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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (34 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Te refermai la porte discrètement ; je l'ignorais encore, mais ce serait la dernière image que je garderais d'elle. Plus tard encore, alors que le jour se levait sur Madrid, je me masturbai rapidement près de la piscine. À quelques mètres de moi il y avait une fille vêtue de noir, au regard vide; je pensais qu'elle ne remarquait même pas ma présence, mais elle cracha de côté au moment où j'éjaculais. Je finis par m'endormir, et je dormis probablement longtemps, parce qu'à mon réveil il n'y avait plus personne ; même Pablo était sorti. Il y avait du sperme séché sur mon pantalon, et j'avais dû renverser du whisky sur ma chemise, ça empestait. Je me levai avec difficulté, traversai la terrasse au milieu des reliefs de nourriture et des bouteilles vides. Je m'accoudai au balcon, observai la rue en contrebas. Le soleil avait déjà entamé sa descente dans le ciel, la nuit n'allait pas tarder à tomber, et je savais à

peu près ce qui m'attendait. J'étais manifestement rentré

dans la dernière ligne droite.

Des sphères de métal brillant lévitaient dans l'atmosphère ; elles tournaient lentement sur elles-mêmes en émettant un chant légèrement vibrant. La population locale avait à leur égard un comportement étrange, fait de vénération et de sarcasme. Cette population était indiscutablement composée de primates sociaux - avait-on cela dit affaire à des sauvages, à des néo-humains, ou à

une troisième espèce ? Leur habillement, composé de grandes capes noires, de cagoules noires avec des trous percés pour les yeux, ne permettait pas de le déterminer. Le décor effondré comportait vraisemblablement des références à des paysages réels - certaines vues pouvaient rappeler la description que Daniel1 donne de Lanzarote ; je ne comprenais pas tout à fait où Marie23 voulait en venir, avec cette reconstitution iconographique.
Nous rendons témoignage

Au centre aperceptif,

À l'IGUS émotif

Survivant du naufrage.

Même si Marie23, même si l'ensemble des néo-humains et moi-même n'étions, comme il m'arrivait de le soup-DANIEL25,9

çonner, que des fictions logicielles, la prégnance même de ces fictions démontrait l'existence d'un ou plusieurs IGUS, que leur nature soit biologique, numérique ou intermédiaire. L'existence en elle-même d'IGUS suffisait à établir qu'une décrue s'était produite, à un moment de la durée, au sein du champ des potentialités innombrables ; cette décrue était la condition du paradigme de l'existence. Les Futurs eux-mêmes, s'ils venaient à

être, devraient conformer leur statut ontologique aux conditions générales de fonctionnement des IGUS. Hartle et Gell-Mann établissent déjà que la fonction cognitive des IGUS (Information Gathering and Utilizing Systems) présuppose des conditions de stabilité et d'exclusion mutuelle des séquences d'événements. Pour un IGUS observateur, qu'il soit naturel ou artificiel, une seule branche d'univers peut être dotée d'une existence réelle ; si cette conclusion n'exclut nullement la possibilité d'autres branches d'univers, elle en interdit tout accès à un observateur donné ; pour reprendre la formule, assez mystérieuse mais synthétique, de Gell-Mann, « sur chaque branche, seule cette branche est préservée ». La présence même d'une communauté d'observateurs, fût-elle réduite à deux IGUS, apportait ainsi la preuve de l'existence d'une
réalité.

Pour s'en tenir à l'hypothèse courante, celle d'une évolution sans solution de continuité au sein d'une lignée

« biologie du carbone », il n'y avait aucune raison de Penser que l'évolution des sauvages ait été interrompue par le Grand Assèchement ; rien n'indiquait cependant qu'ils aient pu, comme le supposait Marie23, accéder de nouveau au langage, ni que des communautés intelligentes se soient formées, reconstruisant des sociétés nouvelles sur des bases opposées à celles instaurées jadis par les Fondateurs.

