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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (32 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Ils ne te donnent pas de morphine ? » s’étonna Jed.

Oh si on lui donnait de la morphine, autant qu’il en voulait évidemment, ils préféraient que les pensionnaires se tiennent tranquilles, mais est-ce que c’était une vie, d’être constamment sous l’emprise de la morphine ?

À vrai dire Jed pensait que oui, que c’était même une vie particulièrement enviable, sans soucis, sans responsabilités, sans désirs ni sans craintes, proche de la vie des plantes, où l’on pouvait jouir de la caresse modérée du soleil et de la brise. Il soupçonnait pourtant que son père aurait du mal à partager ce point de vue. C’était un ancien chef d’entreprise, un homme actif, ces gens-là ont souvent des problèmes avec la drogue, se dit-il.

« Et puis d’ailleurs, en quoi est-ce que ça te regarde ? » lança agressivement son père (Jed prit alors conscience qu’il n’écoutait plus, depuis un certain temps déjà, les récriminations du vieillard). Il hésita, tergiversa avant de répondre que si, quand même, en un sens, il avait l’impression que ça le regardait un peu. « Déjà, être un enfant de suicidé, ce n’est pas très drôle… » ajouta-t-il. Son père accusa le coup, se tassa sur lui-même avant de répondre avec violence : « Ça n’a rien à voir ! »

Avoir ses deux parents suicidés, poursuivit Jed sans tenir compte de l’interruption, vous mettait forcément dans une position vacillante, inconfortable : celle de quelqu’un dont les attaches à la vie manquent de solidité, en quelque sorte. Il parla longuement, avec une aisance qui devait rétrospectivement le surprendre, parce qu’après tout lui-même n’éprouvait pour la vie qu’un amour hésitant, il passait généralement pour quelqu’un de plutôt réservé et triste. Mais il avait tout de suite compris que le seul moyen d’influencer son père était de faire appel à son sens du devoir – son père avait toujours été un homme de devoir, seuls le travail et le devoir au fond avaient vraiment compté dans sa vie.
« Détruire en sa propre personne le sujet de la moralité, c’est chasser du monde, autant qu’il dépend de soi, la moralité »
se répétait-il machinalement sans vraiment comprendre la phrase, séduit par son élégance plastique, tout en alignant des arguments de portée générale : la régression de civilisation que représentait le recours généralisé à l’euthanasie, l’hypocrisie et le caractère au fond nettement mauvais de ses partisans les plus illustres, la supériorité morale des soins palliatifs, etc.

Lorsqu’il quitta la résidence vers cinq heures, la lumière était déjà rasante, teintée de magnifiques reflets d’or. Des moineaux sautillaient entre les herbes scintillantes de givre. Des nuages oscillant entre le pourpre et l’écarlate affectaient des formes déchiquetées, étranges, en direction du couchant. Il était impossible, ce soir-là, de nier une certaine beauté au monde. Son père était-il sensible à ces choses ? Il n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour la nature ; mais en vieillissant, peut-être, qui sait ? Lui-même, en rendant visite à Houellebecq, avait constaté qu’il commençait à apprécier la campagne – qui, jusque-là, lui avait toujours été indifférente. Il pressa maladroitement l’épaule de son père avant de déposer un baiser sur ses joues rêches – à ce moment précis il eut l’impression d’avoir gagné la partie, mais le soir même, et plus encore dans les jours qui suivirent, il fut envahi par le doute. Il n’aurait servi à rien de rappeler son père, ni de lui rendre visite à nouveau – au contraire, même, c’eût été prendre le risque de le braquer. Il se l’imaginait immobile sur une ligne de crête, hésitant de quel côté basculer. C’était la dernière décision importante qu’il avait à prendre dans sa vie, et Jed craignait que cette fois encore, comme il le faisait auparavant lorsqu’il rencontrait un problème sur un chantier, il ne choisisse de
trancher dans le vif
.

Les jours suivants, son inquiétude ne fit qu’augmenter ; à chaque instant maintenant, il s’attendait à recevoir un appel de la directrice de l’établissement : « Votre père est parti pour Zurich ce matin à dix heures. Il vous a laissé une lettre. » Aussi, quand une femme au téléphone lui annonça la mort de Houellebecq, il ne comprit pas immédiatement, et il crut à une erreur. (Marylin ne s’était pas annoncée, et il n’avait pas reconnu sa voix. Elle ne savait rien de plus que ce qu’il y avait dans les journaux, mais elle avait cru bon de l’appeler parce qu’elle avait pensé – à juste titre d’ailleurs – qu’il n’avait pas lu les journaux.) Et même après avoir raccroché il crut encore, quelque temps, à une erreur, parce que sa relation avec Houellebecq n’en était pour lui qu’à ses débuts, il avait toujours en tête l’idée qu’ils étaient appelés à se revoir, de nombreuses fois, et peut-être à devenir amis, dans la mesure où le terme était approprié à des gens dans leur genre. Il est vrai qu’ils ne s’étaient pas revus depuis qu’il lui avait rapporté son tableau, début janvier, et qu’on était déjà fin novembre. Il est vrai aussi qu’il n’avait pas rappelé le premier, ni pris l’initiative d’une rencontre, mais c’était tout de même un homme qui avait vingt ans de plus que lui, et pour Jed le seul privilège de l’âge, le seul et triste privilège de l’âge, était d’avoir gagné le droit qu’on vous foute la paix, et il lui avait semblé lors de leurs précédentes rencontres que Houellebecq souhaitait avant tout qu’on lui foute la paix, il n’en espérait pas moins que Houellebecq le rappellerait, car même après leur dernière rencontre il sentait qu’il avait encore beaucoup de choses à lui dire, et à entendre de lui en réponse. Il n’avait de toute façon presque rien fait, depuis le début de cette année : il avait ressorti son appareil photo, sans pour autant ranger ses pinceaux ni ses toiles, enfin son état d’incertitude était extrême. Il n’avait même pas déménagé, chose facile à faire pourtant.

