La carte et le territoire (36 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

BOOK: La carte et le territoire
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Il songea aussi, fugitivement, que c’était là une excellente nouvelle pour Le Braouzec : un bon avocat n’aurait aucun mal à exploiter les faits, à dépeindre le caractère monstrueux de la victime, cela aurait certainement une influence sur la décision du jury.

Le centre de la pièce était occupé par une immense table lumineuse, d’au moins cinq mètres sur dix. À l’intérieur, séparés par des cloisons transparentes, s’agitaient des centaines d’insectes, regroupés par espèces. Actionnant accidentellement une commande placée sur le bord de la table, un des policiers déclencha l’ouverture d’une cloison : une dizaine de mygales se précipitèrent, s’agitant sur leurs pattes velues, vers le compartiment voisin, entreprenant aussitôt de mettre en pièces les insectes qui l’occupaient – de gros mille-pattes rougeâtres. Ainsi, voilà à quoi le docteur Petissaud occupait ses soirées au lieu de se distraire, comme la plupart de ses confrères, à d’anodines orgies de prostituées slaves. Il se prenait pour Dieu, tout simplement ; et il en agissait avec ses populations d’insectes comme Dieu avec les populations humaines.

Les choses en seraient probablement restées là sans l’intervention de Le Guern, un jeune brigadier breton, récemment muté à Nice, et que Bardèche se réjouissait tout particulièrement d’avoir pris dans son équipe. Avant d’entrer dans la police, Le Guern avait fait deux années d’études aux Beaux-arts de Rennes, et dans un fusain de petite taille accroché au mur, dans l’un des rares interstices laissés par les vitrines, il reconnut une esquisse de Francis Bacon. De fait, quatre œuvres d’art étaient disposées dans la cave, presque exactement aux quatre coins de la pièce. Outre l’esquisse de Bacon, il y avait deux plastinations de von Hagens – deux réalisations elles-mêmes assez répugnantes. Enfin, il y avait une toile dans laquelle Le Guern crut reconnaître la dernière œuvre en date de Jed Martin, « Michel Houellebecq, écrivain ».

De retour au commissariat, Bardèche consulta immédiatement le fichier TREIMA : Le Guern avait vu juste, sur tous les points. Les deux plastinations avaient apparemment été acquises de manière tout à fait légale ; l’esquisse de Bacon avait par contre été volée, une dizaine d’années plus tôt, à un musée de Chicago. Les auteurs du vol avaient été arrêtés quelques années auparavant, et ils s’étaient signalés par un refus systématique de donner leurs acheteurs, assez rare dans le milieu. C’était un dessin de format modeste, acquis à une époque où la cote de Bacon était en légère baisse, et Petissaud l’avait sans doute payé la moitié du prix du marché, c’était le ratio qui se pratiquait habituellement ; pour un homme de son niveau de revenus c’était une dépense importante, mais encore envisageable. Bardèche fut par contre effaré par les cotations qu’atteignaient maintenant les œuvres de Jed Martin ; même à moitié prix, en aucun cas le chirurgien n’aurait eu les moyens de se payer une toile de cette envergure.

Il téléphona aussitôt à l’Office de lutte contre le trafic d’objets d’art, où son appel déclencha une agitation considérable : il s’agissait, tout simplement, de la plus grosse affaire qu’ils aient eue sur les bras ces cinq dernières années. Au fur et à mesure que la cote de Jed Martin augmentait dans des proportions vertigineuses, ils s’attendaient à ce que la toile réapparaisse, de manière imminente, sur le marché ; mais cela ne se produisait pas, ce qui les laissait de plus en plus perplexes.

Encore un point positif pour Le Braouzec, se dit Bardèche : il repart avec une mallette d’insectes évaluée à cent mille euros, et une Porsche qui ne valait guère davantage, en laissant sur place une toile évaluée à douze millions d’euros. Voilà qui dénotait l’affolement, l’improvisation, le crime de hasard, n’aurait aucun mal à faire valoir un bon avocat, même si l’aventurier avait vraisemblablement ignoré la valeur de ce qu’il avait eu à portée de la main.

