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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (37 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Avant de quitter la région parisienne il avait une dernière tâche à accomplir, pénible, dont il avait retardé l’échéance autant que possible. Il y a quelques mois déjà, il avait conclu un accord de vente pour la maison du Raincy avec Alain Sémoun, un type qui souhaitait y installer son entreprise. Il avait fait fortune grâce à un site Internet de téléchargement de messages d’accueil et de fonds d’écran pour téléphone portable. Ça n’avait l’air de rien comme activité, c’était plutôt simpliste, mais il en était devenu, en l’espace de quelques années, le numéro 1 mondial. Il avait conclu des contrats d’exclusivité avec de nombreuses personnalités, et moyennant une somme modique on pouvait, en passant par son site, personnaliser son téléphone avec l’image et la voix de Paris

Hilton, Deborah Channel, Dimitri Medvedev, Puff Puff Daddy et bien d’autres. Il souhaitait utiliser la maison comme siège social – il trouvait la bibliothèque « hyper classe » – et construire des ateliers modernes dans le parc. Selon lui, Le Raincy recelait une « énergie de folie », qu’il se faisait fort de canaliser ; c’était une manière de voir les choses. Jed soupçonnait qu’il surjouait un peu son intérêt pour les banlieues difficiles, mais c’était un type qui aurait surjoué jusqu’à l’achat d’un pack de Volvic. Il avait en tout cas une tchatche considérable, et avait gratté le maximum de toutes les subventions locales ou nationales disponibles ; il avait même failli entuber Jed sur le prix de la transaction, mais celui-ci s’était repris, et l’autre avait fini par proposer un prix raisonnable. Jed n’avait évidemment pas besoin de cet argent, mais il aurait trouvé indigne à la mémoire de son père de brader cet endroit où celui-ci avait essayé de vivre ; où il avait essayé, ne serait-ce que quelques années, de construire une vie de famille.

Un vent violent soufflait de l’est lorsqu’il prit la sortie en direction du Raincy. Cela faisait dix ans qu’il n’était pas venu. Le portail grinçait un peu, mais s’ouvrit sans difficulté. Les branches des peupliers et des trembles s’agitaient sur le ciel d’un gris sombre. La trace d’une allée se distinguait encore entre les massifs d’herbe, les buissons d’orties et de ronces. Il songea avec une vague horreur que c’était là qu’il avait vécu ses premières années, ses premiers mois même, et ce fut comme si les enveloppes du temps se refermaient sur lui avec un bruit mat ; il était encore jeune, se dit-il, il n’avait encore vécu que la première moitié de son déclin.

Les volets fermés, aux persiennes blanches, ne portaient aucune trace d’effraction, et la serrure blindée de la porte principale joua sans difficulté ; c’était étonnant. Sans doute le bruit s’était-il répandu, dans les cités avoisinantes, qu’il n’y avait rien à voler dans cette maison, qu’elle ne justifiait même pas une tentative de cambriolage. C’était exact, il n’y avait rien – rien de négociable. Aucun appareillage électronique récent ; des meubles massifs, sans style. Les rares bijoux de sa mère, son père les avait emportés avec lui – dans la maison de retraite de Boulogne, puis dans celle du Vésinet. Le coffret avait été remis à Jed peu après sa mort ; il l’avait immédiatement rangé au sommet d’une armoire, tout en sachant qu’il ferait mieux de le déposer au Crédit municipal, sinon tôt ou tard il allait retomber dessus, et ça l’amènerait inévitablement à des pensées tristes, parce que si la vie de son père n’était pas très gaie, que dire de celle de sa mère ?

