Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (45 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Les clés sont toujours dans le deuxième tiroir du salon ? Les papiers aussi ?
— Oui, mais…
Marc déposa un baiser sur la joue de sa grand-mère.
— Merci. Ne t’inquiète pas…

 

Nicole voulut répondre « Sois prudent », mais ses mots se perdirent dans une quinte de toux. Elle porta un mouchoir à sa bouche. Nicole savait qu’elle ne dormirait plus de la nuit, maintenant. Ni celle-ci ni les suivantes.
51

3 octobre 1998, 04 h 12

Le camion démarra du premier coup. Marc l’avait déjà conduit plusieurs fois, sur de très courtes distances. C’était généralement lui qui depuis deux ans manœuvrait pour le sortir dans Dieppe ou le garer dans le jardin. Nicole lui avait appris les points de repère pour reculer et braquer : la boîte aux lettres, le volet gauche du voisin d’en face. Cela passait tout juste, si on respectait scrupuleusement les recommandations.

Le Citroën de type H des Vitral était l’un des derniers à avoir été fabriqués en France. Pierre Vitral l’avait acheté en 1979 et Citroën avait stoppé la production de la camionnette mythique en 1981. Pierre avait choisi le modèle allongé, un peu le même que possédaient les bouchers-charcutiers dans les années soixante-dix. Orange avec un nez rouge aplati qui donnait au camion un air de gros chien, avec les deux phares ronds comme des yeux et les rétros écartés par une tige de fer comme des oreilles. Un chien fripé de tôle ondulée. Son gros toutou, comme l’appelait Lylie. Le gros toutou fainéant qui dormait dehors en occupant tout le jardin.

Pierre l’avait aménagé lui-même avec l’aide d’un cousin, garagiste à Neuville. C’était le cousin qui continuait d’entretenir de temps à autre le véhicule. Le Citroën ne faisait pas son âge. Deux cent quatre-vingt-trois mille kilomètres. « Une bête increvable », affirmait le cousin. Marc n’avait pas d’autre choix que de le croire, malgré la carrosserie cabossée, les points de rouille, l’essuie-glace intérieur fixé au chatterton, le capot avant qui ne fermait plus tout à fait…

Marc consulta sa montre. Un peu plus de quatre heures du matin. Dieppe dormait. Il traversa une ville fantôme étrangement surveillée par des masques de soie agités dans le ciel par un vent tournoyant. Le Citroën roulait bruyamment, mais roulait. Marc ne voulait pas crier victoire trop vite, il avait plus de six cents kilomètres à parcourir. Il avait pris le temps de consulter la carte. Il préférait éviter Paris et couper par le nord. Il avait tout noté sur une feuille : Neufchâtel-en-Bray, Beauvais, Compiègne, Soissons, Reims, Châlons-en-Champagne, Saint-Dizier, Langres, Vesoul, Montbéliard, le mont Terrible. Il avait calculé qu’il lui faudrait environ dix heures pour faire la route. Si tout allait bien.

Marc longeait le port. Il lui restait à remonter le boulevard Chanzy et il sortirait de Dieppe. Il ne croisait personne dans les rues. Au bout du boulevard, Marc passa devant la gare. Il tourna machinalement la tête. Une fille dormait sur un banc…

Le Citroën pila brusquement. Au moins, les freins fonctionnaient !

Le klaxon aussi.

Malvina de Carville se réveilla en sursaut. Dans l’instant suivant, sa main se referma sur l’un des galets qu’elle avait pris soin d’emporter avant de quitter la plage. Folle peut-être, mais précautionneuse. Elle se leva. Reconnut enfin Marc au volant du véhicule orange et rouge. Il ouvrit la vitre-guillotine.

— Tu vas tout de même pas caillasser le bahut ?

— T’as qu’à me rendre mon flingue !

— Il est dans ma poche, tu vois. Bien au chaud. Monte !

Malvina ouvrit des yeux incrédules.

— Tu vas faire les marchés ou quoi ?

— Monte, je te dis. Je pars en pèlerinage. Tordue comme tu es, le voyage devrait t’intéresser.

Malvina s’approcha sans desserrer sa prise sur la pierre. Elle détailla avec scepticisme la rouille, le jour entre le capot et le moteur.

— Me dis pas que tu comptes aller jusqu’au mont Terrible dans ce cercueil ambulant ?

Marc encaissa le rappel, évita de se demander s’il était volontaire ou non.

— Je suis sûr que tu n’as jamais foutu les pieds là-bas, dans le Jura. Et que tu en crèves d’envie.

Malvina lâcha le galet.

— Tu ne crois pas si bien dire !

Marc ouvrit la portière passager. Malvina eut un peu de mal à lever la jambe jusqu’au marchepied de tôle jaune surélevé. Elle grogna :

— Dans ton camion pourri, on va même pas atteindre Paris.

— Je t’emmerde. Et on ne passe pas par Paris, on coupe par le nord…

Marc tendit à Malvina la liste des villes à traverser.