Un quart d’heure plus tard le directeur de l’Office lui téléphona en personne, pour le féliciter chaleureusement et lui communiquer le téléphone – numéro de bureau et portable – du commandant Ferber, qui était chargé de l’enquête à la Brigade criminelle.

Il appela immédiatement le collègue. Il était un peu plus de vingt et une heures, mais il était encore à son bureau, qu’il s’apprêtait à quitter. Lui aussi parut profondément soulagé de la nouvelle ; il commençait à penser qu’ils n’y arriveraient jamais, dit-il, une affaire non résolue c’est comme une vieille blessure, ajouta-t-il en plaisantant à moitié, ça ne vous laisse jamais complètement en paix, enfin il supposait que Bardèche devait savoir.

Oui, Bardèche savait ; il promit de lui adresser dès le lendemain un rapport succinct, avant de raccrocher.

Le lendemain, en fin de matinée, Ferber reçut un mail qui synthétisait leurs découvertes. La clinique du docteur Petissaud faisait partie de celles qui avaient répondu à leur enquête, remarqua-t-il au passage ; ils admettaient posséder un découpeur laser, mais affirmaient que l’appareil se trouvait toujours dans leurs locaux. Il retrouva la lettre : elle était signée de Petissaud lui-même. Ils auraient pu, songea-t-il un instant, s’étonner de ce qu’une clinique spécialisée dans la chirurgie plastique reconstructrice possède un appareil destiné aux amputations ; mais, à vrai dire, rien dans l’intitulé de la clinique n’indiquait sa spécialité ; et ils avaient reçu des centaines de réponses. Non, conclut-il, ils n’avaient aucun reproche sérieux à se faire sur ce dossier. Avant d’appeler Jasselin chez lui en Bretagne, il s’attarda quelques instants sur la physionomie des deux meurtriers. Le Braouzec avait le physique d’une brute de base, sans scrupules, sans véritable cruauté non plus. C’était un criminel ordinaire, un criminel comme ils en croisaient tous les jours. Petissaud était plus surprenant : assez beau, bronzé d’une manière que l’on devinait permanente, il souriait devant l’objectif, affichant une assurance sans complexes. Il avait au fond assez exactement le physique que l’on associe à un chirurgien esthétique cannois habitant avenue de la Californie. Bardèche avait raison : c’était le genre de type qui se retrouvait, de temps en temps, pris dans les filets de la Brigade des moeurs ; jamais dans ceux de la Brigade criminelle. L’humanité est parfois étrange, se dit-il en composant le numéro ; mais malheureusement c’était le plus souvent dans le genre étrange et répugnant, rarement dans le genre étrange et admirable. Il se sentait cependant apaisé, serein, et il savait que Jasselin le serait encore bien davantage ; et que c’était maintenant seulement qu’il pourrait vraiment profiter de sa retraite. Même si c’était d’une manière indirecte et anormale, le coupable avait été châtié ; l’équilibre avait été rétabli. La coupure pouvait se refermer.

Les instructions du testament de Houellebecq étaient claires : au cas où il disparaîtrait avant Jed Martin, le tableau devrait lui revenir. Ferber n’eut aucun mal à joindre Jed au téléphone : il était chez lui ; non, il ne le dérangeait pas. En réalité si, un peu, il était en train de regarder une anthologie de La Bande à Picsou sur Disney Channel, mais il s’abstint de le préciser.