Il reconnut sans difficulté la disposition des meubles, la configuration des pièces. Cette unité fonctionnelle d’habitation humaine, qui aurait pu sans difficulté accueillir dix personnes, n’en avait hébergé que trois, au temps de sa plus grande splendeur – puis deux, puis une, et à la fin plus personne. Il s’interrogea quelques instants au sujet du chauffe-eau. Jamais, durant son enfance et son adolescence même, il n’avait entendu parler de problèmes de chauffe-eau ; et lors des brefs séjours qu’il avait effectués, jeune homme, chez son père, il n’en avait pas davantage été question. Peut-être son père avait-il fait l’acquisition d’un chauffe-eau exceptionnel, un chauffe-eau « aux pieds d’airain, dont les membres sont solides comme les colonnes du temple de Jérusalem », ainsi que s’exprime le livre saint pour qualifier la femme sage.

Sur un de ces profonds canapés de cuir sans doute, protégé par les fenêtres aux vitres cathédrale de la chaleur d’une après-midi d’été, il avait lu les aventures de Spirou et Fantasio, ou les poèmes d’Alfred de Musset. Il comprit alors qu’il allait devoir agir vite, et se dirigea vers le bureau de son père.

Il trouva les cartons à dessins sans difficulté, dès la première armoire qu’il ouvrit. Il y en avait une trentaine, de 50 centimètres sur 80, recouverts de cette espèce de papier aux tristes motifs noirs et verts qui recouvrait systématiquement les cartons à dessins au siècle précédent. Ils étaient fermés par des rubans noirs usés, proches de la rupture, et bourrés à craquer de centaines de feuilles au format A2, cela devait représenter des années de travail. Il en prit quatre sous ses bras, redescendit, ouvrit le coffre de son Audi.

Au moment où il effectuait son troisième voyage, il remarqua un grand Noir qui l’observait, de l’autre côté de la rue, en parlant dans son téléphone portable. C’était une baraque impressionnante, au crâne rasé, il devait mesurer plus d’un mètre quatre-vingt-dix et peser dans les cent kilos, mais ses traits étaient juvéniles, il ne devait pas avoir plus de seize ans. Jed supposa qu’Alain Sémoun protégeait son investissement, envisagea un moment d’aller s’expliquer, y renonça, espérant que la description du Noir permettrait à son interlocuteur de le reconnaître. Ce dut être le cas, parce que l’autre ne fît rien pour l’interrompre, se contentant de le surveiller jusqu’à ce qu’il termine son chargement.

Il erra encore quelques minutes à l’étage sans ressentir rien de précis, sans même se rappeler quoi que ce soit, il savait pourtant qu’il ne reviendrait jamais dans cette maison qui de toute façon allait beaucoup changer, l’autre abruti allait probablement casser des cloisons et tout repeindre en blanc, mais rien n’y faisait, rien ne parvenait à s’imprimer dans son esprit, il marchait dans les limbes d’une tristesse indéfinie, huileuse. En sortant, il referma soigneusement le portail. Le Noir était parti. D’un seul coup le vent retomba, les branches des peupliers étaient immobiles, il y eut un moment de silence total. Il fit demi-tour, s’engagea dans la rue de l’Égalité, retrouva facilement l’entrée de l’autoroute.

Jed n’avait pas l’habitude des élévations, des plans, des coupes par lesquelles les architectes précisent les spécifications des bâtiments qu’ils sont en train de concevoir ; aussi, la première représentation d’artiste qu’il découvrit, à la fin du premier carton à dessins, lui causa un choc. Cela n’évoquait en rien un immeuble d’habitation, mais plutôt une sorte de réseau neuronal, où les cellules habitables étaient séparées par de longs passages incurvés, couverts ou à l’air libre, qui se ramifiaient en étoile. Les cellules étaient de dimension très variable, et de forme plutôt circulaire ou ovale – ce qui surprit Jed ; il aurait imaginé son père plus attaché à la ligne droite. Un autre point frappant était l’absence totale de fenêtres ; les toits, par contre, étaient transparents. Ainsi, une fois rentrés chez eux, les habitants de la cité n’auraient plus aucun contact visuel avec le monde extérieur – à l’exception du ciel.

