Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (50 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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L’emplacement de sa planque était idéal. Il pouvait facilement distinguer les véhicules qui montaient de Dannemarie, bien avant qu’ils ne passent devant lui. Voir sans être vu. Le b.a.-ba du métier. Grand-Duc se fit la réflexion que cela faisait des années qu’il ne s’était pas offert une nuit de planque. Cela lui rappelait sa jeunesse, avant le contrat Carville, les nuits de veille devant les casinos sur la côte niçoise ou basque. La Xantia de Nazim était presque aussi inconfortable que les épaves dans lesquelles il roulait à l’époque.

Crédule Grand-Duc attrapa dans la vaste boîte à gants une bouteille thermos de café. Il s’en versa dans une tasse en plastique. Il grimaça au contact du liquide encore brûlant.

Il avait le temps. Mélanie Belvoir ne devait rentrer qu’à neuf heures du matin. Elle travaillait comme infirmière au centre hospitalier de Belfort-Montbéliard. Elle faisait la nuit. Crédule Grand-Duc s’était entretenu longtemps avec elle, au téléphone, avant qu’elle ne prenne sa garde. Il avait enregistré l’entretien, bien entendu. C’était le réflexe minimum à avoir, vu le temps qu’il avait mis à l’attraper dans son filet. Il avait passé ensuite une bonne partie de la soirée au gîte Genevez à retranscrire leur entretien sur son ordinateur personnel, puis en avait imprimé un exemplaire.

Grand-Duc jeta un coup d’œil sur le siège passager. Cet exemplaire était posé là, à côté, dans une enveloppe. Mélanie Belvoir-Luisans n’aurait plus qu’à le signer.

Grand-Duc but encore. Le café avait un sale goût de plastique.

Combien les Carville seraient-ils prêts à payer pour cette enveloppe ? Une fortune, sans aucun doute. Une véritable fortune. Au moins autant qu’un salaire cumulé sur dix-huit ans…

Grand-Duc n’avait aucun scrupule, les Carville pouvaient payer, ils en avaient les moyens, des moyens illimités. A combien pouvait-il estimer le prix de sa conscience… A un tonneau de billets, celui des Danaïdes ?

Il se mordit les lèvres. La chaleur du café. La douleur, aussi. Comme un pincement au cœur. Cette fortune, il aurait pu la partager en deux parts… Si Nazim l’avait suivi. Peut-être pas deux parts égales, mais assez tout de même pour que Nazim se l’offre, avec Ayla, sa villa en Turquie. Mais Nazim n’avait pas voulu le suivre. Nazim s’était dégonflé, ce coup-là. « Rangé », disait-il. Les Carville avaient assez payé, selon lui. L’affaire était classée. Terminée. Crédule Grand-Duc était conscient qu’il n’aurait pas dû hausser le ton. Nazim était un type adorable, mais nerveux.

« J’vais aller voir les flics, Crédoule, avait-il menacé. Si tu ne me fous pas la paix, j’en suis capable. Depuis le temps que ça me ronge…

— Comment ça, depuis le temps que ça te ronge ? Qu’est-ce que tu sous-entends ? »

Crédule Grand-Duc avait pris peur. Nazim parlait rarement pour ne rien dire. Grand-Duc avait demandé des explications, des garanties, puis tout avait dégénéré. Nazim, le premier, avait dégainé son arme. Crédule Grand-Duc avait été plus rapide à tirer, c’est tout. Tuer Nazim était la dernière des choses qu’il aurait préméditées ; le reste ne le fut pas davantage. La tête de Nazim qui tombe contre le foyer de la cheminée. Les idées qui jaillissent, l’une entraînant l’autre. Pousser un peu plus la tête de Nazim dans l’âtre pour la rendre méconnaissable ; l’en retirer, juste le temps de raser ce qu’il restait de sa moustache, de lui enfiler ses habits, ses chaussures, sa montre, pour gagner du temps, au cas où Lylie, ou Marc, jouerait les curieux. Il n’avait pas non plus prévu de tuer Ayla, mais dès ce moment-là il n’avait plus le choix. Grand-Duc la connaissait, elle serait allée tout droit à la police. Nazim n’avait participé à rien, mais il était au courant pour l’assassinat des grands-parents Vitral, bien entendu, et ce crétin avait dû tout raconter à sa femme, sur l’oreiller. Etait-ce sa faute si Nazim n’était pas foutu de laisser Ayla en dehors de leurs affaires ? Elle lui avait téléphoné, la veille. Lui avait laissé des messages paniqués. Il avait été contraint de retourner à Paris. Cinq heures d’autoroute. De la filer discrètement, depuis sa boutique du boulevard Raspail. Jusqu’à la Butte-aux-Cailles, puis au bois de Coupvray. D’en finir, là-bas, l’occasion était inespérée. Puis de revenir dans le Jura, à cent quatre-vingts à l’heure sur l’autoroute A39. Pour coincer ce facteur. Terminer cette affaire.

Grand-Duc se força à avaler le contenu de sa tasse. Il grimaça encore.

Nazim Ozan. Ayla Ozan.

Ses seuls amis, toutes ces années. Abattus, de sa propre main.