Ce thème des sociétés de sauvages, pourtant, obsède Marie23, et elle y revient de plus en plus souvent au cours de nos échanges, qui se font de plus en plus animés. Je ressens en elle une sorte d'ébullition intellectuelle, d'impatience qui déteint peu à peu sur moi alors que rien, dans les circonstances extérieures, ne justifie la sortie de notre état de stase, et je sors souvent ébranlé, et comme affaibli, de nos séquences d'intermédiation. La présence de Fox, heureusement, ne tarde pas à m'apaiser, et je m'installe dans mon fauteuil préféré, à l'extrémité Nord de la pièce principale, pour attendre, les yeux clos, tranquillement assis dans la lumière, notre prochain contact. Je pris le train pour Biarritz le jour même ; il y avait un changement à Hendaye, des jeunes filles en jupe courte et une atmosphère générale de vacances - qui me concernait évidemment assez peu, mais j'étais encore capable d'en prendre note, j'étais encore humain, il n'y avait pas d'illusions à se faire, je n'étais pas totalement
blindé,
la délivrance ne serait jamais complète, jamais avant ma mort effective. Sur place je m'installai à la Villa Eugénie, une ancienne résidence de villégiature offerte par Napoléon III à l'impératrice, devenue un hôtel de luxe au XXe siècle. Le restaurant s'appelait, lui aussi, la Villa Eugénie, et il avait une étoile au Guide Michelin. Je pris des chipirons et du riz crémeux avec une sauce à l'encre ; c'était bon. J'avais l'impression que je pourrais prendre la même chose tous les jours, et plus généralement que je pourrais rester ici très longtemps, quelques mois, toute ma vie peut-être. Le lendemain matin, j'achetai un micro-ordinateur Samsung X10 et une imprimante Canon 180. J'avais plus ou moins l'intention d'entamer le projet dont j'avais parlé à Vincent : retracer, à l'intention d'un public encore indéterminé, les événements dont j'avais été le témoin à Lanzarote. Ce n'est que bien plus tard, à l'issue de plusieurs conversations avec lui, après que je lui eusse longtemps expliqué l'apaisement réel mais faible, la sensation de lucidité partielle que m'apportait cette narration, qu'il eut l'idée de demander à tous les aspirants à l'immortalité de se livrer à l'exercice du
récit de vie,
et de le faire de manière aussi exhaustive que possible ; mon propre projet, par contrecoup, en subit l'empreinte, et en devint nettement plus autobiographique. J'avais bien sûr eu l'intention, en venant à Biarritz, de revoir Isabelle, mais après mon installation à l'hôtel j'eus l'impression que ce n'était, au fond, pas si pressé

- chose assez étrange d'ailleurs, parce qu'il était déjà

évident pour moi que je ne disposais plus que d'un temps de vie limité. Tous les jours je faisais une promenade sur la plage, d'un quart d'heure environ, je me disais que j'avais une chance de la rencontrer en compagnie de Fox ; mais cela ne se produisit pas, et au bout de deux semaines je me décidai à lui téléphoner. Après tout elle avait peut-être quitté la ville, cela faisait déjà plus d'un an que nous n'avions plus aucun contact.

Elle n'avait pas quitté la ville, mais m'informa qu'elle allait le faire dès que sa mère serait morte - ce qui se produirait dans une à deux semaines, un mois au grand maximum. Elle n'avait pas l'air spécialement heureuse de m'entendre, et ce fut moi qui dus lui proposer une rencontre. Je l'invitai à déjeuner au restaurant de mon hôtel ; ce n'était pas possible, me dit-elle, les chiens n'y étaient pas admis. Nous convînmes finalement de nous retrouver comme d'habitude au
Surfeur d'Argent,
mais je sentis tout de suite que quelque chose avait changé. C'était curieux, assez peu explicable, mais pour la première fois j'eus l'impression qu'elle m'en
voulait ;
je me rendis compte aussi que je ne lui avais jamais parlé d'Esther, pas un seul mot, et j'avais du mal à le comprendre parce que nous étions je le répète des gens civilisés,
modernes
; notre séparation n'avait été marquée par aucune mesquinerie, en particulier financière, on pouvait dire que nous nous étions quittés
bons amis.

Fox avait un peu vieilli et grossi, mais il était toujours aussi câlin, et enjoué ; il fallait un peu l'aider pour monter sur les genoux, c'est tout. Nous parlâmes de lui pendant une dizaine de minutes : il faisait le ravissement des rombières
rock and roll
de Biarritz, probablement parce que la reine d'Angleterre avait le même chien - et Mick Jagger aussi, depuis son anoblissement. Ce n'était pas du tout un bâtard, m'apprit-elle, mais un Welsh Corgi Pembroke, le chien attitré de la famille royale ; les raisons pour lesquelles cette petite créature de noble extraction s'était retrouvée, âgée de trois mois, agrégée à une meute de chiens errants sur le bord d'une autoroute espagnole, resteraient à jamais un mystère.

Le sujet nous retint à peu près un quart d'heure, puis inéluctablement, comme par l'effet d'une loi naturelle, nous en vînmes au cœur du problème, et je parlai à

Isabelle de mon histoire avec Esther. Je lui racontai tout, depuis le début, je parlai pendant un peu plus de deux heures, et je terminai par le récit de la
party
d'anniversaire à Madrid. Elle m'écouta attentivement, sans m'interrompre, sans marquer de réelle surprise. « Oui, tu as toujours aimé le sexe... » dit-elle juste brièvement, à mivoix, au moment où je me livrais à quelques considérations erotiques. Ça faisait longtemps qu'elle avait deviné

Quelque chose, me dit-elle une fois que j'eus terminé ; était contente que je me décide à lui en parler.

« Au fond, j'aurai eu deux femmes importantes dans ma vie, conclus-je : la première - toi - qui n'aimait pas suffisamment le sexe ; et la deuxième - Esther - qui n'aimait pas suffisamment l'amour. » Cette fois, elle sourit franchement. « C'est vrai... me dit-elle d'une voix changée, curieusement malicieuse et juvénile, tu n'as pas eu de chance... »

Elle réfléchit, puis ajouta : « Finalement, les hommes ne sont jamais contents de leurs femmes...