Le second carton à dessins était consacré à des vues de détail de l’intérieur des habitations. Ce qui frappait d’abord était l’absence quasi totale de meubles – rendue possible par l’utilisation systématique de petites différences de niveau dans la hauteur du sol. Ainsi, les zones de couchage étaient des excavations rectangulaires, d’une profondeur de quarante centimètres, on descendait dans son lit au lieu d’y monter. De même, les baignoires étaient de grandes vasques rondes, dont le rebord était situé au niveau du sol. Jed se demanda quels matériaux son père avait eu l’intention d’utiliser ; probablement des matières plastiques, conclut-il, sans doute des polystyrènes, qui pouvaient par thermoformage se modeler sur à peu près n’importe quel schéma.

Vers neuf heures du soir, il se fit réchauffer des lasagnes au micro-ondes. Il les mangea lentement, en les accompagnant d’une bouteille de vin rouge ordinaire. Il se demandait si son père avait vraiment cru que ses projets pourraient trouver un financement, connaître une réalisation quelconque. Au début oui, sans doute, et cette simple pensée était déjà navrante, tant il paraissait évident a posteriori qu’il n’avait aucune chance. Il ne semblait pas, en tout cas, être jamais allé jusqu’au stade de la maquette.

Il termina la bouteille de vin avant de se replonger dans les projets de son père, sentant que l’exercice allait être de plus en plus déprimant. De fait, au fur et à mesure sans doute de ses échecs successifs, l’architecte Jean-Pierre Martin s’était livré à une fuite en avant dans l’imaginaire, multipliant les niveaux, les ramifications, les défis à la pesanteur, imaginant sans plus aucun souci de faisabilité ni de budget des citadelles cristallines et improbables.

Vers sept heures du matin, Jed aborda le contenu du dernier carton. Le jour se levait, encore indécis, sur la place des Alpes ; le temps promettait d’être gris, couvert, probablement jusqu’au soir. Les derniers dessins réalisés par son père n’évoquaient en aucun cas un bâtiment habitable, en tout cas par des humains. Des escaliers en spirale montaient vertigineusement jusqu’aux deux, rejoignant des passerelles ténues, translucides, qui unissaient des bâtiments irréguliers, lancéolés, d’une blancheur éblouissante, dont les formes rappelaient celles de certains cirrus. Au fond, se dit tristement Jed en refermant le dossier, son père n’avait jamais cessé de vouloir bâtir des maisons pour les hirondelles.

Jed ne se faisait aucune illusion sur l’accueil qui lui serait réservé par les habitants du village de ses grands-parents. Il avait pu le constater lorsqu’il parcourait la France profonde avec Olga, bien des années auparavant : en dehors de certaines zones très touristiques comme l’arrière-pays provençal ou la Dordogne, les habitants des zones rurales sont en général inhospitaliers, agressifs et stupides. Si l’on voulait éviter les agressions gratuites et plus généralement les ennuis au cours de son voyage, il était préférable, à tous points de vue, d’éviter de sortir des sentiers battus. Et cette hostilité, simplement latente à l’égard des visiteurs de passage, se transformait en haine pure et simple dès lors que ceux-ci faisaient l’acquisition d’une résidence. À la question de savoir quand un étranger au pays pouvait se faire accepter dans une zone rurale française, la réponse était -.jamais. Ils ne manifestaient d’ailleurs en cela aucun racisme, ni aucune xénophobie. Pour eux, un Parisien était un étranger à peu près au même titre qu’un Allemand du Nord, ou qu’un Sénégalais ; et les étrangers, décidément, ils ne les aimaient pas.

