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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (38 page)

BOOK: La carte et le territoire
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L’entreprise de génie civil posa également, autour de la maison, un tarmac de macadam gris d’une largeur de dix mètres. Dans la maison en elle-même, il ne fit aucune modification.

Tous ces aménagements lui avaient coûté un peu plus de huit millions d’euros. Il fit le calcul, et conclut qu’il lui restait largement de quoi vivre jusqu’à la fin de ses jours – même en se supposant une longévité très élevée. Sa principale dépense, et de loin, serait l’impôt sur la fortune. D’impôt sur le revenu, il n’y en aurait pas. Il n’avait aucun revenu, et n’envisageait nullement de produire, à nouveau, des oeuvres d’art destinées à une commercialisation.

Les années, comme on dit, passèrent.

Un matin, écoutant la radio par hasard – il ne l’avait pas fait depuis, au bas mot, trois ans – Jed apprit la mort de Frédéric Beigbeder, âgé de soixante et onze ans. Il s’était éteint dans sa résidence de la côte basque, entouré, selon la station, de « l’affection des siens ». Jed le crut sans peine. Il y avait eu en effet chez Beigbeder, pour autant qu’il s’en souvienne, quelque chose qui pouvait susciter l’affection, et, déjà, l’existence de « siens » ; quelque chose qui n’existait pas chez Houellebecq, et chez lui pas davantage : comme une sorte de familiarité avec la vie.

C’est de cette manière indirecte, en quelque sorte par recoupement, qu’il prit conscience qu’il venait lui-même d’avoir soixante ans. C’était surprenant : il n’avait pas conscience d’avoir vieilli à ce point. C’est à travers les relations avec autrui, et par leur intermédiaire, qu’on prend conscience de son propre vieillissement ; soi-même, on a toujours tendance à se voir sous les espèces de l’éternité. Certes, ses cheveux avaient blanchi, son visage s’était creusé de rides ;

mais tout cela s’était fait insensiblement, sans que rien ne vienne le confronter directement avec les images de sa jeunesse. Jed fut alors frappé par cette incongruité : lui qui avait réalisé, au cours de sa vie d’artiste, des milliers de clichés, ne possédait pas une seule photographie de lui-même. Jamais non plus il n’avait envisagé de réaliser d’autoportrait, jamais il ne s’était considéré, si peu que ce soit, comme un sujet artistique valable.

Cela faisait plus de dix ans que le portail sud de son domaine, celui qui donnait sur le village, n’avait pas été actionné ; il s’ouvrit, pourtant, sans difficulté, et Jed se félicita, une fois de plus, d’avoir fait appel à cette entreprise lyonnaise qui lui avait été recommandée par un ancien collègue de son père.

Il ne se remémorait que vaguement Châtelus-le-Marcheix, c’était dans son souvenir un petit village décrépit, ordinaire de la France rurale, et rien de plus. Mais, dès ses premiers pas dans les rues de la bourgade, il fut envahi par la stupéfaction. D’abord le village avait beaucoup grandi, il y avait au moins deux fois, peut-être trois fois plus de maisons. Et ces maisons étaient pimpantes, fleuries, bâties dans un respect maniaque de l’habitat traditionnel limousin. Partout dans la rue principale s’ouvraient les devantures de magasins de produits régionaux, d’artisanat d’art, en cent mètres il compta trois cafés proposant des connexions Internet à bas prix. On se serait cru à Koh Phi Phi, ou à Saint-Paul-de-Vence, bien plus que dans un village rural de la Creuse.

Un peu sonné il s’arrêta sur la place principale, et reconnut le café qui faisait face à l’église. Il reconnut, plutôt, l’emplacement du café. L’intérieur, avec ses lampadaires Art Nouveau, ses tables de bois sombre aux piètements de fer forgé, ses banquettes de cuir, voulait manifestement évoquer l’ambiance d’un café parisien de la Belle Époque. Chaque table était cependant équipée d’une station d’accueil pour laptop avec écran 21 pouces, prises de courant aux normes européenne et américaine, dépliant indiquant les procédures de connexion au réseau Creuse-Sat – le conseil général avait financé le lancement d’un satellite géostationnaire afin d’améliorer la rapidité des connexions Internet dans le département, apprit Jed à la lecture du dépliant. Il commanda un Menetou-Salon rosé, qu’il but pensivement en songeant à ces transformations. À cette heure matinale, le café était peu fréquenté. Une famille de Chinois terminait son breakfast limousin, proposé à 23 euros par personne, constata Jed en consultant la carte. Plus près de lui, un barbu costaud, les cheveux rassemblés en une queue de cheval, consultait distraitement ses mails ; il jeta un regard intrigué à Jed, fronça les sourcils, hésita à s’adresser à lui, puis se replongea dans son ordinateur. Jed termina son verre de vin, ressortit, demeura quelques minutes pensif au volant de son SUV électrique Audi – il avait changé trois fois de voiture au cours des vingt dernières années, mais était resté fidèle à la marque au volant de laquelle il avait connu ses premières vraies joies automobiles.