Ce tableau qui avait déjà été mêlé à deux meurtres arriva chez Jed sans précaution particulière, dans une fourgonnette de police ordinaire. Il l’installa sur son chevalet, au centre de la pièce, avant de retourner à ses occupations, qui étaient pour l’heure assez calmes : il nettoyait ses lentilles additionnelles, faisait un peu de rangement. Son cerveau fonctionnait passablement au ralenti, et ce n’est qu’au bout de quelques jours qu’il prit conscience que le tableau le gênait, qu’il se sentait mal à l’aise en sa présence. Ce n’était pas seulement le parfum de sang qui semblait flotter autour de lui, comme il flotte autour de certains joyaux célèbres, et des objets en général qui ont déclenché les passions humaines ; c’était surtout le regard de Houellebecq dont l’expressivité fulgurante lui paraissait incongrue, anormale, maintenant que l’écrivain était mort et qu’il avait vu les pelletées de terre s’écraser une par une, sur son cercueil, au milieu du cimetière du Montparnasse. Même s’il n’arrivait plus à la supporter c’était sans conteste une bonne toile, l’impression de vie donnée par l’écrivain était stupéfiante, il aurait été stupide de jouer la modestie. De là à ce qu’elle vaille douze millions d’euros c’était une autre affaire, sur laquelle il avait toujours refusé de se prononcer, lâchant juste une fois, à un journaliste particulièrement insistant : « Il ne faut pas chercher de sens à ce qui n’en a aucun », retrouvant ainsi sans en être pleinement conscient la conclusion du Tractatus de Wittgenstein. « Sur ce dont je ne peux parler, j’ai obligation de me taire. »

Il téléphona à Franz le soir même pour lui expliquer les événements, et son intention de remettre « Michel Houellebecq, écrivain » sur le marché.

En arrivant Chez Claude, rue du Château-des-Rentiers, il eut la sensation, nette et indiscutable, que c’était la dernière fois qu’il pénétrait dans l’établissement ; il sut également que c’était sa dernière rencontre avec Franz. Celui-ci, tassé sur lui-même, était attablé à sa place habituelle devant un ballon de rouge ; il avait pris un coup de vieux, comme si de grands soucis s’étaient abattus sur lui. Certes il avait gagné beaucoup d’argent, mais il devait se dire qu’en attendant quelques années il aurait pu en gagner dix fois plus ; et sans doute aussi avait-il effectué des placements, source immanquable de tracas. Plus généralement, il semblait assez mal supporter son nouveau statut de fortune, comme c’est souvent le cas pour les gens issus d’un milieu pauvre : la fortune ne rend heureux que ceux qui ont toujours connu une certaine aisance, qui y sont depuis leur enfance préparés ; lorsqu’elle s’abat sur quelqu’un qui a connu des débuts difficiles, le premier sentiment qui l’envahit, qu’il parvient parfois temporairement à combattre, avant qu’à la fin il ne revienne le submerger tout entier, c’est tout simplement la peur. Jed de son côté, né dans un milieu aisé, ayant connu le succès très vite, acceptait sans trouble le fait d’avoir un solde créditeur de quatorze millions d’euros sur son compte courant. Il n’était même pas sérieusement importuné par son banquier. Depuis la dernière crise financière, bien pire que celle de 2008, qui avait entraîné la faillite du Crédit Suisse et de la Royal Bank of Scotland, sans parler de nombre d’autres établissements moins considérables, les banquiers faisaient profil bas, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils tenaient certes en réserve le baratin que leur formation les avait conditionnés à servir ; mais lorsqu’on leur indiquait qu’on n’était intéressé par aucun produit de placement ils renonçaient tout de suite, émettaient un soupir résigné, rangeaient paisiblement le petit dossier qu’ils avaient préparé, s’excusaient presque ; seul un ultime reste d’orgueil professionnel leur interdisait de proposer un compte sur livret rémunéré à 0,45 %. De manière plus générale on vivait une période idéologiquement étrange, où tout un chacun en Europe occidentale semblait persuadé que le capitalisme était condamné, et même condamné à brève échéance, qu’il vivait ses toutes dernières années, sans que pourtant les partis d’ultra-gauche ne parviennent à séduire au-delà de leur clientèle habituelle de masochistes hargneux. Un voile de cendres semblait s’être répandu sur les esprits.