Un message laconique de Franz lui avait appris que « Michel Houellebecq, écrivain » venait d’être vendu – à un opérateur de téléphonie mobile hindou. Six millions d’euros supplémentaires venaient donc de s’ajouter à son compte en banque. Évidemment, la richesse des étrangers – qui payaient pour l’acquisition d’une propriété des sommes qu’eux-mêmes n’auraient jamais pu envisager de réunir – était l’un des motifs principaux du ressentiment des autochtones. Dans le cas de Jed, le fait qu’il soit artiste aggravait encore sa situation : sa richesse avait été acquise, aux yeux d’un cultivateur creusois, par des moyens douteux, à la limite de l’escroquerie. D’un autre côté il n’avait pas acheté sa propriété, il en avait hérité – et certains se souvenaient de lui à l’époque où il avait séjourné, pendant plusieurs étés, dans la maison de sa grand-mère. C’était déjà alors un enfant sauvage, peu liant ; et il ne fit rien, dès son arrivée, pour se faire apprécier – bien au contraire.

La maison de ses grands-parents donnait à l’arrière sur un très grand jardin, de presque un hectare. À l’époque où ils y vivaient tous les deux, il était entièrement aménagé en potager – puis, peu à peu, à mesure que les forces de sa grand-mère devenue veuve déclinaient, qu’elle se rapprochait d’une attente d’abord résignée puis impatiente de la mort, les surfaces cultivées s’étaient réduites, de plus en plus de carrés de légumes avaient été abandonnés, livrés aux herbes sauvages. L’arrière, non clôturé, donnait directement sur le bois de Grandmont – Jed se souvint qu’une fois, une biche poursuivie par des chasseurs avait trouvé refuge dans le jardin. Quelques semaines après son arrivée, il apprit qu’un terrain de cinquante hectares, mitoyen du sien, presque entièrement boisé, était à vendre ; il l’acheta sans hésiter.

Rapidement, le bruit se répandit qu’un Parisien un p^u taré rachetait sans discuter les prix, et à la fin de l’année Jed se trouvait propriétaire d’une superficie de sept cents hectares, d’un seul tenant. Vallonné et même accidenté par endroits, son domaine était presque entièrement recouvert de hêtres, de châtaigniers et de chênes ; un étang d’une cinquantaine de mètres de diamètre s’étendait en son milieu. Il laissa passer les grands froids, puis fit élever une barrière de treillage métallique d’une hauteur de trois mètres, qui le clôturait entièrement. En haut de la barrière courait un fil électrique alimenté par un générateur basse tension. L’ampérage délivré était insuffisant pour être létal, mais permettait de faire lâcher prise à quelqu’un qui aurait envisagé de tenter l’escalade – c’était le même, en fait, que celui des barrières électriques utilisées pour dissuader les troupeaux de vaches de quitter leur prairie. Il était, en cela, parfaitement dans les limites de la légalité, comme il le fit remarquer aux gendarmes qui vinrent lui rendre visite, à deux reprises, pour s’inquiéter des modifications survenues dans la physionomie du canton. Le maire se déplaça à son tour, et lui fit observer qu’en interdisant tout droit de passage aux chasseurs qui poursuivaient biches et sangliers dans ces forêts depuis des générations, il allait susciter, autour de sa personne, des inimitiés considérables. Jed l’écouta avec attention, convint que c’était jusqu’à un certain point regrettable, mais argua une nouvelle fois qu’il se situait dans les limites strictes de la légalité. Peu après cette conversation, il fit appel à une entreprise de génie civil pour construire une route qui traversait de part en part son domaine, aboutissant à un portail radiocommandé qui donnait directement sur la D50. De là, il n’était qu’à trois kilomètres de l’entrée de l’autoroute A20. Il prit l’habitude de faire ses courses au Carrefour de Limoges, où il était à peu près sûr de ne rencontrer personne du village. Il y allait généralement le mardi matin, dès l’ouverture, ayant remarqué que c’était à ce moment que l’afïluence y était la plus faible. Il avait, quelquefois, l’hypermarché pour lui tout seul – ce qui lui paraissait être une assez bonne approximation du bonheur.

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