Le Jour des Fourmis (37 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Des renforts décollent de la ruche.

Les nouvelles escadrilles sont
constituées d’abeilles jeunes (vingt ou trente jours pour la plupart), mais
hardies.

Au bout d’une heure, les
Belokaniennes ont perdu douze rhinocéros sur les trente dont elles disposaient,
et cent vingt artilleuses sur les trois cents engagées dans la bataille.

De l’autre côté, sur sept cents
Askoleïnes dépêchées vers le petit nuage, quatre cents guerrières ont péri. Les
survivantes hésitent. Que vaut-il mieux, se battre jusqu’au bout ou rentrer
pour protéger le nid ? Elles optent pour la seconde solution.

Lorsque les coléoptères et leurs
artilleuses belokaniennes débarquent à leur tour dans la Ruche d’or, elle leur
paraît étrangement vide. 9
e
est à leur tête. Les rousses flairent un
piège et hésitent sur le seuil.

113. ENCYCLOPÉDIE

SOLIDARITÉ : La solidarité naît
de la douleur et non de la joie. Chacun se sent plus proche de qui a partagé
avec lui un moment pénible que de qui a vécu avec lui un événement heureux. Le
malheur est source de solidarité et d’union, alors que le bonheur divise.
Pourquoi ? Parce que lors d’un triomphe commun, chacun se sent lésé par
rapport à son propre mérite. Chacun s’imagine être l’unique auteur d’une
commune réussite.

Combien de familles se sont
divisées à l’heure d’un héritage ? Combien de groupes de rock and roll
restent soudés… jusqu’au succès ? Combien de mouvements politiques ont
éclaté, le pouvoir pris ?

Étymologiquement, le mot
« sympathie » provient d’ailleurs de sun pathein, qui signifie
« souffrir avec ». De même, « compassion » est issu du
latin cum patior signifiant, lui aussi, « souffrir avec ».

C’est en imaginant la souffrance
des martyrs de son groupe de référence qu’on peut un instant quitter son
insupportable individualité. C’est dans le souvenir d’un calvaire vécu en
commun que résident la cohésion et la force d’un groupe.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

114. DANS LA RUCHE

9
e
descend de son destrier
et renifle avec ses antennes. D’autres fourmis atterrissent aux alentours.
Rapide concertation.

Formation commando en terrain
très dangereux.

En un carré compact, elles pénètrent
dans la ruche ennemie. À l’intérieur, les rhinocéros volants ne seront plus
d’aucune utilité. On leur donne quelques écorces à brouter pour qu’ils
patientent sur le seuil.

Les Belokaniennes ont l’impression
de violer un sanctuaire. Aucune non-abeille n’est encore jamais entrée dans ce
lieu. Les murailles de cire semblent vouloir engluer les fourmis. Elles
avancent prudemment.

Les parois aux géométries
irréprochables présentent des reflets d’or. Le miel miroite sous l’éclairage de
quelques rayons de lumière filtrants. Les plaques de cire sont soudées par de
la propolis, cette gomme rougeâtre que les abeilles recueillent sur les
écailles des bourgeons de marronnier et de saule.

Ne touchez à rien ! émet 9
e
.

Trop tard. Les fourmis attirées par
le miel et qui veulent y goûter s’y enlisent aussitôt. Impossible de les sortir
de là sans s’enfoncer à son tour dans ce sable mouvant.

Les artilleuses qui conservent
encore un peu d’acide dans leur réservoir marchent à reculons afin de pouvoir
tirer rapidement sur tout assaillant qui surgirait à l’improviste.

Tout sent le sucre et le guet-apens.

Ne touchez à rien !

Elles hument la présence d’ouvrières
et de soldates askoleïnes dissimulées dans les rayons de cire et prêtes à leur
sauter dessus quand l’ordre leur en sera donné.

Les croisées parviennent à une
grille hexagonale, semblable au cœur d’un réacteur nucléaire. Sauf que les
barres d’uranium sont remplacées par les futurs citoyennes de la Ruche d’or. Il
y a là huit cents alvéoles remplies d’œufs, mille deux cents alvéoles contenant
des larves, deux mille cinq cents alvéoles occupées par des nymphes blanches.
La zone centrale est faite de six alvéoles plus importantes. Ici grossissent
les larves des princesses sexuées.

