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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (34 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Vous dites que l’affaire est résolue » fit remarquer Jed. « Mais vous n’avez pas retrouvé le meurtrier… »

Il lui expliqua alors que le vol d’objets d’art était un domaine très spécifique, qui était pris en charge par un organisme spécialisé, l’Office central de lutte contre le trafic d’objets d’art et de biens culturels. Bien entendu ils resteraient chargés de l’enquête, il s’agissait quand même d’un meurtre, mais c’était de l’Office, à présent, qu’il fallait attendre des avancées significatives. Très peu de gens savaient où trouver les œuvres quand elles appartenaient à un collectionneur privé, et moins encore avaient les moyens de s’offrir un tableau à un million d’euros ; cela concernait peut-être dix mille personnes, à l’échelle mondiale.

« Je suppose que vous pouvez donner une description précise du tableau.

— Évidemment ; j’ai toutes les photos que vous voulez. »

Son tableau allait immédiatement être répertorié dans le TREIMA, le fichier des objets d’art volés, dont la consultation était obligatoire pour toute transaction dépassant cinquante mille euros ; et les sanctions en cas de non-respect de cette obligation étaient lourdes, précisa-t-il, la revente des objets d’art volés était devenue de plus en plus difficile. Déguiser ce vol en crime rituel avait été une idée ingénieuse d’ailleurs, et sans l’intervention de Jed ils seraient encore en train de piétiner. Mais, maintenant, les choses allaient prendre une autre tournure. Tôt ou tard, le tableau allait réapparaître sur le marché, et ils n’auraient aucun mal à remonter la filière.

« Pourtant, vous n’avez pas l’air tellement satisfait. .. remarqua Jed.

— C’est vrai » convint Jasselin en finissant la bouteille. Au départ cette affaire se présentait sous un jour particulièrement atroce, mais original. On pouvait s’imaginer avoir affaire à un crime passionnel, à une crise de folie religieuse, différentes choses. Il était assez déprimant de retomber en fin de compte sur la motivation criminelle la plus répandue, la plus universelle : l’argent. Il allait avoir, l’an prochain, trente ans de carrière dans la police. Combien de fois, dans sa carrière, avait-il eu affaire à un crime qui n’était pas motivé par l’argent ? Il pouvait les compter sur les doigts d’une main. Dans un sens c’était rassurant, cela prouvait que le mal absolu était rare chez l’être humain. Mais ce soir, sans savoir pourquoi, il trouvait cela singulièrement triste.

XIV

Son chauffe-eau avait finalement survécu à Houellebecq, se dit Jed en rentrant chez lui, considérant l’appareil qui l’accueillait en ronflant sournoisement, comme une bête vicieuse.

Il avait également survécu à son père, put-il conjecturer quelques jours plus tard. On était déjà le 17 décembre, Noël était dans une semaine, il n’avait toujours pas de nouvelles du vieil homme et se décida à téléphoner à la directrice de la maison de retraite. Elle lui apprit que son père était parti pour Zurich une semaine auparavant, sans donner de date de retour précise. Sa voix ne trahissait pas d’inquiétude particulière, et Jed prit soudain conscience que Zurich n’était pas seulement la base d’opération d’une association qui euthanasiait les vieillards, mais aussi le lieu de résidence de personnes riches, et même très riches, parmi les plus riches du monde. Beaucoup de ses pensionnaires devaient avoir de la famille, ou des relations, qui résidaient à Zurich, un voyage à Zurich de l’un d’entre eux ne pouvait que lui apparaître comme parfaitement normal. Il raccrocha, découragé, et réserva un billet sur Swiss Airlines pour le lendemain.

En attendant le départ de son vol dans l’immense, sinistre et elle-même assez létale salle d’embarquement de l’aéroport de Roissy 2, il se demanda d’un seul coup ce qu’il allait faire à Zurich. Son père était mort, de toute évidence, depuis déjà plusieurs jours, ses cendres devaient déjà flotter sur les eaux du lac de Zurich. En se renseignant sur Internet, il avait appris que
Dignitas
(c’était le nom du groupement d’euthanasieurs) faisait l’objet d’une plainte d’une association écologiste locale. Pas du tout en raison de ses activités, au contraire les écologistes en question se réjouissaient de l’existence de
Dignitas
, ils se déclaraient même
entièrement solidaires de son combat
, mais la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avait l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe, au détriment de l’omble chevalier, et plus généralement des poissons locaux.

Jed aurait pu choisir un des palaces installés sur les rives du lac, le
Widder
ou le
Baur au Lac
, mais il sentit qu’il aurait du mal à supporter un luxe excessif. Il se replia sur un hôtel proche de l’aéroport, vaste et fonctionnel, situé sur le territoire de la commune de Glattbrugg. Il était d’ailleurs lui-même assez cher, et paraissait très confortable ; mais existait-il, en Suisse, des hôtels bon marché ? des hôtels inconfortables ?

