— Doucement, doucement, tu vois
bien que tu l’effraies : ses antennes n’arrêtent pas de trembler.
— Laisse-moi faire, elle
commence à s’habituer à l’avancée progressive de ma main. Les animaux n’ont pas
peur des phénomènes lents et réguliers. Petit, petit, petit.
C’est instinctif. Dès que les Doigts
sont à moins de vingt pas, 103
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est tentée d’ouvrir largement ses
mandibules pour attaquer. Mais dans ses mandibules, il y a le papier plié. Elle
est bâillonnée, elle ne peut même plus mordre. Elle darde la pointe de ses
antennes en avant.
Dans sa tête, c’est l’emballement.
Ses trois cerveaux dialoguent et chacun veut imposer son avis :
— Fuyons !
— Pas de panique. Nous n’avons
pas fait ce si long voyage pour rien.
— Nous allons être
écrasés !
— De toute façon les Doigts
sont trop près pour qu’on ait le temps de fuir !
— Arrête-toi, elle est morte de
trouille, intima Laetitia Wells.
La main stoppa. La fourmi recula de
trois pas puis s’immobilisa.
— Tu vois, c’est quand je
m’arrête qu’elle a le plus peur.
Un instant, 103
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espère
un répit mais les Doigts avancent à nouveau. Si elle ne fait rien, dans
quelques secondes, ils finiront par la toucher ! 103
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a déjà pu
constater ce que donnait une pichenette de Doigts. Elle se souvient des deux
attitudes devant l’inconnu : agir ou subir. Comme elle ne veut pas subir,
elle agit !
Formidable : la fourmi venait
de lui grimper sur la main ! Jacques Méliès était ravi. Mais la fourmi
fonçait, courait sur lui, utilisait son bras comme tremplin, sautait et montait
sur l’épaule de Laetitia Wells.
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avance à pas prudents.
Ici, ça sent meilleur que sur l’autre Doigt. Elle prend le temps d’analyser
tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle ressent. Si elle s’en tire, cela lui
servira plus tard pour sa phéromone zoologique sur les Doigts. Lorsqu’on est
posée sur un Doigt, c’est curieux. C’est une surface plate rose clair, rayée de
cannelures, et on découvre à intervalles réguliers des petits puits remplis
d’une sueur à l’odeur douce.
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fait quelques pas
sur l’arrondi blanc de l’épaule de Laetitia Wells. Celle-ci ne bouge pas, elle
a trop peur d’écraser la fourmi. L’insecte escalade le cou dont la texture
satinée la ravit. Elle avance sur la bouche et appuie de tout le poids de ses
pattes sur ces coussinets rose foncé. Elle s’égare un instant dans la grotte de
la narine droite de Laetitia qui fait tout pour se retenir d’éternuer.
Elle sort du nez et se penche
au-dessus du ballon de l’œil gauche. C’est humide et mobile. Il y a une île
mauve au milieu d’un océan couleur ivoire. Elle ne s’y aventure pas de peur de
s’y coller les pattes. Elle fait bien car une sorte de grande membrane terminée
par une brosse noire recouvre déjà le ballon de l’œil.
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reprend le chemin du
cou, puis glisse entre les seins. Tiens, il y a quelques taches de rousseur sur
lesquelles elle trébuche ! Puis, charmée par la texture fine des seins,
elle part à l’assaut d’un téton dont la cime rosée est changeante. Elle stoppe
là-haut pour prendre quelques notes. Elle sait qu’elle est sur un Doigt et
qu’il l’autorise à le visiter. Les Gioulikaniennes ont raison. Ces Doigts-là ne
sont vraiment pas agressifs. De la pointe du sein, elle a une vue imprenable
sur l’autre sein et la vallée du ventre.
Elle descend et admire cette surface
claire, chaude, moelleuse.
— Ne bouge pas, elle s’approche
de ton nombril.
— Je voudrais bien, mais ça me
chatouille.
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tombe dans le puits
du nombril, remonte, galope sur les longues cuisses, escalade le genou puis
redescend sur la cheville et gravit le contrefort du pied.
Elle voit de là cinq petits Doigts
obèses et atrophiés et dont les extrémités sont coloriées en rouge. Elle
remonte la jambe. Sprint sur les mollets, glissade sur leur peau blanche et
lisse. Elle cavale sur ce désert tiède, rose, au grain doux. Elle dépasse le
genou, monte vers le haut des cuisses.