L’architecture impressionne les
fourmis. Elle est l’expression d’une civilisation parvenue à sa plénitude. Rien
à voir avec les couloirs anarchiques, construits au petit bonheur la chance et
selon la loi du moindre effort, des cités fourmis. Les fourmis seraient-elles
moins intelligentes ou moins raffinées que les abeilles ? On pourrait le
penser, eu égard à la taille du cerveau des abeilles, beaucoup plus volumineux
que celui des fourmis. Pourtant, les études biologiques menées par la reine
Chli-pou-ni ont prouvé que l’intelligence n’était pas uniquement un problème de
volume cérébral. Les corps pédoncules, apanage de la complexité du système
nerveux chez les insectes, sont beaucoup plus importants chez les fourmis.

Les Belokaniennes marchent encore et
découvrent un trésor : une salle pleine à craquer de vivres. Il y a là dix
kilos de miel, soit vingt fois le poids de toutes les habitantes de la ruche.
Les rousses discutent en agitant nerveusement leurs antennes.

L’aventure est décidément trop
dangereuse. Elles font demi-tour et se dirigent vers la sortie.

Sus aux fuyardes ! Frappons ces
intruses tant qu’elles sont enfermées entre nos murs, émet une abeille.

De partout, les alvéoles hexagonales
crachent des guerrières apidéennes.

Des fourmis tombent sous les coups
d’aiguillon empoisonné. Celles qui s’engluent dans le sol, on ne fait même pas
l’honneur de les combattre.

9
e
et l’essentiel du
commando réussissent cependant à s’extirper de la ruche. Les fourmis
enfourchent leurs destriers et décollent tandis qu’une masse d’Askoleïnes les
poursuivent en poussant des odeurs de victoire.

Mais, alors qu’à l’intérieur la Cité
d’or s’apprête déjà à célébrer le succès, un craquement sinistre se fait
entendre. Le plafond d’Askoleïn s’effrite et ce sont des fourmis, des fourmis
par centaines, qui surgissent dans la ruche.

103
e
a élaboré une
stratégie parfaite. Tandis que les abeilles poursuivaient l’armada myrmécéenne,
elle grimpait sur un arbre et lançait des milliers de Belokaniennes à l’assaut
de la Cité vidée de ses soldates volantes.

Attention à ne pas tout casser. Ne
faites qu’un minimum de victimes. Prenez plutôt les larves sexuées en
otage ! lance 103
e
, tout en mitraillant la garde personnelle de
la reine Zaha-haer-scha.

En quelques secondes, les larves
sexuées ont toutes le cou pris en tenaille par les guerrières croisées. La
ville se rend. La ruche d’Askoleïn capitule, vaincue.

La souveraine a tout compris.
L’intrusion du commando n’était qu’une manœuvre de diversion. Pendant ce temps,
les fourmis dépourvues de montures volantes perçaient le toit de son nid,
ouvrant un second front bien plus dangereux que le premier.

Ainsi fut remportée la bataille du
« Petit Nuage Gris » qui marqua dans la région la conquête définitive
de la troisième dimension par les fourmis.

Et maintenant, que
voulez-vous ? interroge la reine abeille. Nous tuer toutes ?

9
e
répond que les rousses
n’ont jamais eu un tel objectif. Leur unique ennemi, ce sont les Doigts. Eux
seuls sont l’objet de leur croisade. Les fourmis de Bel-o-kan n’ont rien contre
les abeilles. Elles ont simplement besoin de leur venin pour tuer les Doigts.

Les Doigts doivent être bien
importants pour mériter autant d’efforts, émet Zaha-haer-scha.

103
e
réclame aussi une
légion abeille d’appoint. La souveraine consent. Elle propose une escadrille
d’élite, la garde des Fleurs. Trois cents abeilles se mettent aussitôt à
bourdonner. 103
e
les reconnaît. Ce sont ces soldates askoleïnes qui
ont causé le plus de dégâts dans les rangs belokaniens.

Les croisées demandent encore à la
Ruche d’or de les héberger pour la nuit ainsi que des réserves de miel pour la
route.

La reine d’Askoleïn interroge :

Pourquoi vous acharnez-vous
autant contre les Doigts ?

9
e
explique que les
Doigts utilisent le feu. Ils représentent donc un danger pour toutes les
espèces. Jadis les insectes ont conclu un pacte : union contre les
utilisateurs de feu. Le temps est venu de mettre ce pacte en application.

Là-dessus, 9
e
remarque 23
e
qui sort d’une alvéole.

Que faisais-tu ici, toi
 ? demande 9
e
en dressant ses antennes.

Je viens juste de faire le tour
pour visiter la loge royale,
lance négligemment 23
e
.
Les deux fourmis ne s’apprécient guère et cela ne fait qu’empirer.

103
e
les sépare et
demande où est passée 24
e
.

