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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (30 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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La complication du monde n'est pas justifiée. »

Yves Roissy - Réponse à Marcel Fréthrez

Après l'extrême tension des journées qui précédèrent la résurrection du prophète sous les traits de Vincent, après l'acmé de son apparition médiatique à l'entrée de la grotte, sous les rayons du soleil couchant, les journées qui suivirent me laissent le souvenir d'une détente floue, presque joyeuse. Flic et Savant avaient rapidement défini les limites de leurs attributions respectives ; je me rendis tout de suite compte qu'ils s'y tiendraient, et que, si aucune sympathie ne pouvait naître entre eux, ils fonctionneraient cependant en tandem efficace, car ils avaient besoin l'un de l'autre, le savaient, et partageaient le même goût pour une organisation sans faille.

Après le premier soir, Savant avait définitivement interdit aux journalistes l'accès au domaine, et il avait, au nom de Vincent, refusé toutes les interviews ; il avait même demandé une interdiction de survol - qui lui fut aussitôt accordée par le chef de la police, dont le but était d'essayer de calmer, autant que possible, l'agitation ambiante. En procédant ainsi il n'avait aucune intention particulière, si ce n'est de faire savoir aux médias mondiaux qu'il était le maître de l'information, qu'il était à sa source, et que rien ne pourrait passer sans avoir été

autorisé par lui. Après avoir campé sans succès devant l'entrée du domaine les journalistes repartirent donc, en groupes de plus en plus serrés, et au bout d'une semaine nous nous retrouvâmes seuls. Vincent semblait définitivement être passé dans une autre réalité, et nous n'avions plus aucun contact ; une fois cependant, en me croisant sur le raidillon rocheux qui menait à nos anciennes cellules, il m'invita à venir voir l'état d'avancement des plans de l'ambassade. Je le suivis dans une salle souterraine aux murs blancs, tapissée de hautparleurs et de vidéo-projecteurs, puis il mit en route la fonction « Présentation » du logiciel. Ce n'était pas une ambassade, et ce n'étaient même pas véritablement des plans. J'avais l'impression de traverser d'immenses rideaux de lumière qui naissaient, se formaient et s'évanouissaient tout autour de moi. Parfois j'étais au milieu d'objets petits, scintillants et jolis, qui m'entouraient de leur présence amicale ; puis une immense marée de lumière engloutissait l'ensemble, donnait naissance à un nouveau décor. Nous étions entièrement dans les blancs, du cristallin au laiteux, du mat à l'éblouissant ; cela n'avait aucun rapport avec une réalité possible, mais c'était beau. Je me dis que c'était peut-être la vraie nature de l'art que de donner à voir des mondes rêvés, des mondes impossibles, et que c'était une chose dont je ne m'étais jamais approché, dont je ne m'étais même jamais senti capable ; je compris également que l'ironie, le comique, l'humour devaient mourir, car le monde à

venir était le monde du bonheur, et ils n'y auraient plus aucune place.

Vincent n'avait rien d'un mâle dominant, il n'avait aucun goût pour les harems, et peu de jours après la mort du prophète il avait eu un long entretien avec Susan, à

la suite de quoi il avait rendu leur liberté aux autres filles. J'ignore ce qu'ils avaient pu se dire, j'ignore ce qu'elle croyait, si elle voyait en lui une réincarnation du prophète, si elle l'avait reconnu comme étant que Vincent, s'il lui avait avoué qu'il était son fils, ou si elle s'était fabriqué

