Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (43 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Marc ?

La voix de Nicole traversa les minces cloisons de la chambre.

— Marc ? Tout va bien ?

Une quinte de toux ponctua la question. Une toux grave, encore assourdie par les murs de carton. Marc renonça à réfléchir davantage dans l’immédiat. Il se leva, glissa le classeur dans son Eastpack et rangea les dossiers. Il se tint de longues minutes, debout, appuyé aux lits superposés. Des bouffées de chaleur l’empêchaient de respirer normalement.

Nicole insistait, d’une voix tremblante :

— Marc ?

— J’arrive, Nicole. J’arrive.

 

La porte de la chambre donnait directement sur le salon. La vaisselle était rangée, un napperon de dentelle posé sur la table à manger. Nicole était assise. Elle pleurait. Sur la table, devant elle, Marc reconnut l’enveloppe bleue.

Le test ADN.

Le double offert trois ans plus tôt par Crédule Grand-Duc.

48

2 octobre 1998, 23 h 19

Marc tira une chaise, s’assit à son tour, juste en face de sa grand-mère. Il sortit lentement de sa poche l’enveloppe déchirée confiée par Mathilde de Carville. Il la posa devant lui.

Deux enveloppes bleues. Chacun la sienne.

— Je savais que Mathilde de Carville en possédait un exemplaire, fit Nicole d’une voix douce. Bien entendu. Mais je crois qu’elle ignorait que Grand-Duc m’en avait remis un double.

— Tu as raison, confirma Marc. Elle l’ignorait.

Nicole passa un mouchoir blanc devant ses yeux.

— Que t’a-t-elle dit, exactement ?

Marc n’avait pas le choix. Il était venu pour cela, pour s’expliquer. Il parla longtemps, racontant sa visite chez les Carville, résumant le cahier de Crédule Grand-Duc, les dernières pages, le test ADN, la mauvaise conscience du détective… Il n’omit qu’un épisode, l’assassinat de Grand-Duc. Une inexplicable gêne l’empêchait de l’annoncer ainsi à sa grand-mère. Brutalement. Il devait réfléchir avant, repenser à tout ce que Grand-Duc avait écrit. Tout reprendre de zéro. Tout vérifier.

Nicole porta le mouchoir à ses lèvres, toussa un peu.

— Marc, Crédule Grand-Duc n’a pas tout à fait menti dans son journal. Mais il n’a pas non plus tout à fait dit la vérité. La version est un peu différente. Crédule aime bien enjoliver les choses…

L’usage du présent troubla Marc.

— J’étais là, précisa-t-il. Les quinze ans de Lylie. Je m’en souviens J’ai tout vu. Le cadeau, le vase qui se brise, Lylie qui se coupe, Grand-Duc qui ramasse les morceaux en s’excusant…

— Bien entendu. Tu as raison. C’est la suite qu’il n’a pas racontée.

Marc blanchit.

— La suite ?

— Tu te rappelles, Marc, tu es sorti ensuite avec Emilie. Pour fêter ses quinze ans. Chez Manon. Vous êtes rentrés après minuit…

Marc avait posé la main sur l’enveloppe bleue déchirée. Il la faisait glisser nerveusement sur la table. Nicole toussa encore, cherchant à éclaircir sa voix. Peine perdue. Elle poursuivit :

— Je suis restée seule avec Crédule. Il buvait un calva dans le canapé pendant que je faisais la vaisselle. Je pleurais au-dessus de l’évier.

— Tu… tu pleurais ?

— Marc. Je ne suis pas stupide. Crédule travaillait pour les Carville. Je me doutais bien qu’un jour elle demanderait ce test ADN. C’était son droit. J’en aurais fait autant, à sa place… Mais pas ainsi. Ce stratagème minable. Ce piège emballé dans un paquet-cadeau. Crédule est le seul ami qu’on invitait pour l’anniversaire de Lylie…

Marc se sentait de plus en plus gêné. Jamais, auparavant, sa grand-mère ne s’était ainsi confiée à lui.