Un peu fatigué le jour de l’enterrement, il n’avait pas compris grand-chose à la messe. Il y était question de douleur, mais aussi d’espérance et de résurrection, enfin le message délivré était confus. Dans les allées nettes, au quadrillage géométrique, au gravier calibré, du cimetière du Montparnasse, les choses étaient apparues par contre dans leur absolue clarté : la relation avec Houellebecq avait pris fin, pour cause de force majeure. Et les personnes réunies autour de lui, dont il ne connaissait aucune, semblaient communier dans la même certitude. Et en repensant à ce moment il comprit d’un seul coup, avec une certitude entière, que son père allait inéluctablement persister dans son projet létal ; qu’il allait tôt ou tard recevoir cet appel de la directrice, et que les choses se termineraient ainsi, sans conclusion ni explication, que le dernier mot ne serait jamais prononcé, qu’il ne demeurerait qu’un regret, qu’une lassitude.

Autre chose, pourtant, lui restait à vivre, et quelques jours plus tard un type appelé Ferber lui téléphona. Sa voix était douce et agréable, pas du tout celle qu’il imaginait à un policier. Il le prévint que ce ne serait pas lui mais son supérieur, le commissaire Jasselin, qui le recevrait Quai des Orfèvres.

XI

Le commissaire Jasselin était « en réunion », lui dit-on à son arrivée. Il patienta dans une petite salle d’attente aux chaises de plastique vert, en feuilletant un ancien numéro de
Forces de police
, avant d’avoir l’idée de regarder par la fenêtre : la vue sur le pont Neuf et le quai de Conti, plus loin sur le pont des Arts, était superbe. Dans la lumière hivernale la Seine paraissait figée, sa surface était d’un gris mat. Le dôme de l’Institut avait une vraie grâce, dut-il convenir un peu malgré lui. Évidemment, donner une forme arrondie à un bâtiment ne pouvait se justifier en aucune manière ; sur le plan rationnel, c’était simplement de la place perdue. La modernité était peut-être une erreur, se dit Jed pour la première fois de sa vie. Question purement rhétorique, d’ailleurs : la modernité était terminée en Europe occidentale depuis pas mal de temps déjà.

Jasselin déboula, l’arrachant à ses réflexions. Il paraissait tendu, et même énervé. De fait, sa matinée avait été marquée par une nouvelle déception : la confrontation du mode opératoire de l’assassin avec les fichiers de tueurs en série n’avait absolument rien donné. Nulle part en Europe, ni aux États-Unis, ni au Japon, on n’avait signalé de tueur qui découpait ses victimes en lanières avant de les répartir dans la pièce, c’était absolument sans précédent. « Pour une fois, la France est en pointe… » avait souligné Lartigue dans une tentative pour détendre l’atmosphère qui avait lamentablement échoué.

« Je suis désolé », dit-il, « mon bureau est occupé pour l’instant. Je vous propose un café ? Il n’est pas mauvais, on vient de toucher une nouvelle machine. »

Il revint deux minutes plus tard avec deux gobelets de petite taille contenant un café qui était en effet excellent. Il est impossible d’envisager un travail de police sérieux, affirma-t-il à Jed, sans une machine à café convenable. Puis il lui demanda de lui parler de ses rapports avec la victime. Jed fît l’historique de leur relation : le projet d’exposition, le texte du catalogue, le portrait qu’il avait réalisé de l’écrivain… Au fur et à mesure il sentait son interlocuteur se rembrunir, et presque s’affaisser dans son siège en plastique.

« Je vois… En somme, vous n’étiez pas spécialement des intimes… » conclut le commissaire.

Non, on ne pouvait pas dire ça, convint Jed ; mais il n’avait pas l’impression de toute façon que Houellebecq avait eu ce qu’on peut appeler des intimes, au moins dans la dernière partie de sa vie.

