Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (49 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Il ne dit rien, ne bougea pas, se contentant de respirer plus fort. Malvina dut l’entendre, ou ne rien entendre et s’en étonner, ou même comprendre, pourquoi pas. Elle se retourna. Le soleil qui la forçait à plisser les yeux pouvait même laisser croire qu’elle lui souriait. Une sorte de sourire triste, de trêve mélancolique, de désespoir paisible. Marc toussa. Jamais il ne l’aurait avoué à Malvina, mais il respirait mieux. Oui, même si sous la torture il aurait continué de jurer le contraire, il devait bien reconnaître en lui-même que la présence de cette folle le rassurait, plus encore dans ce sanctuaire dont ils partageaient le secret.

Ils durent rester là plus d’une heure. La légère lueur du soleil sous les nuages avait presque rejoint la cime des arbres.

— On va à la cabane ? fit doucement Marc.

Malvina ne répondit pas. Elle se contenta de le suivre.

 

Marc dut consulter plusieurs fois la carte. Ils passèrent près d’une heure à errer dans la forêt, à faire demi-tour dans des clairières qui se ressemblaient toutes. A croire que Grand-Duc avait tout inventé. Malvina ne fit pas une réflexion. Elle essaya même de son mieux d’aider Marc alors qu’il tentait de décrypter le topoguide. La nuit commençait à tomber lorsqu’ils finirent par dénicher la fameuse cabane. Grand-Duc n’avait pas menti ! Elle était telle qu’il l’avait décrite dans son cahier : une cabane de berger ; des pierres posées les unes sur les autres ; un toit en ruine. Un instant, Marc espéra que Crédule Grand-Duc les attendait là, à l’intérieur. Il glissa la main, par réflexe, dans sa poche, sur le Mauser.

Pour rien.

La cabane était vide. Plus propre que ce qu’avait raconté Grand-Duc, mais le détective avait précisé qu’il avait ramassé dans des petits sacs plastique presque tous les détritus, à la recherche de l’étrange Georges Pelletier.

Ce fugitif existait-il, au moins ?

Marc ressortit de la cabane, en fit le tour. Aucun des détails décrits par Grand-Duc ne manquait. La terre retournée, des pierres dispersées sur quelques mètres, deux morceaux de bois ayant pu être assemblés pour former une croix, brisés, à proximité. Grand-Duc n’avait pas menti non plus sur ce point. Il existait bien à côté de cette cabane une tombe que le détective avait profanée, par deux fois, pour trouver dans son tamis une maille d’or et des débris de nourrisson humain.

Qu’est-ce que cela changeait, maintenant ?

Marc regarda sa montre.

Dix-neuf heures trente-six.

Il n’avait reçu aucun nouveau message de Lylie. Il s’assit sur un tronc mort, à quelques mètres de la cabane. Le soleil se couchait sur ce toit du monde. Le toit de son monde, au moins. Loin de tout. Juste accompagné d’une folle. Pas si folle que cela d’ailleurs, pas si dangereuse, pas si mauvaise.

Il avait perdu. Il allait laisser les souvenirs douloureux l’envahir, le submerger. Il allait se complaire dans cette nostalgie morbide pour éviter de penser qu’en ce moment même Lylie dormait dans la chambre d’une clinique, allait se faire avorter dans quelques heures, parce que la fleur de leur amour devait être condamnée tel un fruit empoisonné, en vertu d’un insupportable principe de précaution. Pour éviter également de penser que le seul qui pouvait l’aider, le meurtrier de son grand-père, se promenait quelque part, en liberté, et qu’il n’avait aucune chance de le trouver ici.

 

Malvina vint le rejoindre.

— C’est prêt !

Elle avait disposé sur un coin de tissu la bouteille d’eau, les paquets de gâteaux et le saucisson. En vrac.

— Sacré gueuleton, hein ?

