Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (40 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Si t’arrêtes pas, je vais hurler…

La main de Marc se posa sur le pull mauve de Malvina, juste sous ses seins.

— Tu sais que tu serais pas trop moche, si tu te fringuais correctement.

— Vire tes pattes…

Le timbre de la voix de Malvina semblait se fissurer, comme un mur de béton qui se lézarde. Marc insista :

— Plus sexy, je veux dire. Tu serais presque bien roulée. De jolis petits seins…

La main de Marc se posa sur l’une des deux petites bosses qui enflaient la partie supérieure du pull. Il sentit le cœur de Malvina qui s’emballait.

— Et puis, t’as les moyens de t’en payer des gros. Non ?

Le cœur accélérait encore. Les doigts de Malvina se crispèrent sur le bras droit de Marc : dix moignons inoffensifs, incapables de le griffer. Rongés jusqu’au sang.

Marc se pencha. Sa bouche souffla dans le cou de Malvina. Il sentit le corps de la fille se raidir pendant de longues secondes, les doigts se serrer convulsivement, son corps maigre se transformer en un tronc d’arbre mort. Puis Malvina céda, brusquement, comme si son squelette avait fondu d’un coup.

Marc repoussa sa main et siffla dans son oreille :

— Ne me touche plus jamais, Malvina ! Tu as compris ? Plus jamais.

La porte du wagon s’ouvrit brusquement. Un contrôleur entra. Une contrôleuse en fait, plutôt jeune. Elle passa devant eux sans s’arrêter. Elle jeta simplement un rapide coup d’œil aux corps enlacés de Marc et Malvina. Un sourire s’afficha sur ses lèvres et elle disparut dans le wagon suivant.

Marc relâcha encore son étreinte, pointa le Mauser sur sa prisonnière.

— On arrête de jouer. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Va te faire foutre…

Marc sourit.

— Tu me fais rire, Malvina. Tu devrais me faire flipper et j’ai envie de te faire la morale, comme à une petite sœur.

— Je suis plus vieille que toi, connard !

— Je sais. Bizarre, hein ? Tout le monde te présente comme une folle dangereuse. Mais je n’arrive pas à y croire.

— Qui ça, tout le monde ? Grand-Duc ?

— Entre autres, ouais…

— Si tu crois ce qu’il racontait…

Malvina reprenait ses esprits. Marc ne devait pas se laisser abuser par cette étrange confiance qu’elle lui inspirait. Il braqua encore le Mauser.

— C’est certain que maintenant il ne pourra plus dire de mal de toi. Une balle en plein cœur… Radical ! C’est parce qu’il te haïssait que tu l’as descendu ?

Une seconde fois en moins d’une minute, le corps de Malvina sembla se liquéfier. Elle ouvrit des yeux façon billes, marron, presque émouvants :

— Qu’est-ce que tu racontes, Vitral ? Je… je l’ai pas tué, Grand-Duc…

Sa voix reprit un semblant d’assurance :

— J’aurais bien aimé, remarque. Mais le travail était déjà fait, quand je suis arrivée chez lui…

— Me prends pas pour un con ! Son cadavre m’est tombé dessus chez lui. Ta Mini était garée devant chez lui.

Les pupilles de Malvina se dilataient. Ses yeux sombres s’agitaient comme deux mouches paniquées dans un bocal.

— Il était déjà mort quand je suis arrivée. Je te le jure ! Je suis entrée chez Grand-Duc deux heures avant toi. Maxi. Il était déjà refroidi. Comme les braises de la cheminée où sa tête était fourrée.

Marc se mordit les lèvres.

Elle dit la vérité, pensa-t-il.

Grand-Duc était mort depuis plusieurs heures quand il l’avait trouvé. Malvina semblait sincère, sa version était crédible. Etait-il si stupide qu’il allait lui faire confiance, à cette folle, en dépit de toutes les apparences ? Qui avait tué Crédule Grand-Duc, dans ce cas ? L’image de Lylie glissa devant ses yeux.