une conception intermédiaire ; mais je pense que pour elle tout cela n'avait pas beaucoup d'importance. Incapable de tout relativisme, assez indifférente au fond à la question de la vérité, Susan ne pouvait vivre qu'en étant, et en étant entièrement, dans l'amour. Ayant trouvé un nouvel être à aimer, l'aimant peut-être depuis déjà longtemps, elle avait trouvé une nouvelle raison de vivre, et je savais sans risque d'erreur qu'ils resteraient ensemble jusqu'au dernier jour, jusqu'à ce que la mort les sépare comme on dit, sauf que peut-être cette fois la mort n'aurait pas lieu, Miskiewicz parviendrait à réaliser ses objectifs, ils renaîtraient ensemble dans des corps rénovés, et pour la première fois dans l'histoire du monde ils vivraient, effectivement, un amour qui n'aurait pas de fin. Ce n'est pas la lassitude qui met fin à l'amour, ou plutôt cette lassitude naît de l'impatience, de l'impatience des corps qui se savent condamnés et qui voudraient vivre, qui voudraient, dans le laps de temps qui leur est imparti, ne laisser passer aucune chance, ne laisser échapper aucune possibilité, qui voudraient utiliser au maximum ce temps de vie limité, déclinant, médiocre qui est le leur, et qui partant ne peuvent aimer qui que ce soit car tous les autres leur paraissent limités, déclinants, médiocres. Malgré cette nouvelle orientation vers la monogamie

- orientation implicite d'ailleurs, Vincent n'avait fait aucune déclaration dans ce sens, n'avait donné aucune directive, l'élection unique qu'il avait faite de Susan avait tout du choix purement individuel -, la semaine qui suivit la « résurrection » fut marquée par une activité

sexuelle renforcée, plus libre, plus diverse, j'entendis même parler de véritables orgies collectives. Les couples présents dans le centre ne semblaient pourtant nullement en souffrir, on n'observait aucune rupture des relations conjugales, ni même aucune dispute. Peut-être la perspective plus proche de l'immortalité donnait-elle déjà quelque consistance à cette notion d
'amour non-
possessif que
le prophète avait prêchée tout au long de sa vie sans jamais vraiment réussir à convaincre personne ; je crois surtout que la disparition de son écrasante présence masculine avait libéré les adeptes, leur avait donné envie de vivre des moments plus légers et plus ludiques. Ce qui m'attendait dans ma propre vie avait peu de chances d'être aussi drôle, j'en avais de plus en plus nettement le pressentiment. Ce ne fut que la veille de mon départ que je parvins, enfin, à joindre Esther : elle m'expliqua qu'elle avait été très occupée, elle avait interprété le rôle principal dans un court métrage, c'était un coup de chance, elle avait été prise au dernier moment, et le tournage avait démarré juste après ses examens qu'elle avait, par ailleurs, brillamment réussis ; en résumé, elle ne me parla que d'elle. Elle était au courant, pourtant, des événements survenus à Lanzarote, et savait que j'en avais été le témoin direct.
« Que fuerte ! »

s'exclama-t-elle, ce qui me parut un commentaire un peu mince ; je me rendis compte alors qu'avec elle aussi je garderais le silence, que je m'en tiendrais à la version usuelle d'une supercherie probable, sans jamais indiquer que j'avais été à ce point mêlé aux événements, et que Vincent était peut-être la seule personne au monde avec qui j'aurais la possibilité, un jour, d'en parler. Je compris alors pourquoi les éminences grises, et même les simples témoins d'un événement historique dont les déterminants profonds sont restés ignorés du grand public, éprouvent à un moment ou à un autre le besoin de libérer leur conscience, de coucher ce qu'ils savent sur le papier. Vincent m'accompagna le lendemain à l'aéroport d'Arrecife, il conduisait lui-même le 4x4. Au moment où nous longions de nouveau cette plage étrange, au sable noir parsemé de petits cailloux blancs, je tentai de lui expliquer ce besoin que j'éprouvais d'une confession écrite. Il m'écouta avec attention et après que nous nous fûmes garé sur le parking, juste devant le hall des départs, il me dit qu'il comprenait, et me donna l'autorisation d'écrire ce que j'avais vu. Il fallait simplement que le récit ne soit publié qu'après ma mort, ou du moins que j'attende pour le publier, ou d'ailleurs pour le faire lire à qui que ce soit, une autorisation formelle du conseil directeur de l'Église - à savoir le triumvirat qu'il formait avec Savant et Flic. Au-delà de ces conditions que j'acceptai facilement - et je savais qu'il me faisait confiance

- je le sentais pensif, comme si ma demande venait de l'entraîner dans des réflexions floues, qu'il avait encore du mal à démêler.