Ils mangèrent, silencieusement. Seule la lune éclairait maintenant la cabane, qui prenait des allures de masure hantée au milieu d’une forêt d’ogres. Ils étaient tous les deux conscients qu’il était trop tard pour redescendre, qu’ils devraient dormir là-haut, ensemble. Sans échanger une parole, ils étaient d’accord, ils étaient venus pour cela.

Une nuit sur le mont Terrible.

Deux orphelins perdus dans un cimetière sans tombes.

 

Lorsqu’ils eurent tout rangé, Marc sortit de son sac à dos le cahier vert de Crédule Grand-Duc. Il le tendit à Malvina.

— Tiens. Ça doit faire un bout de temps que tu le cherches, non ? Tu seras peut-être plus maligne que moi.

— Ce sont les mémoires de l’autre bâtard ?

— Comme tu dis…

— Merci quand même.

Malvina prit le cahier, son duvet, une lampe torche, et rentra dans la cabane. Marc au contraire s’éloigna, marcha, éclairant simplement ses pas du filet de lumière de sa torche. Il resta de longues minutes à errer dans la forêt, décrivant un large cercle autour de la cabane. Lorsqu’il revint, la lumière de la lampe de Malvina éclairait timidement l’intérieur de la cabane, comme la flamme d’une bougie dans une lanterne.

Marc entra. Malvina dormait. Elle s’était recroquevillée dans son duvet. Le cahier de Grand-Duc était ouvert, juste à côté de sa tête.

Marc sourit malgré lui. Cette jeune femme, de quatre ans son aînée, torturée de toute sa haine accumulée, l’attendrissait, comme une autre petite sœur qu’il aurait eu à protéger. Il s’approcha silencieusement, prit le cahier vert et ressortit de la cabane. Il retourna s’asseoir sur le tronc, tourna les pages, mécaniquement, jusqu’à la dernière. Les ultimes lignes.

 

J’ai recensé dans ce cahier tous les indices, toutes les pistes, toutes les hypothèses. Dix-huit ans d’enquête. Tout est consigné dans cette centaine de pages. Si vous les avez lues avec attention, vous en savez maintenant autant que moi. Peut-être serez-vous plus perspicaces ? Peut-être suivrez-vous une direction que j’ai négligée ? Peut-être trouverez-vous la clé, s’il en existe une ? Peut-être…
Pourquoi pas ?
Pour moi, c’est terminé.
Dire que je n’ai ni regrets ni remords serait exagéré, mais j’ai fait du mieux que je pouvais.

 

« J’ai fait du mieux que je pouvais. »

 

Aucune intuition nouvelle ne lui venait. Il essaya de téléphoner à Lylie, mais il n’y avait pas de réseau dans ce coin perdu de montagne. Marc pesta contre sa stupidité. Venir se perdre ici était la pire des idées qu’il ait jamais eues. Il devait se contenter de lire les messages en mémoire dans son téléphone. Il relut le dernier, reçu dans le camion, dans l’après-midi :

 

Marc. Je rentre en salle d’opération demain matin à dix heures. Tout est OK. Ne t’en fais pas. Je te téléphone ensuite. Tout ira bien. Je t’embrasse. Lylie.

 

Demain, dix heures.

Il se sentait tellement inutile.

 

Le hululement d’une chouette ajoutait à l’ambiance sinistre de la nuit. Une chouette, ou un hibou. Ou un grand duc, sourit Marc pour lui-même. Il n’y connaissait rien, en rapaces, et de toute façon l’oiseau nocturne était caché quelque part dans les branches, invisible.

Marc braqua sa torche. Il n’éclaira que des feuilles.

— Où te caches-tu ? fit-il à voix haute.

Sa voix se perdit dans la montagne.

— Insaisissable, hein ? Tapi dans l’ombre ? Depuis combien de temps es-tu là, sur le mont, toutes les nuits, à regarder, à espionner ? Le grand oiseau de fer qui s’est écrasé dans ton royaume, il y a des années, tu étais déjà là, hein ? Georges Pelletier qui dormait dans la cabane, la tombe qu’il a creusée, la gourmette, tu as vu tout ça, aussi ? Et Grand-Duc, des années plus tard, jouant les fossoyeurs… Qu’as-tu vu, hein, dis-moi ?

