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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (35 page)

BOOK: La carte et le territoire
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— Il y a eu un examen médical, je suppose ?

— Naturellement. » D’après ce que Jed avait pu lire dans les reportages, l’examen médical se réduisait à une prise de tension et à quelques vagues questions, un
entretien de motivation
en quelque sorte, à cette exception près que tout le monde le réussissait, l’affaire était systématiquement bouclée en moins de dix minutes.

« Nous agissons en parfaite conformité avec la loi suisse, dit la femme, de plus en plus glaciale.

— Qu’est-ce que le corps est devenu ?

— Eh bien, comme l’immense majorité de nos clients, votre père avait opté pour la formule de l’incinération. Nous avons donc agi selon ses vœux ; puis nous avons dispersé ses cendres dans la nature. »

C’est bien cela, se dit Jed ; son père servait à présent de nourriture aux carpes brésiliennes du Ziirichsee.

La femme reprit le dossier, pensant visiblement que l’entretien était terminé, et se leva pour le ranger dans son armoire. Jed se leva aussi, s’approcha d’elle et la gifla violemment. Elle émit une sorte de gémissement très étouffé, mais n’eut pas le temps d’envisager une riposte. Il enchaîna par un violent uppercut au menton, suivi d’une série de manchettes rapides. Alors qu’elle vacillait sur place, tentant de reprendre sa respiration, il se recula pour prendre de l’élan et lui donna de toutes ses forces un coup de pied au niveau du plexus solaire. Cette fois elle s’effondra, heurtant violemment dans sa chute un angle métallique du bureau ; il y eut un craquement net. La colonne vertébrale avait dû en prendre un coup, se dit Jed. Il se pencha sur elle : elle était sonnée, respirait avec difficulté, mais elle respirait.

Il se dirigea rapidement vers la sortie, craignant plus ou moins que quelqu’un ne donne l’alerte, mais la réceptionniste leva à peine les yeux de ses mots fléchés ; il est vrai que la lutte avait été très silencieuse. La gare n’était qu’à deux cents mètres. Au moment où il y pénétrait, un train s’arrêta sur un des quais. Il monta sans prendre de billet, ne fut pas contrôlé et descendit en gare centrale de Zurich.

En arrivant à l’hôtel, il se rendit compte que cette scène de violence l’avait mis en forme. C’était la première fois de sa vie qu’il usait de violence physique à l’égard de quelqu’un ; et ça lui avait donné faim. Il dîna avec grand appétit, d’une raclette à la viande des Grisons et au jambon de montagne, qu’il accompagna d’un excellent vin rouge du Valais.

Le lendemain matin le beau temps était revenu sur Zurich, une fine couche de neige recouvrait le sol. Il se rendit à l’aéroport, s’attendant plus ou moins à être arrêté au contrôle des passeports, mais rien de tel ne se produisit. Et, les jours suivants, il n’eut pas davantage de nouvelles. Il était curieux qu’ils aient renoncé à porter plainte ; probablement ne souhaitaient-ils pas attirer l’attention sur leurs activités, en aucune manière. Il y avait peut-être du vrai, se dit-il, dans ces accusations relayées sur Internet portant sur l’enrichissement personnel des membres de l’association. Une euthanasie était facturée en moyenne cinq mille euros, alors que la dose létale de pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de gamme sans doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la Suisse était en situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se faire des couilles en or.

Son excitation retomba rapidement, laissant place à une vague de tristesse profonde, qu’il savait définitive. Trois jours après son arrivée, pour la première fois de sa vie, il passa seul la soirée de Noël. Il en fut de même le soir du Nouvel An. Et, les jours qui suivirent, il fut également seul.

