La Possibilité d'une île (31 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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faire le tour de la profession, et pour d'obscures raisons

- peut-être simplement par fatigue - il me paraissait encore nécessaire de donner le change quelques mois. Afin d'alimenter la conversation je lui racontai l'histoire de cet Allemand qui en avait dévoré un autre, rencontré

par Internet. D'abord il lui avait sectionné le pénis, puis l'avait fait frire, avec des oignons, et ils l'avaient dégusté

ensemble. Il l'avait ensuite tué avant de le couper en morceaux, qu'il avait stockés dans son congélateur. De temps en temps il sortait un morceau, le décongelait et le faisait cuire, il utilisait à chaque fois une recette différente. Le moment de la manducation commune du pénis avait été une expérience religieuse intense, de réelle communion entre lui et sa victime, avait-il déclaré aux enquêteurs. Le réalisateur m'écoutait avec un sourire à la fois benêt et cruel, s'imaginant probablement que je comptais intégrer ces éléments dans mon travail en cours, se réjouissant déjà des images répugnantes qu'il allait pouvoir en tirer. Heureusement Esther arriva, souriante, sa jupe d'été plissée tourbillonnant autour de ses cuisses, et se jeta dans mes bras avec un abandon qui me fit tout oublier. Elle s'assit et commanda un diabolo menthe, attendant sagement que notre conversation s'achève. Le réalisateur lui jetait de temps à autre des regards appréciateurs - elle avait posé

les pieds sur la chaise en face d'elle,
écarté
les jambes, elle ne portait pas de culotte et tout cela semblait naturel et logique, une simple conséquence de la température ambiante, je m'attendais d'un instant à l'autre à ce qu'elle s'essuie la chatte avec une des serviettes en papier du bar. Enfin il prit congé, nous nous promîmes de garder le contact. Dix minutes plus tard j'étais en elle, et j'étais bien. Le miracle se reproduisait, aussi fort qu'au premier jour, et je crus encore, pour la dernière fois, qu'il allait durer éternellement.

L'amour non partagé est une hémorragie. Pendant les mois qui suivirent, alors que l'Espagne s'installait dans l'été, j'aurais encore pu me prétendre à moi-même que tout allait bien, que nous étions à égalité dans l'amour ; mais je n'avais malheureusement jamais été très doué pour me mentir. Deux semaines plus tard elle vint me rendre visite à San José, et si elle me prêtait toujours son corps avec autant d'abandon, aussi peu de retenue, je remarquai également que, de plus en plus fréquemment, elle s'éloignait de quelques mètres pour parler dans son portable. Elle riait beaucoup dans ces conversations, plus souvent qu'avec moi, elle promettait d'être bientôt de retour, et l'idée que j'avais eue de lui proposer de passer l'été en ma compagnie apparaissait de plus en plus nettement dénuée de sens ; c'est presque avec soulagement que je la reconduisis à l'aéroport. J'avais évité la rupture, nous étions
encore
ensemble,
comme on dit, et la semaine suivante c'est moi qui me déplaçai à Madrid.

Elle sortait encore souvent, je le savais, dans des boîtes, et passait parfois la nuit entière à danser ; mais jamais elle ne me proposa de l'accompagner. Je l'imaginais répondant à ses amis qui lui offraient de sortir : « Non, pas ce soir, je suis avec Daniel... » Je connaissais maintenant la plupart d'entre eux, beaucoup étaient étudiants ou acteurs; souvent dans le genre
groove,
cheveux mi-longs et vête-ments confortables ; certains au contraire surjouaient sur un mode humoristique le style
macho
et
latin lover,
mais tous étaient, évidemment,
jeunes,
comment aurait-il pu en être autrement ? Combien d'entre eux, me demandaisje parfois, avaient-ils pu être ses amants ? Elle ne faisait jamais rien qui puisse me mettre mal à l'aise ; mais je n'ai jamais eu, non plus, le sentiment de faire véritablement partie de son groupe. Je me souviens d'un soir, il pouvait être vingt-deux heures, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec animation des mérites de différentes boîtes, les unes plus house, d'autres plus trance. Depuis dix minutes j'avais horriblement envie de leur dire que je
voulais,
moi aussi, entrer dans ce monde, m'amuser avec eux, aller jusqu'au bout de la nuit ; j'étais prêt à les
implorer
de m'emmener. Puis, accidentellement, j'aperçus mon visage se reflétant dans une glace, et je compris. J'avais la quarantaine
bien sonnée ;
mon visage était soucieux, rigide, marqué par l'expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins ; je n'avais pas le moins du monde la tête de quelqu'un avec qui on aurait pu envisager de
s'amuser ;
j'étais condamné. Pendant la nuit, après avoir fait l'amour avec Esther (et c'était la seule chose qui marchait encore vraiment bien, c'était sans doute la seule part juvénile, inentamée de moi-même), contemplant son corps blanc et lisse qui reposait dans la clarté lunaire, je repensai avec douleur à