Un hululement presque joyeux lui répondit.

— Tu te fous de ma gueule, hein ? Tu crois vraiment que je n’ai plus aucune chance ? T’as pas tort, remarque… Imagine, pourtant. Imagine. Ma petite, elle a douze ans. On est seuls tous les deux, en pleine nature, sous une tente. La nuit. Je lui raconte les étoiles. Je lui dis quelque chose comme : « Tu vois, ma jolie, ce soir-là, je n’en menais pas bien large. J’étais là-haut, dans la montagne, dans le brouillard complet. Il fallait pourtant que je trouve avant le lendemain, dix heures. Ta mère dormait à l’autre bout du monde. Il s’en est fallu d’un rien, ma jolie, pour que tu ne les voies jamais, les étoiles, pour que je ne l’entende jamais, ton rire, pour que je ne les serre jamais, tes petits doigts. Ton papa t’a sauvée in extremis, tu sais. Il a été malin, ce soir-là »…

La torche balaya à nouveau les branches. Une ombre noire s’envola. Un grand duc, ou un autre oiseau nocturne.

— T’as raison, je déconne…

 

Marc retourna à la cabane. Il avait froid. Il s’enfonça dans son duvet, s’allongea près de Malvina. Couché sur le dos, ses yeux s’échappaient vers le ciel à travers les ouvertures du toit. Autant de lucarnes vers l’infini. Il fallait qu’il réfléchisse encore, qu’il soit son propre tortionnaire, qu’il se questionne jusqu’à ce que son inconscient, sa mémoire, sa réflexion, lui avouent quelque chose, n’importe quoi. Une clé. Il devait utiliser chaque minute des heures qui lui restaient.

Toute proche, Malvina dormait d’un sommeil agité. Elle changeait régulièrement de position, sans se réveiller, poussant de temps à autre des petits cris. Progressivement, elle se rapprochait de Marc, recherchant instinctivement la chaleur de son corps. Avait-elle déjà dormi avec un homme ? A côté d’un homme ?

Minuit devait être passé depuis longtemps. Marc n’avait pas fermé l’œil, la nuit précédente. Il sombra dans le sommeil, sans même s’en apercevoir.

Epuisé.

Il dormit trois heures.

Ce fut le cri de Malvina qui le réveilla, en sursaut. Un cri de démente. Malvina se tenait debout dans la cabane, tremblante. Ses longs cheveux décoiffés lui donnaient une allure de sorcière apeurée. Deux jambes maigres dépassaient du pull qu’elle avait gardé pour dormir. Ses deux pieds sautillaient comme s’ils étaient posés sur des braises.

— Ça… ça va ? fit Marc d’une voix sourde.

— Ouais, ouais. T’en fais pas pour moi. J’ai l’habitude.

Elle se recoucha. Marc la regardait, inquiet.

— Ça va, je te dis !

— T’es sûre ?

— Ouais, rendors-toi ! J’ai pas besoin de nounou. Fais pas chier. Dors, je te dis !

— Je suis pas sûr de pouvoir encore…

— Prends ton pouce, alors… T’as bien dû apprendre à vivre avec tes cauchemars, toi aussi… Démerde-toi !

Malvina tourna le dos à Marc. Son duvet touchait le sien. Etrange intimité. Marc demeura à nouveau les yeux ouverts.

Il était quatre heures du matin. C’était maintenant ou jamais. Il fallait qu’il tente quelque chose, là, tout de suite. Ensuite, il serait trop tard.

Malvina s’était déjà rendormie.

Tenter quoi ? Les yeux de Marc continuaient de fixer la nuit. Les étoiles apparaissaient et disparaissaient, sans doute masquées par d’invisibles nuages poussés par le vent du Jura. Comme de fausses étoiles filantes, appelant des vœux qui ne se réalisent pas. Comme la lumière alternative d’un avion de nuit qui se confond avec les constellations. Plus proche. Ephémère.