ÉPILOGUE

Quelques mois plus tard, Jasselin partit à la retraite. C’était à vrai dire la date normale pour le faire, mais jusque-là il avait toujours pensé qu’il demanderait une prolongation d’au moins un an ou deux. L’affaire Houellebecq l’avait sérieusement ébranlé, la confiance qu’il éprouvait en lui-même, en sa capacité de faire son métier, s’était comme effritée. Personne ne lui avait fait de reproches, au contraire il était été nommé in extremis au grade de commissaire divisionnaire ; il n’assurerait pas la fonction, mais sa retraite en serait légèrement augmentée. Un pot de départ avait été prévu, et même un pot de grande ampleur, l’ensemble de la Brigade criminelle était convié, et le Préfet de police prononcerait une allocution. En somme il partait avec les honneurs, on souhaitait visiblement lui faire savoir qu’il avait été, si l’on considérait l’ensemble de sa carrière, un bon policier. Et c’est vrai, il pensait qu’il avait été, la plupart du temps, un policier honorable, un policier obstiné en tout cas, et l’obstination est peut-être en fin de compte la seule qualité humaine qui vaille non seulement dans la profession de policier mais dans beaucoup de professions, dans toutes celles au moins qui ont à voir avec la notion de vérité.

Quelques jours avant son départ effectif il invita Ferber à déjeuner, dans un petit restaurant de la place Dauphine. C’était un lundi 30 avril, beaucoup de gens avaient fait le pont, Paris était très calme et dans le restaurant il n’y avait que quelques couples de touristes. Le printemps était bien là, les bourgeons étaient éclos, des particules de poussière et de pollen dansaient dans la lumière. Ils s’étaient installés à une table en terrasse, et commandèrent deux pastis avant le repas.

« Tu sais », dit-il au moment où le serveur posait leurs verres devant eux, « j’ai vraiment merdé sur cette affaire, du début à la fin. Si l’autre n’avait pas remarqué l’absence de son tableau, on serait encore en train de patauger.

— Ne sois pas trop dur avec toi-même ; c’est quand même toi qui as eu l’idée de l’emmener sur place.

— Non, Christian… » répondit doucement Jasselin. « Tu as oublié, mais cette idée, c’est toi qui l’as eue.

« Je suis trop vieux… » poursuivit-il un peu plus tard. « Je suis simplement trop vieux pour ce métier. Le cerveau s’ankylose, comme tout le reste, avec les années ; plus vite que tout le reste, même, il me semble. L’homme n’a pas été construit au départ pour vivre quatre-vingts ou cent ans ; tout au plus trente-cinq ou quarante, comme dans les temps préhistoriques. Alors, il y a des organes qui tiennent le coup – remarquablement, même – et d’autres qui se cassent la gueule lentement – lentement ou vite.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? » demanda Ferber pour essayer de changer de conversation. « Tu restes à Paris ?

— Non, je vais m’installer en Bretagne. Dans la maison où ont vécu mes parents avant de monter à Paris. » Il y avait, en vérité, pas mal de travaux à faire avant d’envisager cette installation. Il était surprenant, se dit Jasselin, de penser à tous ces gens appartenant à un passé proche, et même très proche – ses propres parents – qui avaient vécu une grande partie de leur vie dans des conditions de confort qui paraissaient aujourd’hui inacceptables : pas de baignoire ni de douche, aucun système de chauffage réellement efficace. De toute façon, Hélène devait effectuer la fin de son année universitaire ; leur installation ne pourrait vraisemblablement avoir lieu qu’à la fin de l’été. Il n’aimait pas du tout le bricolage, dit-il à Ferber, mais le jardinage oui, il se promettait de vraies joies à entretenir son potager.

« Et puis », dit-il avec un demi-sourire, « je vais lire des romans policiers. Je ne l’ai presque jamais fait pendant mes années d’activité, là je vais essayer de m’y mettre. Mais je n’ai pas envie de lire des Américains, et j’ai l’impression qu’il y a surtout ça. Tu n’aurais pas un Français à me conseiller ?