Nous attendîmes l'heure de mon embarquement dans une salle aux immenses baies vitrées qui surplombait les pistes. Les volcans se découpaient dans le lointain, présences familières, presque rassurantes sous le ciel d'un bleu sombre. Je sentais que Vincent aurait souhaité

donner à ces adieux un tour plus chaleureux, de temps en temps il me pressait le bras, ou me prenait par les épaules ; mais il ne trouvait pas réellement les mots, et ne savait pas réellement faire les gestes. Le matin même j'avais subi le prélèvement d'ADN, et faisais donc officiellement partie de l'Église. Au moment où une hôtesse annonçait l'embarquement du vol pour Madrid, je me dis que cette île au climat tempéré, égal, où l'ensoleillement et la température ne connaissaient tout au long de l'année que des variations minimes, était bien l'endroit idéal pour accéder à la vie éternelle. En effet, Vincentl nous apprend que c'est à la suite de cette conversation avec Daniel 1 sur le parking de l'aéroport d'Arrecife qu'il eut pour la première fois l'idée du
récit de vie,
d'abord introduit comme une annexe, un simple palliatif en attendant que progressent les travaux de Slotanl sur le câblage des réseaux mémoriels, mais qui devait prendre une si grande importance à la suite des conceptualisations logiques de Pierce. J'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid avant l'embarquement du vol pour Almeria ; ces deux heures suffirent à balayer l'état d'étrangeté abstraite dans lequel m'avait laissé le séjour chez les élohimites et à me replonger intégralement dans la souffrance, comme on entre, pas à pas, dans une eau glacée ; en remontant dans l'avion, malgré la chaleur ambiante, je tremblais déjà littéralement d'angoisse. Esther savait que je repartais le jour même, et il m'avait fallu un effort énorme pour ne pas lui avouer que j'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid, la perspective de l'entendre me dire que c'était trop court pour deux heures, le trajet en taxi, etc., m'étant à peu près insupportable. Il n'empêche que pendant ces deux heures, errant entre les magasins de CD qui faisaient une promotion éhontée du dernier disque de David Bisbal (elle avait figuré, assez dénudée, dans un des clips récents du chanteur), les Punta de Fumadores et les boutiques de fringues Jennyfer, j'avais la sensation de plus en plus insoutenable de percevoir son jeune corps, érotisé dans une robe d'été, traverser les rues de la ville, à quelques kilomètres de là, sous le regard admiratif des garçons. Je m'arrêtai à

« Tap Tap Tapas » et commandai des saucisses écœurantes baignant dans une sauce très grasse, que j'accompagnai de plusieurs bières ; je sentais mon estomac se gonfler, se remplir de merde, et l'idée me traversa d'accélérer consciemment le processus de destruction, de devenir vieux, répugnant et obèse pour mieux me sentir définitivement indigne du corps d'Esther. Au moment où j'entamais ma quatrième Mahou la radio du bar diffusa une chanson, je ne connaissais pas l'interprète mais ce n'était pas David Bisbal, plutôt un latino traditionnel, avec ces tentatives de vocalises que les jeunes Espagnols trouvaient à présent ridicules, un chanteur pour ménagères plutôt qu'un chanteur pour minettes en somme, toujours est-il que le refrain était :
« Mujer es fatal
», et je me rendis compte que cette chose si simple, si niaise, je ne l'avais jamais entendu exprimer aussi exactement, et que la poésie lorsqu'elle parvenait à la simplicité était une grande chose,
the big
thing
décidément, le
mot fatal
en espagnol convenait à

merveille, je n'en voyais aucun autre qui corresponde mieux à ma situation, c'était un enfer, un enfer authentique, j'étais moi-même rentré dans le piège, j'avais souhaité y rentrer mais je ne connaissais pas la sortie et je n'étais même pas certain de vouloir sortir, c'était de plus en plus confus dans mon esprit si tant est que j'en eusse un, j'avais en tout cas un corps, un corps souffrant et ravagé par le désir.