« Je sais, je sais… » Jasselin avait l’air complètement découragé. « Je ne sais pas ce qui m’a fait espérer davantage… Je crois que je vous ai dérangé pour rien. Bon, on va quand même aller dans mon bureau, prendre votre déposition par écrit. »

La surface de sa table de travail était presque entièrement recouverte des photos de la scène de crime, qu’il avait, pour la cinquantième fois peut-être, examinées en vain une grande partie de la matinée. Jed s’approcha avec curiosité, prit une des photos pour la regarder. Jasselin retint un geste surpris.

« Excusez-moi… » dit Jed, embarrassé. «Je suppose que je n’ai pas le droit de voir ça.

— En effet, en principe, c’est couvert par le secret de l’enquête. Mais allez-y, je vous en prie : si ça peut vous évoquer quelque chose… »

Jed examina plusieurs des agrandissements, qui pour Jasselin se ressemblaient à peu près tous : des coulures, des lacérations, un puzzle informe. « C’est curieux… » dit-il finalement. « On dirait un Pollock ; mais un Pollock qui aurait travaillé presque en monochrome. Ça lui est arrivé d’ailleurs, mais pas souvent.

— C’est qui, Pollock ? Excusez mon inculture.

— Jackson Pollock était un peintre américain de l’après-guerre. Un expressionniste abstrait, un des chefs de file du mouvement, même. Il était très influencé par le chamanisme. Il est mort en 1956. »

Jasselin le considéra attentivement, avec un intérêt soudain.

« Et c’est quoi, ces photos ? » demanda Jed. « Je veux dire : qu’est-ce que ça représente en réalité ? »

La réaction de Jed surprit Jasselin par son intensité. Il eut à peine le temps de lui approcher un fauteuil dans lequel il s’abattit, tremblant, secoué de spasmes. « Bougez pas… il faut que vous buviez quelque chose » dit-il. Il se précipita dans le bureau de l’équipe de

Ferber et revint aussitôt avec une bouteille de Lagavulin et un verre. Il est impossible d’envisager un travail de police sérieux sans une réserve d’alcool de bonne qualité, telle était sa conviction, mais cette fois il s’abstint d’en faire état. Jed avala un verre entier, par longues gorgées, avant que ses tremblements ne se calment. Jasselin se contraignit à attendre, réfrénant son excitation.

« Je sais que c’est horrible… » dit-il finalement. « C’est un des crimes les plus horribles dont nous avons eu à nous occuper. Vous pensez… » reprit-il prudemment, « vous pensez que l’assassin aurait pu être influencé par Jackson Pollock ? »

Jed se tut pendant quelques secondes, secouant la tête avec incrédulité, avant de répondre : « Je ne sais pas… Ça y ressemble, c’est vrai. Il y a pas mal d’artistes qui ont utilisé leur corps à la fin du XXe siècle, et certains partisans du body art se sont présentés comme des continuateurs de Pollock, en effet. Mais le corps des autres… Il n’y a que les actionnistes viennois qui aient franchi la limite, dans les années 1960, mais c’est resté très limité dans le temps, et ça n’a plus aucune influence aujourd’hui.

— Je sais bien que ça peut paraître absurde… » insista Jasselin. « Mais au point où on en est… Vous savez, je ne devrais pas vous le dire, mais l’enquête piétine complètement, ça fait déjà deux mois qu’on a découvert le cadavre, et on en est toujours au point mort.

— Ça s’est passé où ?

— Chez lui, dans le Loiret.

— Ah oui, j’aurais dû reconnaître la moquette.

— Vous êtes allé chez lui ? Dans le Loiret ? » Cette fois, il ne parvint pas à contenir son excitation. C’était la première personne qu’ils interrogeaient à connaître l’endroit où vivait Houellebecq. Même son éditrice n’était jamais venue : lorsqu’ils se rencontraient, c’était toujours à Paris.

« Oui, une fois » répondit calmement Jed. « Pour lui remettre son tableau. »

Jasselin sortit de son bureau, appela Ferber. Dans le couloir, il lui résuma ce qu’il venait d’apprendre.

« C’est intéressant » dit pensivement Ferber. « Vraiment intéressant. Plus que tout ce qu’on a eu depuis le début, il me semble.

— Comment est-ce qu’on peut aller plus loin ? » reprit Jasselin.

Us entamèrent une réunion improvisée dans son bureau ; il y avait là Aurélie, Lartigue, Michel Khoury. Messier était absent, retenu par une enquête qui semblait le passionner – un adolescent psychotique, une espèce d’otaku qui avait apparemment trouvé le mode opératoire de ses meurtres sur Internet (on commence à se désintéresser de l’affaire, se dit tristement Jasselin, on commence à se résigner à l’éventualité d’un échec…) Les propositions fusèrent, dans toutes les directions, pendant pas mal de temps – aucun d’entre eux ne connaissait quoi que ce soit aux milieux de l’art – mais ce fut Ferber qui eut l’idée décisive :

« Je pense qu’on pourrait retourner avec lui dans le Loiret. Sur les lieux du crime. Il verra peut-être quelque chose qui nous a échappé. »

Jasselin consulta sa montre : il était deux heures et demie, l’heure du déjeuner était largement passée – mais, surtout, cela faisait presque trois heures que le témoin attendait, seul dans son bureau.

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