24
e
s’est perdue dans la
ruche au moment de l’assaut final. Elle s’est battue, elle a couru pour
poursuivre une abeille et… et maintenant elle ne sait plus très bien où elle se
trouve. Toutes ces successions de rayons ne la rassurent pas du tout. Néanmoins
elle ne lâche pas le cocon à papillon. Elle prend une enfilade d’alvéoles et
espère rejoindre le reste de la croisade avant le lendemain matin.

115. DANS LA TIÉDEUR MOITE DU MÉTRO

Jacques Méliès étouffait dans la
masse compacte du wagon. Un virage le projeta contre un ventre de femme. Une
voix légèrement rauque protesta :

— Vous ne pourriez pas faire
attention ?

Il distingua d’abord la mélodie des
mots. Puis, juste après, par-dessus les relents de crasse et de sueur, il
décrypta le suave message d’un parfum. Bergamote, vétiver, mandarine, galoxyde,
bois de santal, plus une pointe de musc de bouquetin pyrénéen. Le parfum
disait :

Je suis Laetitia Wells.

Et c’était elle, son regard mauve
braqué sur lui avec des lueurs sauvages.

Elle le dévisageait vraiment avec
animosité. Les portes s’ouvrirent. Vingt-neuf personnes sortirent, trente-cinq
rentrèrent. Encore plus serré qu’auparavant, chacun perçut l’haleine de
l’autre.

Elle le fixait de plus en plus
intensément, tel un naja s’apprêtant à manger tout cru un bébé mangouste, et
lui, fasciné, ne parvenait pas à détourner son regard.

Elle était innocente. Il avait agi
trop vite. Jadis, ils avaient échangé des idées. Ils avaient même sympathisé.
Elle lui avait offert de l’hydromel. Il lui avait révélé sa peur des loups et
elle, sa peur des hommes. Comme il regrettait ces moments d’intimité, gâchés
par sa seule faute. Il allait s’expliquer. Elle lui pardonnerait.

— Mademoiselle Wells, je
voudrais vous dire combien je suis…

Elle profita d’un arrêt pour se
faufiler entre les corps et s’éclipser.

Elle s’engagea d’un pas nerveux dans
les couloirs du métro. Elle courait presque pour sortir au plus vite de ce lieu
sordide. Elle se sentait cernée par des regards obscènes. Et pour couronner le
tout, voilà que le commissaire Méliès empruntait la même ligne qu’elle !

Couloirs sombres. Boyaux humides.
Labyrinthe illuminé par des néons blafards.

— Hé, poupée ! On se
promène ?

Trois silhouettes patibulaires
s’avancèrent. Trois voyous en blouson de vinyle dont l’un l’avait déjà accostée
quelques jours plus tôt. Elle pressa le pas, mais les autres la poursuivirent,
le sol résonnant des fers de leurs boots.

— On est seule ? On a pas
envie de faire un brin de causette ?

Elle s’arrêta net, le mot
« dégagez » inscrit dans ses prunelles. Ça avait marché l’autre fois.
Aujourd’hui, il n’eut aucun effet sur ces débiles.

— C’est à vous, ces jolis
yeux ? demanda un grand barbu.

— Non, ils sont en location,
fit un de ses compagnons.

Rires gras. Tapes dans le dos. Le
barbu sortit un couteau à cran d’arrêt.

Soudain, elle perdit toute son
assurance et comme elle se retrouvait dans le rôle de la victime, les autres
assumèrent aussitôt celui de prédateurs. Elle voulut détaler mais les trois
voyous lui barrèrent ensemble le passage. L’un d’eux lui saisit le bras et le
tordit derrière son dos.

Elle gémit.

Le couloir était éclairé, et loin
d’être désert. Des gens croisaient leur groupe et hâtaient le pas, baissant la
tête et faisant semblant de ne rien comprendre à la scène. Un coup de couteau
est si vite pris…

Laetitia Wells était paniquée.
Aucune de ses armes habituelles ne fonctionnait contre ces brutes. Ce barbu, ce
chauve, ce costaud, eux aussi avaient dû avoir une mère qui tricotait pour eux
des layettes bleues en souriant.

Les yeux des prédateurs luisaient et
les gens continuaient à défiler alentour, accélérant au passage de ce petit
attroupement.

— Qu’est-ce que vous voulez, de
l’argent ? balbutia Laetitia.

— Ton fric, on le prendra plus
tard. Pour l’instant, c’est toi qui nous intéresses, ricana le chauve.

Déjà le barbu dégrafait un à un les
boutons de sa veste, de la pointe effilée de son couteau.

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