordonné. Il lut :
CM du 12 février 1998. Les marges de l’Union européenne
. Il avait été un peu plus attentif lors de cette séance qui évoquait le cas turc. Marc relut ses notes : la Turquie des militaires, le coup d’Etat, le retour à la démocratie…

Il passa de longues minutes à vérifier les détails. Des gouttes de sueur coulaient le long de ses bras. Enfin, il referma le classeur, les mains moites, piquetées de chair de poule. Il comprenait maintenant ce qui clochait dans le récit de Grand-Duc.

Tout s’enchaînait.

Marc s’assit sur le lit et tenta de raisonner le plus rapidement possible.

Non, son grand-père n’était pas mort dans un accident. Il avait bel et bien été assassiné ! Il en avait la preuve. Formelle. Mais si ce détail, ce seul détail, clochait, alors c’était le sens de toute cette enquête qui s’effondrait…

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