— Tu as deviné quand ?

— Dès que j’ai vu le sang d’Emilie couler… et Crédule ramasser les morceaux de verre. Crédule et ses gros sabots. Il aurait mieux fait de venir avec une seringue et un garrot. D’abattre son jeu franchement. C’est tout ce que je lui demandais. C’était notre contrat, dès le départ : je lui ouvrais ma porte, mais j’avais le droit aux mêmes informations.

— C’est ce qu’il a fait, non ? Il t’a remis un double de l’analyse…

Les yeux de Nicole étaient à nouveau embués de larmes.

— Pas tout à fait, Marc. Pas tout à fait. C’est ce qu’il a fait, à un détail près. Je pleurais au-dessus de mon évier. Puis j’ai pris la décision d’un coup. Je venais de rincer un couteau, j’ai serré les dents et je me suis coupé l’auriculaire. Juste une petite incision, suffisante pour que cela saigne. J’ai entouré mon doigt dans un torchon et j’ai porté à Crédule un petit verre à liqueur, avec à l’intérieur quelques millilitres de mon sang. Il a compris tout de suite. Il n’était pas stupide.

— Comment a-t-il réagi ?

Nicole sourit, pour la première fois.

— Il était un peu vexé, tu vois, comme un enfant pris au piège. Mais Crédule n’est pas un méchant. Il s’est excusé, il a reconnu qu’il s’était comporté comme un idiot. Il en était presque touchant. Il m’a assuré qu’il ferait tester la filiation des Carville pour Mathilde et celle des Vitral pour moi. Et ensuite…

Nicole toussa encore, comme si sa toux obstruait les mots suivants dans sa gorge. Marc hésita, de plus en plus gêné :

— Nicole… Qu’est-ce que tu veux me dire ?

Le mouchoir blanc se tordit dans les doigts de Nicole.

— Tu tiens vraiment à savoir ? Après tout, ce n’est pas un crime. Et je doute que Crédule en parle dans son cahier.

Non, en fait, Marc ne tenait pas à savoir. Nicole laissa couler les larmes sans même les essuyer.

— Nous avons fait l’amour, ce soir-là. Nous avons fait l’amour pendant que vous faisiez la fête. Comme deux vieux. C’était la première fois. La première fois depuis que ton grand-père est mort. La seule fois. Grand-Duc me couvait des yeux depuis des années. Il était gentil. Il était presque le seul homme à entrer dans la maison. Il…

— Nicole…

Marc se leva, posa ses mains sur les épaules de sa grand-mère avec une tendresse maladroite, puis mit le doigt sur sa bouche. L’image du cadavre de Grand-Duc le hantait.

— Tu n’as pas besoin de me raconter tout cela…

— Si, Marc. J’en avais besoin.

Nicole épongea ses larmes, se leva et coinça le mouchoir dans sa robe.

— Allez, Marc. Tu as raison. Je ne vais pas t’ennuyer davantage avec des histoires de vieille.

Elle fit quelques pas, réajusta le napperon sur la table puis observa avec attention l’enveloppe bleue posée devant Marc.

— Tu as ouvert l’enveloppe ?

— C’est… c’est une longue histoire. C’est, disons, un accident, mais oui, je l’ai ouverte. J’ai lu.

— Alors tu comprends pourquoi je pleure, Marc. Pas à cause de Crédule. Pas seulement. Je pleure à cause d’Emilie.

Marc se sentait stupide, seul dans le canapé. Il se leva à son tour. Un terrible pressentiment le submergeait. Ses jambes tremblaient. Il ne comprenait plus.  « Je pleure à cause d’Emilie. » L’écho des mots de Nicole résonnait à nouveau dans son crâne. Pourquoi pleurer à cause d’Emilie ? Ce test ADN, c’était au contraire son acte de naissance officiel…

Il souleva doucement l’enveloppe bleue déchirée que lui avait confiée Mathilde de Carville et la posa dans la main de Nicole. Il saisit ensuite l’enveloppe sur la table, celle que Grand-Duc avait donnée à sa grand-mère.