Il arriva vers vingt-deux heures, le froid était glacial mais sa chambre douillette et accueillante, malgré la façade sinistre de l’établissement. Le restaurant de l’hôtel venait de fermer ; il étudia quelque temps la carte du room service avant de se rendre compte qu’il n’avait pas faim ; qu’il se sentait même incapable d’ingérer quoi que ce soit. Il envisagea un moment de regarder un film porno, mais s’endormit avant d’avoir réussi à comprendre le fonctionnement du
pay per view
.

Le lendemain, à son réveil, les alentours étaient baignés d’une brume blanche. Les avions ne pouvaient pas décoller, lui apprit le réceptionniste, l’aéroport était paralysé. Il se rendit au buffet du petit déjeuner, mais ne réussit à avaler qu’un café et la moitié d’un pain au lait. Après avoir étudié quelque temps son plan – c’était complexe, l’association se trouvait elle aussi dans une banlieue de Zurich, mais une banlieue différente – il laissa tomber, et décida de prendre un taxi. Le chauffeur de taxi connaissait bien l’Ifangstrasse ; Jed avait oublié de noter le numéro, mais il l’assura qu’il s’agissait d’une rue courte. Elle était proche de la station de trains de Schwerzenbach, l’informa-t-il, et d’ailleurs longeait la voie ferrée. Jed se sentit gêné en songeant que le chauffeur voyait probablement en lui un candidat au suicide. Pourtant, l’homme – un quinquagénaire épais, qui parlait l’anglais avec un accent suisse-allemand à couper au couteau – lui jetait de temps en temps dans son rétroviseur des regards égrillards et complices qui correspondaient mal à l’idée d’une mort digne. Il comprit lorsque le taxi s’arrêta, au début de l’Ifangstrasse, devant un bâtiment énorme, néo-babylonien, dont l’entrée était ornée de fresques érotiques très kitsch, d’un tapis rouge élimé et de palmiers en pots, et qui était visiblement un bordel. Jed se sentit profondément rassuré d’avoir été associé à l’idée d’un bordel plutôt qu’à celle d’un établissement voué à l’euthanasie ; il paya, laissant un large pourboire, et attendit que le chauffeur ait fait demi-tour pour s’engager plus avant dans la rue. L’association
Dignitas
se targuait, en période de pointe, de satisfaire à la demande de cent clients par jour. Il n’était nullement certain que le
Babylon FKK Relax-Oase
puisse se prévaloir d’une fréquentation comparable, alors que ses horaires d’ouverture étaient plus larges –
Dignitas
était ouvert pour l’essentiel aux heures de bureau, avec une nocturne jusqu’à 21 heures le mercredi – et que des efforts de décoration considérables – d’un goût douteux certes, mais considérables – avaient été consentis pour la décoration du bordel.
Dignitas
au contraire – Jed s’en rendit compte en arrivant devant le bâtiment, une cinquantaine de mètres plus loin – avait son siège dans un immeuble de béton blanc, d’une irréprochable banalité, très Le Corbusier dans sa structure poutre-poteau qui libérait la façade et dans son absence de fioriture décorative, un immeuble identique en somme aux milliers d’immeubles de béton blanc qui composaient les banlieues semi-résidentielles partout à la surface du globe. Une seule différence demeurait, la qualité du béton, et là on pouvait en être sûr : le béton suisse était incomparablement supérieur aux bétons polonais, indonésien ou malgache. Aucune irrégularité, aucune fissure ne venait ternir la façade, et cela probablement plus de vingt ans après son édification. Il était certain que son père s’était fait la remarque, même à quelques heures de mourir.

Au moment où il s’apprêtait à sonner, deux hommes vêtus d’un blouson et d’un pantalon de coton sortirent en portant un cercueil de bois clair – un modèle léger et bas de gamme, probablement en aggloméré à vrai dire – qu’ils déposèrent dans une fourgonnette Peugeot Partner qui stationnait devant l’immeuble. Sans prêter aucune attention à Jed ils remontèrent aussitôt, laissant les portières de la fourgonnette ouvertes, et redescendirent une minute plus tard, porteurs d’un deuxième cercueil, identique au précédent, qu’ils rangèrent à son tour dans l’utilitaire. Ils avaient bloqué le mécanisme de fermeture de la porte pour se faciliter le travail. Cela se confirmait : le
Babylon FKK Relax-Oase
était loin de connaître une agitation aussi considérable. La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à celle du plaisir et du sexe, se dit Jed, et c’est probablement pour cette même raison que Damien Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa place de numéro 1 mondial sur le marché de l’art. Il est vrai qu’il avait raté le tableau qui devait retracer cet événement, qu’il n’avait même pas réussi à le terminer, mais ce tableau restait imaginable, quelqu’un d’autre aurait pu le réaliser – il aurait sans doute fallu, pour cela, un meilleur peintre. Alors qu’aucun tableau ne lui paraissait capable d’exprimer clairement la différence de dynamisme économique entre ces deux entreprises, situées à quelques dizaines de mètres, sur le même trottoir d’une rue banale et plutôt triste qui longeait une voie ferrée dans la banlieue est de Zurich.