— Pourquoi je te croirais ?

— Je m’en fous, que tu me croies ou pas…

— OK. Tu faisais quoi, alors, chez Grand-Duc ?

— Je suis une fan de libellules. Je voulais admirer sa collection. Toi aussi, non ?

Marc sourit, malgré lui. Il prit cependant garde de maintenir à distance le Mauser. Malvina enfonça le clou :

— Vitral, c’est peut-être bien toi qui l’as buté, Grand-Duc, après tout. C’est tes empreintes que les flics vont retrouver, pas les miennes.

La garce ! Pas si folle ! Marc, décontenancé, bafouilla un peu :

— Tu… tu es au courant de ce qui s’est passé ? Grand-Duc devait se suicider, d’après son cahier. Une balle dans la tête au-dessus d’un vieux journal…

— Non…

Malvina avait hésité un bref instant, à peine le temps de trois pylônes électriques par la vitre. Elle insista :

— Faut croire que ce connard savait pas viser.

Elle mentait ! Sur ce point au moins, elle mentait ! Grand-Duc avait-il contacté les Carville avant d’être assassiné ? Avait-il révélé autre chose que ce qu’il avait inscrit dans son cahier ?

— Grand-Duc avait découvert quelque chose ! cria presque Marc. Il en a forcément rendu compte à ta grand-mère. Qu’est-ce qu’il vous a raconté ?

— Plutôt crever !

C’était presque un aveu… Malvina croisa les bras et tourna la tête vers la vitre, comme pour signifier qu’elle ne dirait rien de plus. La glace était ouverte sur dix centimètres et un léger vent agitait les rares cheveux de Malvina qui s’échappaient de sa barrette vernie. Les yeux de Marc se posèrent sur le sac à main de la fille.

— OK, fit-il. Si tu ne veux rien me dire… Je vais me servir moi-même.

La main libre de Marc se glissa dans le sac.

— Touche pas à ça, Vitral !

Malvina se déplia comme un ressort. La furie propulsa sa mâchoire sur le poignet qui tenait le Mauser, bouche ouverte, dents en avant, cherchant à lui déchirer les veines. Le bras libre de Marc se déplia, sa paume bloqua la poitrine de la fille, puis la repoussa violemment au fond du siège.

— Salaud, siffla Malvina tout en s’agrippant au bras de Marc.

Ses petits pieds bourraient de coups les genoux de Marc. Il hésita à cogner la fille une bonne fois pour toutes, puis renonça. Il se contenta de tendre le bras et de continuer à la tenir à distance. Malvina s’accrocha à la veste de Marc, cherchant à pincer, déchiqueter, déchirer ce qu’elle pouvait, de toutes les forces qui lui restaient.

Elles étaient insuffisantes face à Marc. La lutte était inégale. Ses doigts lâchèrent prise. Elle se trouva à nouveau repoussée au fond de la banquette, tête contre vitre.

 

Marc souffla. Malvina dissimula sous ses longs cheveux décoiffés un sourire de jubilation. Dans la lutte, une enveloppe bleue était tombée de la poche de Marc, avait glissé sous le fauteuil sans qu’il le remarque. Elle n’avait plus qu’à attendre d’être seule pour la récupérer. Ce n’était peut-être rien : un relevé de notes, une facture de téléphone… Ou c’était peut-être autre chose…

Marc avait ouvert son sac en peau de croco.

L’enveloppe attendrait, pensa Malvina, ce fils de pute n’allait tout de même pas oser…

— Fais pas ça, Vitral !

Malvina enrageait, impuissante.

— Je chauffe ? Qu’est-ce que tu caches là-dedans, petite coquine ?

La main de Marc détaillait en aveugle le contenu du sac. Des clés, un téléphone, un rouge à lèvres, un porte-monnaie, en croco lui aussi, un stylo en argent, un petit agenda…

Les deux mains de Malvina se mirent à trembler comme si elle ne les contrôlait plus.