Il ouvrit l’enveloppe.

Il lut.

Le salon sombre se mit à tourner ; le piano, les cadres, les napperons, le canapé, la télé, entraînés dans le même tourbillon irréel.

La feuille lui tomba des mains.

Le résultat du test ADN n’avait aucun sens.

49

2 octobre 1998, 23 h 37

Les galets lui rentraient dans les fesses et Malvina n’aimait pas ça. C’était dur et froid. Une lune faiblarde, à moitié pleine seulement, éclairait vaguement la plage. Malvina n’avait trouvé aucun autre endroit pour passer la nuit. La petite contrôleuse était repassée, longtemps après que le train Rouen-Dieppe se fut arrêté en gare. Elle s’était montrée plutôt gentille avec Malvina, elle lui avait demandé poliment de sortir. Elle l’était devenue nettement moins lorsqu’elle s’était fait traiter de « sale pute ». Deux autres contrôleurs étaient arrivés, l’avaient aidée à évacuer Malvina de force hors de la gare.

Malvina s’était retrouvée sur le trottoir. Evidemment, à cause de ce foutu festival de cerf-volant, il n’y avait plus une seule chambre de libre en ville.

 

Malvina avait erré dans la ville toute la soirée. Sans même manger. Elle n’avait pas faim. Elle s’en fichait. Elle avait traîné dans les rues, longtemps, avant de retourner vers la plage. Elle avait attendu que ça se calme, leurs conneries, les ballets de cerfs-volants, la musique, les drapeaux, les flonflons, les baudruches, les gaufres, les saloperies vendues par les successeurs des Vitral sur le front de mer de Dieppe.

Maintenant, à près de minuit, tout était terminé. Il ne restait plus que quelques figures géométriques fluorescentes suspendues dans le ciel, reliées à la terre par de longs fils tendus, noués à des pieux enfoncés dans l’herbe. Malvina s’en foutait aussi, elle n’avait pas le cœur à s’émouvoir de papiers de soie flottant au-dessus de sa tête. Si elle avait une envie, c’était de couper tous ces fils pour qu’ils s’écroulent dans la mer comme des soleils morts.

Couper les fils. Couper son téléphone. Maudire sa grand-mère qui avait commandé ce test ADN, qui lui avait menti toutes ces années. Couper le cordon.

Malvina s’allongea. Elle allait dormir là. Sur les galets. Elle s’en foutait aussi, après tout, des galets froids dans ses fesses.

 

— Dis donc, ma jolie, tu devrais pas être rentrée chez papa-maman à l’heure qu’il est ?

Malvina resta dans l’ombre, orienta simplement sa tête vers la voix. Trois types se tenaient debout sur la plage, à une dizaine de mètres d’elle. Chacun d’eux tenait à la main une bouteille d’eau minérale contenant un liquide orange. Double feinte. Ce n’était sûrement ni de l’eau ni du jus d’orange.

— Ma belle, tu pourrais faire une mauvaise rencontre, toute seule comme ça…

C’était le plus grand qui parlait. Il avait la paupière droite percée d’un anneau d’argent. Un plus petit, chauve, un peu en retrait, avait du mal à tenir son équilibre sur les galets. Ses bottes cirées de cow-boy, longues et étroites, n’arrangeaient rien. Le troisième, dont le gabarit rappela à Malvina celui de l’ours Banjo, bénéficiait d’une meilleure assise au sol.

Le type à l’anneau d’argent s’approcha encore. Trois mètres. Les autres suivirent. Malvina releva la tête.

— Nom de Dieu, c’est une vieille, fit Bottes-de-Cow-Boy. Dire que de loin on pensait avoir affaire à une pucelle…

— Elle l’est peut-être quand même, ajouta Anneau-d’Argent.