 

Tenter quoi ?

Les réflexions de Marc le ramenaient toujours aux dernières lignes du cahier vert, à ce suicide avorté.

Grand-Duc avait-il bluffé ?

Avait-il vraiment découvert autre chose, ce soir-là, après avoir rédigé ses mémoires, après avoir reposé son stylo ? A minuit moins cinq ? Un fait nouveau qu’il n’avait pas écrit dans son cahier ? Marc essaya de se souvenir. Quels étaient les mots exacts de Malvina, hier, dans le train ? Marc se concentra. Devant ses yeux, les deux seules constellations qu’il était capable de reconnaître, la Grande Ourse et Véga, venaient de disparaître. Les paroles de Malvina s’inscrivirent dans l’obscurité de sa mémoire :

« Crédule Grand-Duc a téléphoné à ma grand-mère. Avant-hier. Il lui a dit qu’il avait trouvé quelque chose. La solution de toute l’affaire, paraît-il. Comme ça, à minuit moins cinq, le dernier jour ! Juste au moment où il allait se tirer une balle dans la tête au-dessus de l’édition de
L’Est républicain
du 23 décembre 1980 ! Il avait besoin encore d’un jour ou deux pour rassembler des preuves, mais il affirmait être sûr de son coup, il avait résolu le mystère. Il avait besoin de cent cinquante mille francs en plus, aussi »…

Marc se repassait en boucle ces paroles. S’il n’avait pas bluffé, Grand-Duc avait découvert sa solution au moment de se tirer une balle dans la tête, dans son bureau, rue de la Butte-aux-Cailles, face à la cheminée où se consumaient les archives. L’avant-veille au matin, Marc avait fouillé ce bureau, en détail : il n’y avait rien trouvé. Malvina non plus… à part un cadavre Qu’avait-il oublié ? Marc essaya d’imaginer la scène du suicide de Crédule Grand-Duc. Le canon contre la tempe, l’encre du journal qui épongerait le sang. Pourquoi Grand-Duc avait-il interrompu son geste ? Qu’avait-il entendu ? Vu ?

Lu ?

L’idée vint naturellement, pas plus stupide qu’une autre :
L’Est républicain
du 23 décembre 1980 ! Le journal était sans doute le dernier point que les yeux de Grand-Duc avaient dû fixer.

Et si la solution était imprimée dans un journal vieux de dix-huit ans ? Pourquoi pas, après tout ? Au point où il en était. Si ce n’était pas une piste, c’était au moins un but.

 

Marc se leva, sans bruit, pour ne pas réveiller Malvina, qui continuait de pousser des petits cris dans son sommeil agité. Il jeta en vrac son matériel dans le sac à dos, sortit de sa poche une des pages déchirées du journal de Grand-Duc, la retourna et écrivit au dos :

 

Suis parti chercher les croissants.
Marc

 

Il posa le mot par terre, juste à côté de la tête de Malvina. Il laissa le topoguide à proximité. Il conserverait la carte. Marc regarda une dernière fois la forme du petit corps de fillette perdu dans le duvet bleu-gris trop grand pour lui. Malvina parviendrait bien à s’en sortir toute seule.

Le soleil n’était pas encore levé, mais une mince clarté laissait deviner au loin la ligne de crête. Les étoiles s’éteignaient une à une. L’aube du dernier jour. Marc pensa à Lylie, dans une chambre blanche.

Il se mit en route.

57

4 octobre 1998, 06 h 05

Six heures du matin. Grand-Duc s’étira dans la Xantia. Il était garé dans un petit chemin de terre où les touffes d’herbe tentaient de survivre entre les ornières, juste à la sortie de Dannemarie, quelques dizaines de mètres avant le chalet de Mélanie Belvoir. Mélanie Luisans, plutôt. Sa nouvelle identité.

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