Marc brûlait ! C’était la vision de cet agenda qui la rendait hystérique. Ce n’était pas exactement un agenda, d’ailleurs, plutôt un simple carnet, d’environ sept centimètres sur dix. Marc avait déjà deviné le motif de l’épouvante de Malvina : un journal intime, ou quelque chose d’approchant.

— Tu l’ouvres, Vitral… t’es mort.

— Crache le morceau alors. Tu sais quoi sur Grand-Duc ?

— T’es mort ! Je te jure…

— Tant pis pour toi.

D’une main, Marc manipula le petit cahier. Les feuilles se présentaient presque toutes sous la même forme. Malvina avait illustré les pages de gauche de dessins, de photos, de collages, et avait simplement inscrit sur les pages de droite, d’une petite écriture enfantine, trois lignes. Trois courtes lignes, calligraphiées comme de brefs poèmes.

Il était sans doute le premier à ouvrir ce carnet, et plus encore à le lire. Il prit soin de continuer de braquer le canon du Mauser sur Malvina. La jeune femme semblait guetter la moindre déconcentration de sa part pour lui sauter à la gorge. Il s’arrêta au hasard. Sur la page de gauche était collée la pieuse image d’un crucifix. Mais, sur le corps nu du Christ, la tête couronnée d’épines avait été remplacée par celle d’un jeune type au regard de braise, sans doute une vedette quelconque de la télé que Marc ne connaissait pas. Il lut à voix basse la page de droite :

 

Pétrir tes courbes, de mon chapelet
Toucher ton corps, sur sa croix
M’offrir à toi

 

— Petite cachottière, grinça Marc. C’est à cela que tu penses pendant la messe quand tu regardes le petit Jésus…

Malvina aboya :

— T’es trop con pour comprendre ! Ce sont des haïkus. Des poèmes japonais. Ça te dépasse !

— Et ta grand-mère ? Elle est trop conne, aussi ? Je pourrais lui envoyer en SMS ?

Malvina fronça les sourcils, comme une gamine prise en faute. Marc insista :

— Alors ? Tu parles ou je continue. Tu sais quoi sur Grand-Duc ?

— Je t’emmerde…

Les doigts de Marc arrachèrent la petite page du carnet, la roulèrent en boulette puis la lancèrent par la fenêtre entrouverte du train.

— Tu as raison. Je vais être sincère. Celle-là est nulle. On essaye une autre page ? Tiens, on va jouer à un jeu. Je te pose ma question, si tu ne réponds pas, je lis une page. Si elle me plaît pas, c’est la boulette ; si elle me plaît, c’est un SMS pour mamy Carville.

Marc fit jouer les pages entre ses doigts tout en laissant échapper un rire bruyant. Trop bruyant. Il tentait de se donner une assurance de façade alors qu’il se sentait de plus en plus mal dans la peau d’un voleur d’intimité. Malvina se recroquevilla dans le fond de la banquette, dans la position d’un moineau sans défense. Chaque page que Marc déchirait était comme une plume d’aile arrachée.

Les pages tournaient. Marc s’arrêta sur une photo d’avion, un Airbus, découpé avec soin puis planté dans l’âtre d’une cheminée.

 

Oiseau de fer,
Ange dans l’enfer
Ma chair

 

— Joli, ça, commenta Marc.

Une boule grossissait dans sa gorge, l’empêchait de déglutir. Il ne voulait rien laisser paraître.

— Sauf la dernière ligne, « Ma chair ». Tu aurais dû au moins rajouter un point d’interrogation, ma petite Malvina. Allez, boulette !

Les deux feuilles disparurent par la fenêtre du train. Malvina frissonnait. Marc continua :

— Alors, toujours rien à me dire, Malvina ? Qu’est-ce que tu faisais chez Grand-Duc ?

— Va te faire foutre !