Pendant les semaines qui suivirent, il explora doucement, par petites étapes, sans vraiment quitter le Limousin – sauf un bref passage en Dordogne, un autre encore plus bref dans les monts du Rodez – ce pays, la France, qui était indiscutablement le sien. La France, de toute évidence, avait beaucoup changé. Il se connecta à Internet, de nombreuses fois, il eut quelques conversations avec des hôteliers, des restaurateurs, avec d’autres prestataires de service (un garagiste de Périgueux, une escort-girl de Limoges), et tout le confirma dans la première impression, fulgurante, qui l’avait saisi en traversant le village de Châtelus-le-Marcheix : oui, le pays avait changé, changé en profondeur. Les habitants traditionnels des zones rurales avaient presque entièrement disparu. De nouveaux arrivants, venus des zones urbaines, les avaient remplacés, animés d’un vif appétit d’entreprise et parfois de convictions écologiques modérées, commercialisables. Ils avaient entrepris de repeupler l’hinterland – et cette tentative, après bien d’autres essais infructueux, basée cette fois sur une connaissance précise des lois du marché, et sur leur acceptation lucide, avait pleinement réussi.

La première question que se posa Jed – manifestant, en cela, un typique égocentrisme d’artiste – fut de savoir si sa « série des métiers simples », vingt ans à peu près après qu’il l’eut conçue, avait gardé sa pertinence. De fait, pas entièrement. « Maya Dubois, assistante de télémaintenance » n’avait plus de raison d’être : la télémaintenance était maintenant à 100 % externalisée – essentiellement en Indonésie et au Brésil. « Aimée, escort-girl » conservait par contre toute son actualité. La prostitution avait même connu, sur le plan économique, une véritable embellie, due à la persistance, en particulier dans les pays d’Amérique du Sud et la Russie, d’une image fantasmée de la parisienne., ainsi qu’à l’infatigable activité des immigrantes d’Afrique de l’Ouest. La France, pour la première fois depuis les années 1900 ou 1910, était redevenue une destination privilégiée du tourisme sexuel. De nouvelles professions, aussi, avaient fait leur apparition – ou, plutôt, d’anciennes professions avaient été remises au goût du jour, telles que la ferronnerie d’art, la dinanderie ; on avait vu reparaître des hortillonnages. À Jabreilles-les-Bordes, un village distant de cinq kilomètres de celui de Jed, s’était réinstallé un maréchal-ferrant – la Creuse, avec son réseau de sentiers bien entretenus, ses forêts, ses clairières, se prêtait admirablement aux promenades équestres.

Plus généralement, la France, sur le plan économique, se portait bien. Devenue un pays surtout agricole et touristique, elle avait montré une robustesse remarquable lors des différentes crises qui s’étaient succédé, à peu près sans interruption, au cours des vingt dernières années. Ces crises avaient été d’une violence croissante, d’une imprévisibilité burlesque – burlesque tout du moins du point de vue d’un Dieu moqueur, qui se serait amusé sans retenue de convulsions financières plongeant subitement dans l’opulence, puis dans la famine, des entités de la taille de l’Indonésie, de la Russie ou du Brésil : des populations de centaines de millions d’hommes. N’ayant guère à vendre que des hôtels de charme, des parfums et des rillettes – ce qu’on appelle un art de vivre —, la France avait résisté sans difficultés à ces aléas. D’une année sur l’autre la nationalité des clients changeait, et voilà tout.

De retour à Châtelus-le-Marcheix, Jed prit l’habitude de faire une promenade quotidienne, en fin de matinée, dans les rues du village. Il prenait généralement un apéritif au café de la place (qui avait, curieusement, conservé son ancien nom de Bar des Sports) avant de rentrer déjeuner chez lui. Rapidement, il se rendit compte que beaucoup des nouveaux arrivants semblaient le connaître – ou, du moins, avoir entendu parler de lui – et le considéraient sans animosité particulière. De fait, les nouveaux habitants des zones rurales ne ressemblaient nullement à leurs prédécesseurs. Ce n’était pas la fatalité qui les avait conduits à se lancer dans la vannerie artisanale, la rénovation d’un gîte rural ou la fabrication de fromages, mais un projet d’entreprise, un choix économique pesé, rationnel. Instruits, tolérants, affables, ils cohabitaient sans difficulté particulière avec les étrangers présents dans leur région – ils y avaient d’ailleurs intérêt, puisque ceux-ci constituaient l’essentiel de leur clientèle. La plupart des maisons que leurs anciens propriétaires d’Europe du Nord n’avaient plus les moyens d’entretenir avaient, en effet, été rachetées. Les Chinois formaient certes une communauté un peu repliée sur elle-même, mais à vrai dire pas davantage, et même plutôt moins que les Anglais naguère – au moins n’imposaient-ils pas l’emploi de leur langue. Ils manifestaient un respect excessif, presque une vénération pour les coutumes locales – que les nouveaux arrivants au départ connaissaient mal, mais qu’ils s’étaient appliqués, par une sorte de mimétisme adaptatif, à reproduire ; on assistait ainsi à un retour de plus en plus net des recettes, des danses, et même des costumes régionaux. C’était, cela dit, certainement les Russes qui formaient la clientèle la plus appréciée. Jamais ils n’auraient discuté le prix d’un apéritif, ni d’une location de 4 x 4. Ils dépensaient avec munificence, avec largesse, fidèles à une économie du potlatch qui avait traversé sans difficulté les régimes politiques successifs.