— Jonquet » répondit Ferber sans hésiter. « Thierry Jonquet. En France c’est le meilleur, à mon avis. »

Jasselin prit note du nom sur son calepin au moment où le serveur lui apportait sa sole meunière. Le restaurant était bon, ils parlaient assez peu mais il se sentait heureux d’être avec Ferber une dernière fois, et il lui était reconnaissant de ne pas prononcer de banalités sur la possibilité de se revoir, de garder le contact. Il allait partir s’installer en province et Ferber resterait à Paris, il allait devenir un bon policier, un très bon policier même, il serait probablement nommé capitaine d’ici la fin de l’année, commandant un peu plus tard, et ensuite commissaire ; mais ils ne se reverraient, vraisemblablement, jamais.

Ils s’attardaient dans ce restaurant, tous les touristes étaient partis. Jasselin termina son dessert – une charlotte aux marrons glacés. Un rayon de soleil passant entre les platanes illumina la place, splendide.

« Christian… » dit-il après une hésitation, et à sa propre surprise il s’aperçut que sa voix tremblait un peu. « Je voudrais que tu me promettes une chose : ne laisse pas tomber l’affaire Houellebecq. Je sais que ça ne dépend plus vraiment de nous, mais je voudrais que tu relances régulièrement les gens de l’Office de lutte contre le trafic d’objets d’art, et que tu me préviennes quand ils auront abouti. »

Ferber hocha la tête, promit.

Au fur et à mesure que les mois passaient, aucune trace du tableau n’apparaissant dans les réseaux habituels, il devint de plus en plus clair que l’assassin n’était pas un voleur professionnel, mais un collectionneur, qui avait agi pour son propre compte, sans aucune intention de se séparer de l’objet. C’était la pire des configurations possibles, et Ferber poursuivit ses investigations en direction des hôpitaux, en les élargissant aux cliniques privées – celles du moins qui acceptaient de leur répondre ; l’utilisation de matériel chirurgical spécialisé demeurait leur seule piste sérieuse.

L’affaire ne fut résolue que trois ans plus tard, et ce fut par hasard. Patrouillant sur l’autoroute A8 en direction Nice-Marseille, une escouade de gendarmerie tenta d’intercepter une Porsche 911 Carrera qui roulait à 210 km/heure. Le conducteur prit la fuite, et ne fut arrêté qu’à la hauteur de Fréjus. Il s’avéra qu’il s’agissait d’une voiture volée, que l’homme était en état d’ébriété, et qu’il était bien connu des services de police. Patrick Le Braouzec avait été condamné plusieurs fois pour des délits banaux et relativement mineurs – proxénétisme, coups et blessures – mais une rumeur persistante lui prêtait Tassez étrange spécialité de trafiquant d’insectes. Il existe plus d’un million d’espèces d’insectes, et on en découvre de nouvelles chaque année, en particulier dans les régions équatoriales. Certains amateurs fortunés sont prêts à payer des sommes élevées, et même très élevées, pour un beau spécimen d’une espèce rare – naturalisé, ou de préférence vivant. La capture et a fortiori l’exportation de ces animaux sont soumises à des règles très strictes, que Le Braouzec était jusqu’à présent parvenu à contourner – il n’avait jamais été pris sur le fait, et justifiait ses voyages réguliers en Nouvelle-Guinée, à Sumatra ou en Guyane par son goût de la jungle et de la vie sauvage. De fait, l’homme avait un tempérament d’aventurier, et faisait preuve d’un réel courage physique : il s’enfonçait seul, sans guide, parfois pendant plusieurs semaines, à travers certaines des jungles les plus dangereuses de la planète, muni de quelques provisions, d’un couteau de combat et de pastilles de purification d’eau.