— Comme tu veux…

Les pages défilèrent encore. Marc stoppa la course des feuilles sur la photographie d’une chambre de fillette, sans doute méticuleusement découpée dans un quelconque catalogue d’ameublement. Sur le côté droit de la page, Malvina avait collé une photographie de Banjo, l’énorme ours en peluche marron et jaune. Au milieu de la pièce, sur le lit, un second cliché avait été ajouté : une photographie de Lylie, bien entendu. Elle était assise en tailleur, elle devait avoir huit ou neuf ans. Encore une photographie volée par Grand-Duc…

Marc s’efforça de lire d’une voix neutre. Sa gorge le brûlait :

 

Jouets oubliés
Tu m’as manqué
Abandonnée ?

 

— Saloperie de Vitral, siffla Malvina. Dire que je t’ai montré la chambre de Lyse-Rose…

— J’attends…

Malvina tendit à Marc un majeur explicite.

Boulette. Fenêtre.

Marc chercha dans les pages avec plus d’attention. Il devait violer encore, plus profondément. Ses doigts s’arrêtèrent sur une page, presque la dernière. La page de droite était illustrée d’une photographie de Lylie et lui. Elle était facile à dater : 10 juillet 1998, moins de trois mois auparavant, donc. Lylie venait de recevoir les résultats du bac. Mention bien ! Marc et elle s’enlaçaient devant le front de mer de Dieppe.

Marc sourit pour lui-même. Ainsi, Crédule Grand-Duc, ou Nazim Ozan, avait joué les paparazzis. C’était de bonne guerre ! Après tout, ils étaient toujours sous contrat, payés par les Carville. Grand-Duc ne l’avait pas caché, d’ailleurs, dans son journal. Sauf que Malvina-les-Doigts-de-Fée s’était amusée au découpage. Ce n’était pas Lylie qui enlaçait Marc sur le cliché collé sur l’agenda, c’était le visage de Malvina, vissé sur le corps parfait de Lylie. Un montage grossier. Une tête rabougrie, comme réduite par des Jivaros, posée sur un corps de déesse.

Marc lut d’une voix blanche :

 

Couver tes amants des yeux
Gémir, tenir tes amoureux
Seule, jeu délicieux

 

Malvina ferma les yeux. Elle n’était qu’une petite souris prise au piège, sans trou où se réfugier. Marc luttait contre l’envie de lui tendre ce carnet, de se lever, de la laisser là, de s’en aller. Malvina n’était qu’une victime, broyée dans l’immense carambolage de cette catastrophe du mont Terrible. Paumée, foutue.

Comme lui.

Un enfant qui en se levant un matin avait croisé un monstre dans son miroir. Un enfant noyé dans une boue sordide de sentiments interdits. Marc s’entendit pourtant prononcer des mots plus mortels que les balles du Mauser qu’il continuait de braquer :

— Je le garde celui-ci, Malvina ? Ou bien je l’envoie à ta grand-mère ?

Malvina, le regard perdu vers l’immensité des champs de maïs du pays de Caux, se tordait les doigts comme si elle allait finir par s’en arracher un. Marc enfonça encore un peu plus le pieu. Sa gorge n’était plus qu’un désert aride.

— Ou bien je le montrerai à Lylie. Je crois que ça l’amusera beaucoup !

Les doigts de Marc commencèrent à déchirer la page. Malvina ouvrit les yeux et parla, avec une étrange lenteur :

— Crédule Grand-Duc a téléphoné à ma grand-mère. Avant-hier. Il était encore bien vivant, à ce moment-là. Il lui a dit qu’il avait trouvé quelque chose. La solution de toute l’affaire, paraît-il. Comme ça, à minuit moins cinq, le dernier jour ! Juste au moment où il allait se tirer une balle dans la tête au-dessus de l’édition de
L’Est républicain
du 23 décembre 1980 ! Il avait besoin encore d’un jour ou deux pour rassembler des preuves, mais il affirmait être sûr de son coup, il avait résolu le mystère. Il avait besoin de cent cinquante mille francs en plus, aussi…

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