De retour à San José je me couchai immédiatement, après avoir absorbé une dose de somnifères massive. Les jours suivants, je ne fis qu'errer de pièce en pièce dans la résidence ; j'étais immortel, certes, mais pour l'instant ça ne changeait pas grand-chose, Esther n'appelait toujours pas, et c'était la seule chose qui paraissait avoir de l'importance. Ecoutant par hasard une émission culturelle à

la télévision espagnole (c'était plus qu'un hasard d'ailleurs c'était un miracle, car les émissions culturelles sont rares à la télévision espagnole, les Espagnols n'aiment pas du tout les émissions culturelles, ni la culture en général, c'est un domaine qui leur est profondément hostile, on a parfois l'impression en parlant de culture qu'on leur fait une sorte d'offense personnelle), j'appris que les dernières paroles d'Emmanuel Kant, sur son lit de mort, avaient été :« C'est suffisant. » Immédiatement je fus saisi d'une crise de rire douloureux, accompagnée de maux d'estomac, qui se prolongèrent pendant trois jours, au bout desquels je me mis à vomir de la bile. J'appelai un médecin qui diagnostiqua un empoisonnement, m'interrogea sur mon alimentation des derniers jours et me recommanda d'acheter des laitages. J'achetai des laitages, et le soir même je retournai au
Diamond Nights,
qui m'avait laissé le souvenir d'un établissement honnête, où l'on ne vous poussait pas exagérément à la consommation. Il y avait une trentaine de filles autour du bar, mais seulement deux clients. J'optai pour une Marocaine qui ne pouvait guère avoir plus de dix-sept ans ; ses gros seins étaient bien mis en valeur par le décolleté, et j'ai vraiment cru que ça allait marcher, mais une fois dans la chambre j'ai dû me rendre à l'évidence : je ne bandais même pas assez pour qu'elle puisse me mettre un préservatif ; dans ces conditions elle refusa de me sucer, et alors quoi ? Elle finit par me branler, son regard obstinément fixé sur un coin de la pièce, elle y allait trop fort, ça faisait mal. Au bout d'une minute il y eut un petit jet translucide, elle lâcha ma bite aussitôt ; je me rajustai avant d'aller pisser. Le lendemain matin, je reçus un fax du réalisateur de

« DIOGÈNE LE CYNIQUE ». Il avait entendu dire que je renonçais au projet « LES ÉCHANGISTES DE L'AUTO-ROUTE », il trouvait ça vraiment dommage ; lui-même se sentait prêt à assumer la réalisation si j'acceptais d'écrire le scénario. Il devait passer à Madrid la semaine suivante, il me proposait de se voir pour en parler.

Je n'étais pas vraiment en contact régulier avec ce type, en fait ça faisait plus de cinq ans que je ne l'avais pas vu. En entrant dans le café, je m'aperçus que j'avais complètement oublié à quoi il pouvait ressembler ; je m'assis à la première table venue et commandai une bière. Deux minutes plus tard, un homme d'une quarantaine d'années, petit, rondouillard, aux cheveux frisés, vêtu d'un étonnant blouson de chasse kaki à poches multiples, s'arrêta devant ma table, tout sourire, son verre à la main. Il était mal rasé, son visage respirait la roublardise et je ne le reconnaissais toujours pas ; je l'invitai malgré tout à s'asseoir. Mon agent lui avait fait lire ma note d'intentions et la séquence prégénérique que j'avais développée, dit-il ; il trouvait le projet d'un intérêt tout à fait exceptionnel. J'acquiesçai machinalement en jetant un regard en coin à mon portable ; en arrivant à l'aéroport j'avais laissé un message à Esther pour la prévenir que j'étais à Madrid. Elle rappela au moment opportun, alors que je commençais à m'enferrer dans mes contradictions, et promit de passer dans une dizaine de minutes. Je relevai les yeux vers le réalisateur, je n'arrivais toujours pas à me souvenir de son nom mais je me rendis compte que je ne l'aimais pas, je n'aimais pas non plus sa vision de l'humanité, et plus généralement je n'avais rien à faire avec ce type. Il me proposait maintenant de travailler en collaboration sur le scénario ; je sursautai à cette idée. Il s'en aperçut, fit machine arrière, m'assura que je pouvais parfaitement travailler seul si je préférais, qu'il me faisait toute confiance. Je n'avais aucune envie de me lancer dans ce scénario à la con, je voulais juste vivre, vivre encore un petit peu, si la chose était possible, mais je ne pouvais pas lui en parler ouvertement, ce type avait tout de la langue de vipère, la nouvelle ne tarderait pas à

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