Six : Le chiffre six est un
bon chiffre pour construire une architecture. Six est le nombre de la Création.
Dieu créa le monde en six jours et se reposa le septième. Selon Clément
d’Alexandrie, l’univers a été créé dans six directions différentes : les
quatre points cardinaux, le Zénith (le point le plus haut) et le Nadir (le
point le plus bas par rapport à l’observateur). En Inde, l’étoile à six
branches, appelée Yantra, signifie acte d’amour, interpénétration du Yoni et du
Lingam Pour les Hébreux, l’étoile de David, dite aussi sceau de Salomon,
représente la somme de tous les éléments de l’univers. Le triangle pointant
vers le haut représente le feu. Celui pointant vers le bas représente l’eau.
En alchimie, on considère qu’à
chaque pointe de l’étoile à six branches correspondent un métal et une planète.
La pointe supérieure, c’est Lune-argent. De gauche à droite, on trouve ensuite
Vénus-cuivre, Mercure-mercure, Saturne-plomb, Jupiter-étain, Mars-fer. L’habile
combinaison des six éléments et des six planètes donne en son centre le
Soleil-or.
En peinture, l’étoile à six
branches est utilisée pour montrer toutes les associations possibles de
couleurs. L’union de toutes les teintes produit une lumière blanche dans
l’hexagone central.
Encyclopédie du savoir relatif et absolu,
tome II.
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monte vers le haut
des cuisses mais cinq Doigts longs s’approchent, atterrissent et lui barrent le
chemin avant qu’elle n’arrive à l’aine. La visite est terminée.
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a peur d’être
écrasée. Mais non, les Doigts restent là, posés comme s’ils l’attendaient pour
un rendez-vous. Décidément les Gioulikaniennes avaient raison, ces Doigts ne
sont pas de mauvaise composition. Elle est toujours vivante. Elle se dresse sur
ses pattes arrière et tend sa missive vers le ciel.
Laetitia Wells approcha lentement
les longs ongles vernis de son pouce et de son index et, s’en servant comme
d’une fine pince, saisit le papier plié.
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hésite puis ouvre
largement ses mandibules et abandonne son précieux fardeau.
Tant de fourmis sont mortes pour cet
instant magique.
Laetitia Wells posa le papier dans
le creux de sa paume. Il mesurait le quart de la taille d’un timbre mais on
distinguait des petits caractères inscrits sur les deux côtés de sa surface.
C’était si petit que c’en devenait illisible, mais on reconnaissait quand même
une écriture humaine.
— Je crois que cette fourmi
nous amène du courrier, dit Laetitia en essayant de lire le petit papier.
Jacques Méliès alla chercher sa
grosse loupe éclairante.
— Avec ça, le décryptage de
cette lettre devrait être plus aisé.
Ils déposèrent la fourmi dans une
petite fiole, s’habillèrent puis se penchèrent avec la loupe sur le petit
papier.
— J’ai une bonne vue, affirma
Méliès, passe-moi un stylo et je vais noter les mots que je distingue, puis on
essaiera d’imaginer ceux qui manquent.
TERMITE : Il m’arrive de
rencontrer de savants spécialistes des termites. Ils me disent que mes fourmis
sont certes intéressantes mais qu’elles n’ont pas accompli la moitié de ce que
les termites ont réussi. C’est vrai.
Les termites sont les seuls
insectes sociaux, sûrement les seuls animaux, même, à avoir créé une
« société parfaite ». Les termites se sont organisés en monarchie
absolue où chaque individu est heureux de servir sa reine, où tous se
comprennent, s’entraident, où nul ne nourrit la moindre ambition ou la moindre
préoccupation égoïste.
C’est certainement dans la
société termite que le mot « solidarité » prend son sens le plus
fort. Peut-être parce que le termite a été le premier animal à construire des
villes, il y a de cela plus de deux cents millions d’années. Cependant, dans sa
réussite même, réside sa propre condamnation. Ce qui est parfait, par définition,
ne saurait être amélioré. La ville termite ignore donc toute remise en cause,
toute révolution, tout trouble interne. C’est un organisme pur et sain qui
fonctionne si bien qu’il ne fait que jouir de son bonheur, parmi ses couloirs
ouvragés, bâtis avec un ciment extrêmement solide.