Quelle dérision !

Oui, les Carville pouvaient payer !

 

Il n’avait rien voulu, il n’avait rien décidé. Tout s’était joué malgré lui. Un long engrenage et heureusement, désormais, un joli lot de consolation.

Mélanie Belvoir.

L’invitée-surprise.

 

Crédule Grand-Duc regarda l’heure aux chiffres d’un vert rétro éclairés de la pendule de la Xantia.

6 h 15.

Il avait encore le temps. Il était sacrément en avance.

Sur tout le monde.

58

4 octobre 1998, 06 h 29

Marc gara le camion Citroën sur un parking du centre-ville de Montbéliard, à moins de cinquante mètres des bureaux de
L’Est républicain
. Il avait mis environ une heure trente pour redescendre du mont Terrible, le camion l’attendait sagement devant la Maison du Parc naturel, puis trois quarts d’heure pour rouler jusqu’à Montbéliard. Le serveur du premier café ouvert lui avait indiqué l’adresse de
L’Est républicain
, 12, place Jules-Viette.

Les bureaux du journal étaient fermés ! Logique. A cette heure, qu’espérait-il ?

Il s’avança. Il s’accrochait à sa chimère : découvrir une vérité définitive avant que Lylie n’entre en salle d’opération, dans moins de quatre heures maintenant.

Devant lui, un rideau de fer interdisait d’apercevoir le moindre détail à l’intérieur des bureaux. Marc se retourna, observa le parking où il était stationné. Trois camions peints au logo de
L’Est républicain
étaient garés. Visiblement, à cette heure matinale, la livraison des journaux du matin n’était pas achevée. Tout n’était pas perdu !

Marc marcha rapidement sur le trottoir, suivit le boulevard Cuvier puis tourna dans l’impasse Maurice-Deloraine. On s’y activait. Une camionnette était stationnée en travers de la rue et trois ouvriers chargeaient à l’arrière des piles de journaux emballés dans de la cellophane. Une radio locale braillait, un animateur hilare déclinait l’horoscope.

— Bonjour, fit Marc. Les bureaux sont fermés ?

Il se mordit les lèvres. Difficile de faire plus con comme question. L’ouvrier le dévisagea et répondit, sans même retirer la cigarette de sa bouche :

— T’as du bol, j’ouvre le secrétariat dans cinq minutes.

Marc fut ébloui par une brève lueur d’espoir, à peine le temps que l’ouvrier continue :

— Juste le temps d’enfiler une jupe et je suis à toi.

Les deux autres manutentionnaires pouffèrent. Marc accusa le coup.

— Reviens dans trois heures, mon mignon. Là tu vois, on est occupés…

Marc se planta devant l’ouvrier. Le petit gars mignon le dominait tout de même d’une tête et demie. Il la joua modeste :

— Je ne peux pas attendre, monsieur. Je vous le demande comme un service. Il n’y a vraiment personne qui puisse m’ouvrir les bureaux ? Je veux juste un renseignement…

— Il peut toujours demander à l’adjudante, répondit la voix d’un autre manœuvre, au fond de l’entrepôt.

Les trois employés éclatèrent à nouveau de rire. Pas Marc.

— Après tout, si tu y tiens, mon garçon.

L’ouvrier appuya sur un petit interphone.

— Madame Montaigu ? Nous avons quelqu’un pour vous, à l’entrée de l’entrepôt.

 

Quelques minutes plus tard, ladite madame Montaigu apparut. « L’adjudante » était un petit bout de femme élégante, le tailleur cintré sur une taille de guêpe, la jupe tombant juste aux genoux, les jambes bronzées plantées dans des escarpins rouges ; le tout gâché par un visage trop sévère, exprimant clairement les années de privation pour gravir chaque échelon de la hiérarchie de l’entreprise. De petites lunettes étaient posées au bout de son nez, une main tenait une pile de longs listings et l’autre un stylo. L’adjudante…

— C’est pour quoi ? fit le visage fermé.

Marc essaya d’improviser un plan. Que dire ? Quel prétexte inventer pour que l’adjudante Montaigu accepte d’ouvrir ses archives à sept heures du matin ? Sortir le Mauser L110 et la braquer… Ridicule…

— Alors ? insista Montaigu, un coup d’œil sur sa montre par-dessus ses lunettes.

Marc paniqua :

— Heu… Ecoutez… J’ai… j’ai besoin de consulter un vieux numéro de
L’Est républicain
. Très vieux, même. C’est précis. J’ai besoin de consulter le numéro du 23 décembre 1980…

L’adjudante afficha un petit sourire.

— Vu votre état, je suppose que c’est urgent…

— Pire que ça…

— Bien… Aussi urgent que ce soit, je pense que cela peut attendre l’ouverture de l’accueil, à neuf heures.

Les trois manœuvres, qui continuaient de charger les piles de journaux, ne rataient rien de la conversation. Montaigu tournait déjà les talons, qu’elle avait hauts et fins.

— Non ! cria Marc.