— Putain, fit la jeune femme. Les bleds… Vaut mieux pas qu’on tombe en rade. En fait, c’est toi le plus taré de nous deux !

Marc ne releva pas. Ils suivirent silencieusement la départementale 1. La route épousait en longs lacets le fond de vallée du pays de Bray. Après dix minutes, Marc fut le premier à rompre le silence :

— Excuse-nous pour hier soir, on t’a pas invitée à dîner… Ça sera pour une autre fois, hein ?

— Te bile pas. Je suis capable de me débrouiller. J’ai sympathisé avec des gars du coin…

Nouveau silence de dix minutes. Ils approchaient de Neufchâtel-en-Bray.

— On va foutre quoi, là-bas ? lança soudain Malvina.

— On part en pèlerinage, je t’ai dit…

Malvina regarda Marc d’un air curieux.

— Et ça te prend comme ça ? Je croyais que l’affaire était pliée. Ce test ADN à la con que ma grand-mère a demandé. Libellule est ta petite sœur, c’est écrit noir sur blanc. C’est parce que tu la baises que t’as les boules ?

Marc entrait en agglomération, il donna un coup de frein brutal. Malvina se retrouva collée au siège. La ceinture de sécurité, trop haute, lui laboura le cou.

— Si tu freines à chaque fois que je te balance une vanne, on n’est pas arrivés…

Une vanne…

Dire qu’il allait devoir supporter dix heures cette fille… Il répliqua comme il put :

— Excuse-moi pour la ceinture, j’ai oublié le rehausseur chez la nounou…

— Ha ha ha, ânonna Malvina. Si tu mets ton humour au niveau, je sens qu’on va pas s’ennuyer sur la route.

Marc n’avait aucune envie d’entrer dans le jeu. Il laissa passer un nouveau long silence, puis finit par demander :

— Parce que tu y crois, toi, à ce test ADN à la con ?

— Plutôt crever que de croire ce torchon !

— Alors, c’est bien, on est d’accord.

Malvina insista, tout en tirant sur sa ceinture :

— C’est du bidon ! J’ai toujours su que Grand-Duc était de votre côté. A cause de ses remords. A cause des nichons de ta grand-mère, aussi…

Ce coup-ci, Marc ne freina pas, mais il se demanda sérieusement s’il n’allait pas la laisser là, sur le bord de la route. Il l’aurait fait s’il n’avait pas eu besoin d’elle. Il devait être patient, Malvina lui serait utile, elle s’était déjà trahie, sans s’en rendre compte. Elle venait de parler des remords de Grand-Duc. Ce n’était qu’un début…

Ils gardèrent le silence près d’une heure, jusqu’à Beauvais. La nationale défilait, déserte, monotone. Malvina se pencha en avant. La vieille ceinture de sécurité poussiéreuse, raide, lui racla l’oreille.

— Il marche pas, je parie, ton autoradio ?

— La radio est nase. Ça c’est certain. Mais le lecteur de cassettes doit encore fonctionner. Les minicassettes qu’on écoutait quand on était gamins doivent toujours y être…

Malvina éclata de rire.

— Putain ! Des minicassettes. Ça existe encore ?

— Regarde dans la boîte à gants, devant toi. Tu vas en trouver une dizaine.

Malvina ouvrit la boîte à gants.

— Ça ressemble à quoi, une minicassette ?

Elle se tourna vers Marc, avec presque une malice dans les yeux.

— Va pas piler pour ça ! Je déconne !

Elle passa quelques minutes à détailler les minicassettes, puis en glissa une dans le lecteur sans la montrer à Marc. Un riff brutal de guitare mélangé au son d’une sirène de police emplit l’habitacle de tôle ondulée. « La ballade de Serge K. » La virée nocturne d’un privé solitaire.

Marc reconnut l’album au premier accord.
Poèmes Rock.

« Demain, demain. Demain comme hier », chantait la voix nasale de Charlélie Couture.

— J’étais sûr que tu mettrais celle-là, fit Marc.

— Je m’en doute. Je ne voulais pas te décevoir…

Marc sourit à son tour. Ils entraient dans Beauvais. Même à cinq heures du matin, la traversée était pénible. Ils avancèrent par sauts lents entre des feux tricolores apparemment réglés par un fonctionnaire sadique pour qu’un automobiliste respectant les limitations de vitesse les croise tous au rouge.

— T’as raison, glissa Marc entre deux feux. Je confirme.
Poèmes Rock
est le meilleur album de rock français jamais écrit…

— J’en sais rien. Je connais qu’une chanson. Tu te doutes de laquelle… Mais comme t’as pas de CD, faut se taper toute la face A…

— T’écoutes quoi, d’habitude ?

— Rien.

 

La voix de Charlélie Couture meubla le silence qui suivit. Ils sortaient enfin de Beauvais. La face A se termina. Malvina retourna la cassette, sans un mot, et monta le son de l’autoradio. Trop fort. La tôle vibra sous les premiers accords de piano.