Ils discutèrent quelques minutes de la situation du marché de l’art, qui était passablement démente. Beaucoup d’experts avaient cru qu’à la période de frénésie spéculative qui avait précédé succéderait une période plus calme, où le marché croîtrait lentement, régulièrement, à un rythme normal ; certains avaient même prédit que l’art deviendrait une valeur refuge ; ils s’étaient trompés. « Il n’y a plus de valeur refuge », comme l’avait récemment titré le Financial Times dans un éditorial ; et la spéculation dans le domaine de l’art était devenue encore plus intense, plus désordonnée et plus frénétique, des cotes se faisaient et se défaisaient en un éclair, le classement ArtPrice s’établissait maintenant sur une base hebdomadaire.

Ils reprirent un verre de vin, puis un troisième. « Je peux trouver un acquéreur… » lâcha finalement Franz. « Bien sûr, ça va prendre un peu de temps. Au niveau de prix que tu as atteint, il n’y a plus grand monde… »

Jed n’était pas pressé, de toute façon. La conversation entre eux ralentit, avant de s’arrêter tout à fait. Ils se regardèrent, un peu désolés. « On a connu des trucs… ensemble » tenta de dire Jed dans un ultime effort, mais sa voix s’éteignit avant même la fin de la phrase. Au moment où il se levait pour partir, Franz lui dit :

« Tu as remarqué… Je ne t’ai pas demandé ce que tu faisais.

— J’ai remarqué. »

De fait il tournait en rond, c’est le moins qu’on puisse dire. Il était tellement désœuvré que, depuis quelques semaines, il s’était mis à parler à son chauffe-eau. Et le plus inquiétant – il en avait pris conscience l’avant-veille – était qu’il s’attendait maintenant à ce que le chauffe-eau lui réponde. L’appareil produisait il est vrai des bruits de plus en plus variés : gémissements, ronflements, claquements secs, sifflements de tonalité et de volume variés ; on pouvait s’attendre un jour ou l’autre à ce qu’il accède au langage articulé. Il était, en somme, son plus ancien compagnon.

Six mois plus tard, Jed décida de déménager pour s’installer dans l’ancienne maison de ses grands-parents, dans la Creuse. Il avait péniblement conscience, ce faisant, de suivre le chemin emprunté par Houellebecq quelques années auparavant. Il se répétait, pour s’en persuader, qu’il y avait d’importantes différences. D’abord, Houellebecq avait déménagé pour le Loiret en quittant l’Irlande ; la vraie rupture pour lui s’était produite avant, quand il avait quitté Paris, centre sociologique de son activité d’écrivain et de ses amitiés, on pouvait du moins le supposer, pour l’Irlande. La rupture qu’accomplissait maintenant Jed, quittant le centre sociologique de son activité d’artiste, était du même ordre. À vrai dire, dans les faits, il l’avait déjà plus ou moins accomplie. Dans les premiers mois suivant son accession à la notoriété internationale, il avait accepté de participer à des biennales, d’assister à des vernissages, de donner de nombreuses interviews – et même, une fois, de prononcer une conférence, dont il ne conservait d’ailleurs aucun souvenir. Puis il avait réduit, avait négligé de répondre aux invitations et aux mails, et en un peu moins de deux ans il était retombé dans cette solitude accablante, mais à ses yeux indispensable et riche, un peu comme le néant « riche de possibilités innombrables » de la pensée bouddhiste. Sauf que pour l’instant le néant n’engendrait que le néant, et c’était surtout pour cela qu’il changeait de résidence, dans l’espoir de retrouver cette impulsion bizarre qui l’avait poussé par le passé à ajouter de nouveaux objets, qualifiés $ artistiques, aux innombrables objets naturels ou artificiels déjà présents dans le monde. Ce n’était pas, comme Houellebecq, pour partir à la recherche d’un hypothétique état d’enfance. D’ailleurs il n’avait pas passé son enfance dans la Creuse, seulement quelques vacances d’été dont il ne gardait aucun souvenir précis, juste celui d’un bonheur indéfini, brutal.

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