Cette nouvelle génération se montrait davantage conservatrice, davantage respectueuse de l’argent et des hiérarchies sociales établies que toutes celles qui l’avaient précédée. De manière plus surprenante, le taux de natalité était cette fois effectivement remonté en France, même sans tenir compte de l’immigration, qui était de toute façon presque tombée à zéro depuis la disparition des derniers emplois industriels et la réduction drastique des mesures de protection sociale intervenue au début des années 2020. Se dirigeant vers les nouveaux pays industrialisés, les migrants africains s’exposaient maintenant à un bien périlleux voyage. Traversant l’océan Indien et la mer de Chine, leurs bateaux étaient fréquemment assaillis par des pirates, qui les dépouillaient de leurs dernières économies, quand ils ne les jetaient pas purement et simplement à la mer.

Un matin, alors qu’il dégustait à petites gorgées un verre de chablis, Jed fut abordé par le barbu à queue de cheval – un des premiers habitants qu’il avait remarqués dans le village. Celui-ci, sans connaître précisément son travail, l’avait identifié comme artiste. Lui-même peignait « un peu », avoua-t-il, et se proposait de lui montrer ses œuvres.

Ancien mécanicien dans un garage de Courbevoie, il avait emprunté pour s’installer dans le village, où il avait monté une entreprise de location de quads – fugitivement, Jed repensa au Croate de l’avenue Stephen-Pichon, et à ses scooters des mers. À titre personnel sa passion allait aux Harley-Davidson, et pendant un quart d’heure Jed dut subir la description d’une machine qui trônait dans son garage, et de la manière dont il l’avait, année après année, customisée. Les quads, cela dit, étaient selon lui de « beaux engins », qui permettaient des « balades sympa ». Et, au niveau entretien, fit-il remarquer avec bon sens, c’était quand même moins contraignant qu’un cheval ; enfin les affaires tournaient bien, il n’avait pas à se plaindre.

Ses tableaux, manifestement inspirés par Yheroic fantasy, représentaient pour la plupart un guerrier barbu, à queue de cheval, qui chevauchait un impressionnant destrier mécanique, visiblement une réinterprétation space opéra de sa Harley. Il combattait parfois des tribus de zombies gluants, parfois des armées de robots militaires. D’autres toiles, figurant plutôt le repos du guerrier, dévoilaient un imaginaire érotique typiquement masculin à base de salopes goulues, aux lèvres avides, se déplaçant généralement par deux. En somme il s’agissait d’autofictions, d’autoportraits imaginaires ; sa technique picturale, défaillante, ne lui permettait malheureusement pas d’atteindre au niveau d’hyperréalisme et de léché classiquement requis par Xheroic fantasy. Au total, Jed avait rarement vu quelque chose d’aussi laid. Il chercha un commentaire approprié pendant plus d’une heure, alors que l’autre, inlassablement, sortait ses toiles de leurs cartons, et finit par bredouiller qu’il s’agissait d’une œuvre « d’une grande puissance visionnaire ». Il ajouta aussitôt qu’il n’avait conservé aucun contact dans les milieux de l’art. Ce qui était, d’ailleurs, l’exacte vérité.

Les conditions de réalisation de l’œuvre qui occupa Jed Martin pendant les trente dernières années de sa vie nous resteraient parfaitement inconnues s’il n’avait, quelques mois avant sa mort, accepté d’accorder une interview à une jeune journaliste d’Art Press. Bien que l’entretien occupe un peu plus de quarante pages du magazine, il n’y parle – presque exclusivement – que des procédures techniques mises en œuvre pour la fabrication de ces étranges vidéogrammes, aujourd’hui conservés au MOMA de Philadelphie, qui ne ressemblent en rien à son œuvre antérieure, ni d’ailleurs à quoi que ce soit de connu, et qui continuent trente ans plus tard de susciter chez les visiteurs une appréhension teintée de malaise.

Sur le sens de cette œuvre qui l’avait occupé pendant toute la dernière partie de sa vie, il se refuse à tout commentaire. « Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde… » répète-t-il pendant plus d’une page à la jeune journaliste, tétanisée par l’enjeu, qui s’avère incapable d’enrayer ce bavardage sénile, et c’est peut-être mieux ainsi, le bavardage de Jed

Martin se déploie, sénile et libre, essentiellement concentré sur des questions de diaphragme, d’amplitude de mise au point et de compatibilité entre logiciels. Une interview remarquable, où la jeune journaliste « s’effaçait derrière son sujet », comme le commenta sèchement
Le Monde
, qui crevait de jalousie d’avoir manqué cette exclusivité, et qui lui valut d’être nommée quelques mois plus tard rédactrice en chef adjointe de son magazine – le jour, précisément, où fut annoncée la mort de Jed Martin.

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