 

Comme un avion sans aile…
J’ai chanté toute la nuit,
Oui j’ai chanté pour celle
Qui m’a pas cru toute la nuit…

 

Un frisson parcourut la nuque de Marc. Malvina avait fermé les yeux, elle ouvrait les lèvres, chantait les paroles ; les mimait plutôt, sa bouche déformée ne produisant aucun son.

 

Même si j’peux pas m’envoler,
J’irai jusqu’au bout,
Oh oui, je veux jouer,
Même sans les atouts.

 

Malgré lui, Marc avait un peu ralenti. Il avait écouté cette chanson des centaines de fois. Lorsqu’il était seul. Lorsqu’il se réfugiait, lorsqu’il doutait. Toujours sans Lylie. Lylie ne la supportait pas. Elle hurlait dès qu’elle l’entendait. Lorsqu’elle avait huit ans, Lylie avait explosé un transistor chez une copine, Manon, sur le carrelage de la cuisine, simplement parce que la chanson passait à la radio.

 

Ecoute la voix du vent,
Qui glisse, glisse sous la porte,
Ecoute on va changer de lit, changer d’amour,
Changer de vie, changer de jour…

 

Malvina semblait émue aux larmes. Le déchirant solo de guitare n’arrangeait rien. Marc regardait fixement l’horizon.

 

Oh, libellule,
Toi, t’as les ailes fragiles,
Moi, moi j’ai la carlingue froissée…

 

La voix de Charlélie Couture s’éloigna lentement. Malvina renifla. Marc ne dit rien. Ils continuèrent de rouler. La nationale défilait, traversant de tristes villages qui, dans la vaine attente d’un contournement, affichaient à grand renfort d’affiches le nombre de morts sur la route et le nombre de poids lourds passant chaque jour. Vingt minutes plus tard, ils approchaient de Compiègne. La circulation commençait à se densifier.

A la sortie de Compiègne, Marc se tourna vers Malvina.

— Au prochain bled, si on voit une boulangerie ouverte, on pourra s’arrêter pour manger quelque chose.

Malvina se retourna vers l’arrière du camion.

— Ah ? Je pensais que tu allais me laisser le volant, et pendant que je roulerais, tu te glisserais à l’arrière du camion pour tout préparer. Crêpes. Gaufres… Comme papy et mamy.

Marc ne répondit rien. Ce n’était plus la peine, il avait pris sa décision. C’était le moment… Après tout, d’une certaine façon, c’était Malvina qui avait abordé la question. Ils traversaient un petit village, Catenoy, dont le centre-ville, l’église, l’école et la mairie avaient prudemment été construits en retrait de la nationale. Marc se gara sur un vaste parking poussiéreux. Au fond du parterre bitumé, toutes les maisons, tous les commerces étaient fermés, y compris le restaurant qui affichait fièrement son menu complet pour routiers à quarante-neuf francs. Marc vérifia que le Mauser était toujours dans sa poche, retira les clés du contact, puis descendit du Citroën. Le parking était bordé de quelques bouleaux aux feuilles noircies par le flux incessant des poids lourds. Marc s’éloigna un peu, se soulagea derrière un tronc, revint au camion.

Malvina n’avait pas bougé. Marc s’approcha de la porte passager. L’ouvrit. Il sortit de la poche arrière de son jean cinq feuilles déchirées et les tendit à Malvina.

— Tiens, lis ça.

Malvina ouvrit des yeux étonnés. Marc précisa :

— Ce sont des pages du cahier de Grand-Duc, son fameux carnet. Son enquête. Lis ça, c’est un passage instructif. Ensuite, j’aurai autre chose à te montrer.

52

3 octobre 1998, 06 h 13

Mathilde de Carville craqua l’allumette, l’approcha du gaz. Un cercle bleu de petites flammes lécha la casserole d’eau. Elle se retourna, observa une dernière fois l’exemplaire de
L’Est républicain
du 23 décembre 1980 puis déchira la première page. Elle la tordit en une chandelle de papier, l’approcha des flammes. La chandelle se mua en torche. Mathilde de Carville ne la lâcha, au-dessus de l’évier, que lorsque le feu lui noircit les ongles.

Cette une de journal ne servait plus à rien. Elle avait trouvé l’enveloppe posée dans le hall de l’entrée, la veille dans l’après-midi. Le journal était plié à l’intérieur, comme elle l’avait demandé à cette secrétaire. Une débrouillarde, finalement. Elle l’avait lu. Elle n’avait pas mis une minute à comprendre. Comment ne pas comprendre ?

Grand-Duc ne bluffait pas. Il avait raison sur toute la ligne. La vérité sautait aux yeux, c’est le cas de le dire, mais à une condition, une seule. Ouvrir ce journal dix-huit ans plus tard.

Quelle ironie !

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