- Rarement, oui.

- Ils veulent des choses contradictoires, sans doute. Enfin les femmes aussi maintenant, mais c'est plus récent. Au fond, la polygamie était peut-être une bonne solution... »

C'est triste, le naufrage d'une civilisation, c'est triste de voir sombrer ses plus belles intelligences - on commence par se sentir légèrement mal à l'aise dans sa vie, et on finit par aspirer à l'établissement d'une république islamique. Enfin, disons que c'est
un peu triste
; il y a des choses plus tristes, à l'évidence. Isabelle avait toujours aimé les discussions théoriques, c'est en partie ce qui m'avait attiré en elle ; autant l'exercice est stérile, et peut s'avérer funeste lorsqu'il est pratiqué pour lui-même, autant il est profond, créatif et tendre immédiatement après l'amour - immédiatement après la vraie vie. Nous nous regardions droit dans les yeux et je savais, je sentais que quelque chose allait se produire, les bruits du café

semblaient s'être estompés, c'était comme si nous étions entrés dans une zone de silence, provisoire ou définitive, je ne pouvais pas encore me prononcer là-dessus, et finalement, toujours en me regardant dans les yeux, d'une voix nette et irréfutable, elle me dit : « Je t'aime encore ». Te dormis chez elle la nuit même, et aussi les nuits suivantes - sans, toutefois, abandonner ma chambre d'hôtel. Comme je m'y attendais, son appartement était
décoré
avec goût ; il était situé dans une petite résidence au milieu d'un parc, à une centaine de mètres de l'océan. C'est avec plaisir que je préparais la gamelle de Fox, que je lui faisais faire sa promenade ; il marchait moins vite, maintenant, et s'intéressait moins aux autres chiens. Tous les matins, Isabelle prenait sa voiture pour se rendre à l'hôpital ; elle passait la plus grande partie de sa journée dans la chambre de sa mère ; celle-ci était bien soignée, me dit-elle, ce qui était devenu exceptionnel. Comme chaque année maintenant l'été était caniculaire en France, et comme chaque année les vieux mouraient en masse, faute de soins, dans leurs hôpitaux et leurs maisons de retraite ; mais cela faisait déjà longtemps que l'on avait cessé de s'en indigner, c'était en quelque sorte
passé dans les mœurs,
comme un moyen somme toute naturel de résorber une situation statistique de très grande vieillesse forcément préjudiciable à l'équilibre économique du pays. Isabelle était différente, et je reprenais en vivant avec elle conscience de sa supériorité morale par rapport aux hommes et aux femmes de sa génération : elle était plus généreuse, plus attentive, plus aimante. Sur le plan sexuel, cela dit, il ne se passa rien entre nous ; nous dormions dans le même lit sans même en être gênés, sans pouvoir accéder à la résignation pourtant. J'étais fatigué à vrai dire, la chaleur m'accablait moi aussi, je me sentais à peu près autant d'énergie qu'une huître morte, et cette torpeur s'étendait à tout : pendant la journée je m installais pour écrire à une petite table qui donnait sur le jardin mais rien ne me venait, rien ne me paraissait important ni significatif, j'avais eu une vie qui était sur le point de s'achever et voilà tout, j'étais comme tous les autres, ma carrière de
showman
me paraissait bien loin maintenant, de tout cela il ne resterait nulle trace. Parfois, pourtant, je reprenais conscience que ma narration avait à l'origine un autre objectif; je me rendais bien compte que j'avais assisté à Lanzarote à

une des étapes les plus importantes, peut-être à l'étape décisive de l'évolution du genre humain. Un matin où

je me sentais un peu plus d'énergie, je téléphonai à

Vincent : ils étaient en plein déménagement, me dit-il, ils avaient décidé de revendre la propriété du prophète à Santa Monica pour transférer le siège social de l'Eglise à Chevilly-Larue. Savant était resté à Lanzarote, près du laboratoire, mais Flic était là avec sa femme, ils avaient acheté un pavillon proche du sien et ils construisaient de nouveaux locaux, ils embauchaient du personnel, ils songeaient à acheter des parts d'antenne dans un canal de télévision dédié aux nouveaux cultes. Manifestement lui-même faisait des choses importantes et significatives, à ses propres yeux tout du moins. Je ne parvenais pourtant pas à l'envier : pendant toute ma vie je ne m'étais intéressé qu'à ma bite ou à rien, maintenant ma bite était morte et j'étais en train de la suivre dans son funeste déclin, je n'avais que ce que je méritais me répétais-je en feignant d'en éprouver une délectation morose alors que mon état mental évoluait de plus en plus vers l'horreur pure et simple, une horreur encore accrue par la chaleur stable et brutale, par l'éclat intransformé de l'azur. Isabelle sentait tout cela, je pense, et me regardait en soupirant, au bout de deux semaines il commença à

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