Sur ces entrefaites, un troisième cercueil fut introduit dans la fourgonnette. Sans attendre le quatrième, Jed entra dans l’immeuble, monta quelques marches jusqu’à un palier sur lequel s’ouvraient trois portes. Il poussa celle de droite, où était indiqué Wartesaal, et pénétra dans une salle d’attente aux murs crème, au terne mobilier de plastique – qui ressemblait un peu, à vrai dire, à celle dans laquelle il avait patienté au Quai des Orfèvres, sauf que cette fois il n’y avait pas de
vue imprenable sur le pont des Arts
, et que les fenêtres n’ouvraient que sur une banlieue résidentielle anonyme. Les haut-parleurs fixés en haut des murs diffusaient une musique d’ambiance certes triste, mais à laquelle on pouvait associer le qualificatif de
digne
– probablement du Barber.

Les cinq personnes réunies là étaient sans nul doute des
candidats au suicide
, mais on peinait à les définir plus avant. Leur âge même était assez indiscernable, cela pouvait être entre cinquante et soixante-dix ans – pas très âgés donc, son père lors de sa venue avait probablement été le
doyen de sa promotion
. L’un des hommes, avec ses moustaches blanches et son teint rubicond, était manifestement un Anglais ; mais les autres, même du point de vue nationalité, étaient difficiles à situer. Un homme émacié, au physique latin, au teint d’un jaune brunâtre et aux joues terriblement creuses – le seul en réalité qui donnait l’impression d’être atteint d’une grave maladie – lisait avec passion (il avait brièvement levé la tête à l’entrée de Jed, puis s’était aussitôt replongé dans sa lecture) un volume des aventures de Spirou en édition espagnole ; il devait venir d’un pays sud-américain quelconque.

Jed hésita, puis choisit finalement de s’adresser à une femme d’une soixantaine d’années qui ressemblait à une ménagère de l’Allgâu typique, et qui donnait l’impression de posséder des compétences extraordinaires en matière de points de tricot. Elle lui apprit qu’il y avait, en effet, une pièce de réception, il fallait ressortir, c’était la porte de gauche sur le palier.

Rien n’était indiqué, Jed poussa la porte de gauche. Une fille décorative sans plus (ils avaient certainement beaucoup mieux au
Babylon FKK Relax-Oase
, se dit-il) attendait derrière son comptoir en remplissant laborieusement une grille de mots fléchés. Jed lui expliqua sa requête, qui parut la choquer : les gens de la famille ne venaient pas après le décès, lui répondit-elle. Parfois avant, jamais après.
«Sometimes before… Never after…»
répéta-t-elle plusieurs fois de suite, en mâchonnant péniblement ses mots. Cette demeurée commençait à l’énerver, il haussa le ton en répétant qu’il n’avait pas pu venir avant, et qu’il tenait absolument à voir quelqu’un de la direction, qu’il avait le droit de consulter le dossier de son père. Ce mot de droit parut l’impressionner ; avec une mauvaise volonté évidente, elle décrocha son téléphone. Quelques minutes plus tard, une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’un tailleur clair, fit son entrée dans la pièce. Elle avait consulté le dossier : en effet, son père s’était présenté au matin du lundi 10 décembre ; l’opération s’était déroulée « tout à fait normalement », ajouta-t-elle.

Il avait dû arriver le dimanche soir, le 9, se dit Jed. Où avait-il passé sa dernière nuit ? S’était-il offert le Baur au Lac ? Il l’espérait, sans trop y croire. Il était certain en tout cas qu’il avait réglé sa note en partant, qu’il n’avait rien laissé derrière lui.

Il insista encore, se fit implorant. Il était en voyage au moment où c’était arrivé, prétendit-il, il n’avait pas pu être là, maintenant il voulait en savoir plus, connaître tous les détails sur les derniers instants de son père. La femme, visiblement agacée, finit par céder, l’invita à l’accompagner. Il la suivit dans un long couloir sombre, encombré d’armoires de classement métalliques, avant de pénétrer dans son bureau, lumineux et fonctionnel, qui donnait sur une sorte de jardin public.

« Voilà le dossier de votre père… » dit-elle en lui tendant une mince chemise. Le mot de
dossier
paraissait un peu exagéré: il y avait une feuille recto-verso, rédigée en suisse allemand.

«Je n’y comprends rien… Il faudrait que je fasse traduire.

— Mais qu’est-ce que vous voulez, exactement ? » Son calme se fissurait de minute en minute. « Je vous dis que tout est en ordre !

BOOK: La carte et le territoire
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