Cette fois, on découvrit dans le coffre de la voiture une mallette rigide revêtue de cuir souple, percée de trous multiples pour l’aération ; les perforations étaient presque invisibles, et à première vue l’objet pouvait parfaitement passer pour l’attaché-case d’un cadre ordinaire. À l’intérieur, séparés par des cloisons de Plexiglas, il y avait une cinquantaine d’insectes parmi lesquels les gendarmes reconnurent immédiatement un scolopendre, une mygale et un perce-oreilles géant ; les autres ne furent déterminés que quelques jours plus tard par le Muséum d’histoire naturelle de Nice. Ils adressèrent la liste à un spécialiste – le seul spécialiste français, en réalité, de ce type de délinquance – qui se livra à une estimation rapide : aux prix du marché, l’ensemble pouvait se négocier autour de cent mille euros.

Le Braouzec reconnut les faits sans difficulté. Il était en différend avec un de ses clients – un chirurgien cannois – sur le paiement d’une livraison précédente. Il avait accepté de revenir négocier avec des spécimens supplémentaires. La discussion s’était envenimée, il avait frappé l’homme, qui était tombé la tête en arrière sur une table basse de marbre. Le Braouzec pensait qu’il était mort. « C’était un accident », se défendit-il, « je n’avais pas du tout l’intention de le tuer ». Il s’était affolé, et au lieu d’appeler un taxi pour revenir, comme il l’avait fait à l’aller, il avait volé la voiture de sa victime. Ainsi, sa carrière de délinquant s’achevait comme elle s’était toujours déroulée, dans la stupidité et la violence.

Ce fut le SRPJ de Nice qui se déplaça à la villa d’Adolphe Petissaud, le praticien cannois. Il habitait avenue de la Californie, sur les hauteurs de Cannes, et possédait 80 % des parts de sa propre clinique, spécialisée dans la chirurgie plastique et reconstructrice masculine. Il vivait seul. Manifestement il avait de gros moyens, la pelouse et la piscine étaient impeccablement entretenues, et il pouvait y avoir une dizaine de pièces.

Celles du rez-de-chaussée et de l’étage ne leur apprirent à peu près rien. On avait affaire au cadre de vie classique, prévisible, d’un grand bourgeois hédoniste et pas très raffiné qui gisait à présent, le crâne fracassé dans une mare de sang, sur le tapis du salon. Le Braouzec avait probablement dit vrai : il s’agissait, tout bêtement, d’une discussion d’affaires qui avait mal tourné, aucune préméditation ne pourrait être retenue contre lui. Il prendrait quand même, vraisemblablement, au moins dix ans.

Le sous-sol, par contre, devait leur réserver une vraie surprise. C’étaient presque tous des policiers endurcis, expérimentés, la région niçoise est connue depuis longtemps pour son taux de délinquance élevé, devenue encore plus violente avec l’apparition de la mafia russe ; mais ni le commandant Bardèche, qui était à la tête de l’équipe, ni aucun de ses hommes n’avait jamais vu cela.

Les quatre murs de la pièce, de vingt mètres sur dix, étaient presque entièrement meublés d’étagères vitrées de deux mètres de haut. Régulièrement disposées à l’intérieur de ces étagères, éclairées par des spots, s’alignaient de monstrueuses chimères humaines. Des sexes étaient greffés sur des torses, des bras minuscules de fœtus prolongeaient des nez, formant comme des trompes. D’autres compositions étaient des magmas de membres humains accolés, entremêlés, suturés, entourant des têtes grimaçantes. Tout cela était conservé par des moyens qui leur étaient inconnus, mais les représentations étaient d’un réalisme insoutenable : les visages tailladés et souvent énucléés étaient immobilisés dans d’atroces rictus de douleur, des couronnes de sang séché entouraient les amputations. Petissaud était un pervers grave, qui exerçait sa perversion à un niveau inhabituel, il devait y avoir des complicités, un trafic de cadavres, et probablement aussi de fœtus, cela allait être une enquête longue, se dit Bardèche en même temps que l’un de ses adjoints, un jeune brigadier qui venait d’entrer dans l’équipe, s’évanouissait et tombait doucement, avec grâce, comme une fleur coupée, sur le sol à quelques mètres devant lui.

BOOK: La carte et le territoire
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