L’adjudante se retourna, parvenant à mimer une attitude plus excédée encore. Marc se lança, sans calculer :

— Ecoutez-moi… Ma femme attend un enfant. Notre enfant. Elle doit se faire avorter dans deux heures parce qu’elle a un doute sur l’identité de ses parents. J’ai de bonnes raisons de croire que la preuve de cette identité se trouve dans ce journal…

L’adjudante Montaigu afficha des yeux ronds, stupéfaits. Les trois ouvriers s’étaient arrêtés, net. Montaigu les fusilla du regard, ils reprirent le travail illico. Elle braqua ensuite sur Marc son regard exaspéré.

— Vous voulez empêcher votre femme d’avorter, c’est cela ? Vous croyez vraiment que…

— Merde ! hurla Marc. Vous n’allez pas me sortir une tirade féministe à la con ! Je veux seulement regarder ce journal. Je vous demande juste une chance, une petite chance…

Il était au moins parvenu à déstabiliser l’adjudante. Marc enchaîna :

— Vous vous souvenez de la catastrophe aérienne du mont Terrible, au moins ?

Montaigu secoua négativement la tête. Logique, pensa Marc, elle ne devait pas avoir beaucoup plus de dix ans, à l’époque. Tant pis, il devait continuer…


L’Est républicain
avait été le seul journal à titrer sur le crash, à l’époque, Libellule, la miraculée des neiges ! C’est d’elle qu’il s’agit. C’est ce numéro-là que je veux consulter !

Visiblement, l’adjudante n’y comprenait rien. Elle était larguée, elle n’aimait pas ça. Elle avait appris dans son école de management qu’il ne fallait jamais prendre une décision avant d’avoir suffisamment d’éléments en main pour se faire une idée précise de la situation.

— Marcel, fit-elle, vous qui êtes de la maison depuis quarante ans, vous vous souvenez de cette histoire de crash aérien sur le mont Terrible ?

Marcel n’attendait que ça. Il avait discrètement craché sa cigarette dans la rue.

— Vous pensez, madame. Le plus gros drame de la région. Noël 1980. Près de deux cents morts, là-bas, là-haut, tout près…

— Le journal avait été impliqué ?

— Vous pensez ! Il a été le seul à titrer sur l’affaire, le matin même. Sur la rescapée surtout, la seule, un petit bébé, une petite fille. Toutes les télés avaient repris l’info, ensuite. Le journal a tenu une chronique pendant des mois… Je vous passe les détails, mais…

— Vous vous souvenez comment elle s’appelait, la rescapée ? coupa l’adjudante.

— Pour sûr. Comment oublier ? Emilie Vitral, une petite Normande.

Montaigu se retourna vers Marc.

— Et vous, vous êtes qui ?

— Marc Vitral…

— Son mari ?

Marc hésita un instant.

— Oui… Enfin non… C’est… c’est un peu compliqué…

Elle ne releva pas.

— A quelle heure votre femme doit-elle se faire avorter ?

— Dix heures…

— Ici ?

— Non, à Paris.

— C’est dingue. Vous êtes dingue…

— C’est urgent. Je veux juste consulter ce journal. Je vous promets, si on sauve l’enfant, vous serez la marraine !

L’adjudante éclata franchement de rire.

— N’importe quoi ! Ne faites surtout pas ça, je déteste les mômes.

Elle laissa passer une dernière hésitation.

— Bon, allez, suivez-moi.

 

Montaigu l’installa au sous-sol, dans une vaste pièce qui servait de local d’archives. Les murs n’étaient pas peints et en l’absence de fenêtres seuls de longs néons l’éclairaient d’une lumière blanche. Le classement était d’une grande simplicité. Dans de grandes armoires de bois, les numéros de
L’Est républicain
étaient rangés à plat, classés par années puis par trimestres.

Marc ouvrit le tiroir marqué
1980, septembre-décembre
. Il chercha directement vers le fond de la pile et trouva sans difficulté le numéro du 23 décembre. Il le posa sur la table de travail, au centre de la pièce.

Une immense photographie en couleurs occupait presque l’intégralité de la une : une carcasse d’avion fracassée au milieu d’arbres en flammes. Une vision d’horreur. La neige, le feu et le fer semblaient s’être unis pour anéantir toute vie humaine. L’espoir était figuré par une autre photographie, plus petite, montrant un nouveau-né porté par un pompier devant l’hôpital de Belfort-Montbéliard. Lylie. Quelques lignes commentaient la photographie :

Crash dramatique de l’Airbus 5403 Istanbul-Paris, sur les flancs du mont Terrible, à la frontière franco-suisse, dans la nuit du 22 au 23 décembre 1980. Cent soixante-huit des cent soixante-neuf passagers et membres d’équipage ont été tués sur le coup ou ont péri piégés dans les flammes. Seul miraculeux rescapé, un bébé de trois mois, éjecté lors de la collision, avant que la carlingue ne prenne feu.

C’était tout.

Marc passa de longues minutes à observer les clichés, les visages au second plan, la carlingue, les flammes, chaque arbre, les traces sombres dans la neige. A lire et relire les quelques lignes.

Rien. Rien de nouveau.

Une fausse piste. Une impasse. Encore. Définitive cette fois.

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