Ours-Brun et Bottes-de-Cow-Boy éclatèrent de rire. Malvina se recroquevilla, fouilla fébrilement dans son sac à main. Elle pesta de rage ! Elle venait de s’en souvenir, Vitral lui avait fauché son Mauser dans le train.

Anneau-d’Argent fit un mètre de plus.

— Toi, tu cherches une aventure, ma jolie. J’ai le flair pour les filles dans ton genre. Tu vois. C’est ton jour de chance. Trois hommes, rien que pour toi…

— Casse-toi, connard.

Les types reculèrent d’un mètre, sauf Bottes-de-Cow-Boy, qui dérapa sur les galets. Anneau-d’Argent avança à nouveau.

— Hé, les gars. On est tombés sur une vraie petite salope…

Ours-Brun savait aussi parler. C’était le galant de la bande.

— On va pas te faire de mal. On veut juste s’amuser un peu…

— Ouais, enchaîna Anneau-d’Argent. J’adore ton look, ma jolie. Années cinquante, hein ? Le pied. J’ai toujours rêvé de me faire sucer par ma grand-mère.

Il gagna un mètre de plus, continua :

— Sauf que ma grand-mère, elle a plus de dents…

Ours-Brun et Bottes-de-Cow-Boy éclatèrent à nouveau de rire. Bon public. Ils avancèrent aussi, en second rideau. Malvina tenta de reculer en rampant, hurla :

— Vous avancez encore, je vous crève tous !

Les trois hommes regardèrent, amusés, le corps malingre de Malvina se tasser dans les galets.

— C’est qu’elle mordrait, la petite. Allez, joue pas les farouches, tu demandes que ça…

Anneau-d’Argent avança encore. Il n’aurait pas dû.

Il entendit juste un sifflement, perçut peut-être aussi une ombre dans la faible lueur. Tout de suite après, son œil se ferma. L’anneau d’argent pendait, miraculeusement retenu par un lambeau de paupière déchiquetée, baignant dans une bouillie de sang. Dans la seconde qui suivit, le deuxième galet lui fracassa le cartilage du nez.

— Sal…

Un troisième galet rata de peu sa bouche grande ouverte, enfonçant son maxillaire droit.

Un bon galet peut tuer, si on le choisit bien dense dans la paume, si on le lance à bout portant, trois ou quatre mètres. Au moins handicaper à vie si le tir est moins précis. Malvina n’en avait peut-être pas conscience, mais les trois hommes, eux, le devinèrent. Dans certaines circonstances, même les plus obtus comprennent vite. Question de survie.

Ils décampèrent.

Une pluie de galets continua de s’abattre sur eux. Bottes-de-Cow-Boy glissa encore sur les galets et jura. Un projectile lui explosa la clavicule. Ours-Brun n’était pas beaucoup plus agile. Les pierres s’abattirent sur son dos, sa nuque. Malvina lançait maintenant en aveugle, avec une force décuplée par sa rage.

— On te retrouvera, salope ! lança Anneau-d’Argent lorsqu’il fut hors de portée de tir. On se reverra !

— C’est ça, siffla Malvina. Moi, je dirai aux flics qu’ils n’auront pas de mal à reconnaître le type qu’a voulu me violer. Un borgne, ça court pas les rues…

 

Les ombres s’éloignèrent, claudicantes.

Une heure plus tard, le vent se leva sur la plage. Malvina avait froid. Elle se mit debout, secoua ses membres endoloris. Elle marcha doucement dans la ville morte, jusqu’à la gare. Elle était fermée, bien entendu. Malvina finit par s’endormir sur un banc, juste devant.

50

2 octobre 1998, 23 h 51

Le salon des Vitral s’était immobilisé. Pour l’éternité.

La main tremblante de Marc se pencha pour ramasser la feuille tombée par terre. Elle était strictement identique à celle qu’il avait lue dans le train : même en-tête de la police scientifique nationale de Rosny-sous-Bois. Même typographie dactylographiée. Même concision dans l’exposé des résultats : trois lignes.

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