La fourmi, en revanche, vit dans
un système social beaucoup plus anarchique. Elle progresse en commettant des
erreurs et commence, dans tout ce qu’elle entreprend, par commettre des
erreurs. Elle ne se satisfait jamais de ce qu’elle possède, goûte à tout, même
au péril de sa vie. La fourmilière n’est pas un système stable mais une société
qui tâtonne en permanence, testant toutes les solutions jusqu’aux plus
aberrantes, au risque parfois de sa propre destruction. Voilà pour moi autant
de raisons de s’intéresser davantage aux fourmis qu’aux termites.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Après plusieurs minutes de
décryptage, Méliès obtint une lettre compréhensible.
« Au secours. Nous sommes
dix-sept personnes coincées sous une fourmilière. La fourmi qui vous a transmis
ce message est acquise à notre cause. Elle vous indiquera le chemin pour venir
nous sauver. Il y a une grande dalle de granit au-dessus de nous, venez avec
des marteaux piqueurs et des pioches.
Faites vite,
Jonathan Wells. »
Laetitia Wells se redressa :
— Jonathan ! Jonathan
Wells !
Mais c’est mon cousin Jonathan qui appelle au
secours !
— Tu le connais ?
— Je ne l’ai jamais rencontré
mais c’est quand même mon cousin. On le croyait mort, disparu dans la cave de
la rue des Sybarites… Tu te rappelles l’affaire de la cave de mon père
Edmond ? Il fut l’une des premières victimes !
— Il semble bien vivant, mais
prisonnier avec tout un groupe de gens sous une fourmilière !
Méliès examina le petit papier. Ce
message, c’était comme une bouteille jetée à la mer. Il avait été rédigé par
une main tremblante, un agonisant peut-être. Depuis combien de temps la fourmi
transportait-elle cette lettre ? Il savait comme ces insectes cheminaient
lentement.
Une autre question le préoccupait.
La lettre avait de toute évidence été écrite sur un feuillet de taille normale,
réduit ensuite de multiples fois au moyen d’une photocopieuse. Étaient-ils donc
assez bien installés là-dessous pour posséder une photocopieuse et donc de
l’électricité ?
— Tu crois que c’est
vrai ?
— Je ne vois pas d’autre
scénario qui puisse expliquer qu’une fourmi se trimbale avec une lettre !
— Quand même, quel hasard a
poussé cet insecte à débarquer juste dans ton appartement. La forêt de
Fontainebleau est grande, la ville de Fontainebleau encore plus grande à
l’échelle des fourmis et cette messagère est arrivée malgré tout à dénicher ton
appartement situé à un quatrième étage… C’est un peu gros, tu ne trouves
pas ?
— Non, parfois il y a une
chance sur un million que certaines choses se produisent et elles se produisent
quand même.
— Mais tu t’imagines des gens
« coincés » sous une fourmilière, des gens dont la vie dépend du bon
vouloir de fourmis ? C’est impossible, une fourmilière, ça se renverse
d’un coup de talon !
— Ils parlent d’une dalle de
granit qui les bloquerait.
— Mais comment peut-on aller se
fourrer sous une fourmilière ? Il faut vraiment être cinglé. C’est une
plaisanterie !
— Non. C’était un mystère,
l’énigme de la cave mystérieuse de mon père qui dévorait ceux qui s’y
aventuraient. Le problème, à présent, c’est de secourir les captifs. Il n’y a
pas de temps à perdre et je ne vois qu’un être pour nous y aider.
— Qui ?
Elle désigna la fiole où se
débattait 103
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.
— Elle. La lettre dit qu’elle
peut nous guider jusqu’à mon cousin et à ses compagnons.
Ils libérèrent la fourmi de sa
prison de verre. Ils n’avaient pas de produit radioactif sous la main pour la
marquer. Aussi, Laetitia Wells badigeonna d’une gouttelette de son vernis rouge
le front de l’insecte pour être sûre de la distinguer de toutes les autres
fourmis.
— Allez, ma mignonne,
montre-nous le chemin !
Contre toute attente, la fourmi ne
broncha pas.
— Tu crois qu’elle est
morte ?
— Non, ses antennes s’agitent.
— Pourquoi n’avance-t-elle pas,
alors ?
Jacques Méliès la poussa du Doigt.
Aucune réaction. Juste des
mouvements d’antennes de plus en plus nerveux.