Gros Cul. Si je devais, suivant la parole de l'Évangile, être mesuré avec la mesure dont je m'étais servi, alors j'étais bien mal parti, car il ne faisait aucun doute que je m'étais comporté avec Gros Cul de manière
impitoyable.
Non que la pitié, d'ailleurs, aurait pu servir à quoi que ce soit : il y a beaucoup de choses qu'on peut faire par compassion, mais bander, non, cela n'est pas possible.

À l'époque où je rencontrai Gros Cul, je pouvais avoir trente ans et je commençais à avoir un certain succès pas encore véritablement grand public, mais enfin, quand même, un succès d'estime. Je remarquai vite cette grosse femme blafarde qui venait à tous mes spectacles, s'asseyait au premier rang, me tendait à chaque fois son carnet d'autographes à signer. Il lui fallut à peu près six mois pour se décider à m'adresser la parole - encore que non, je crois que finalement c'est moi qui pris l'initiative. C'était une femme cultivée, elle enseignait la philosophie dans une université parisienne, et réellement je ne me suis pas méfié

du tout. Elle me demanda l'autorisation de publier une retranscription commentée de mes sketches dans le
Cahier
d'études phénoménologiques
; naturellement, j'acceptai. J'étais un peu flatté, je l'admets, après tout je n'avais pas dépassé le bac et elle me comparait à Kierkegaard. Nous avons échangé une correspondance Internet pendant quelques mois, progressivement les choses ont commencé

à dégénérer, j'ai accepté une invitation à dîner chez elle, j'aurais dû me méfier tout de suite quand j'ai vu sa robe d'intérieur, j'ai quand même réussi à partir sans lui infliger d'humiliation trop lourde, enfin c'est ce que j'avais espéré, mais dès le lendemain commencèrent les premiers e-mails pornographiques. « Ah, te sentir enfin en moi, sentir ta tige de chair écarter ma fleur... », c'était affreux, elle écrivait comme Gérard de Villiers. Elle n'était vraiment pas bien conservée, elle faisait plus, mais en réalité elle n'avait que quarante-sept ans au moment où je l'avais rencontrée exactement le même âge que moi au moment où j'avais rencontré Esther, je sautai du lit à la seconde où j'en pris conscience, haletant d'angoisse, et je me mis à marcher de long en large dans la chambre : Esther dormait paisiblement, elle avait écarté les couvertures, mon Dieu qu'elle était belle.

Je m'imaginais alors - et quinze ans plus tard j'y repensais encore avec honte, avec dégoût - je m'imaginais qu'à

partir d'un certain âge le désir sexuel disparaît, qu'il vous laisse du moins relativement tranquille. Comment avaisje pu, moi qui me prétendais un esprit acéré, caustique, comment avais-je pu former en moi une illusion aussi ridicule ? Je connaissais la vie, en principe, j'avais même lu des livres ; et s'il y avait un sujet simple, un sujet sur lequel, comme on dit,
tous les témoignages concordent,
c'était bien celui-là. Non seulement le désir sexuel ne disparaît pas, mais il devient avec l'âge de plus en plus cruel, de plus en plus déchirant et insatiable - et même chez les hommes, au demeurant assez rares, chez lesquels disparaissent les sécrétions hormonales, l'érection et tous les phénomènes associés, l'attraction pour les jeunes corps féminins ne diminue pas, elle devient, et c'est peut-être encore pire,
cosa mentale,
et désir du désir. Voilà la vérité, voilà l'évidence, voilà ce qu'avaient, inlassablement, répété

tous les auteurs sérieux.

J'aurais pu, à l'extrême limite, opérer un cunnilingus sur la personne de Gros Cul - j'imaginais mon visage s'aventurant entre ses cuisses flasques, ses bourrelets blafards, essayant de ranimer son clitoris pendant. Mais même cela, j'en avais la certitude, n'aurait pas pu suffire

- et n'aurait peut-être même fait qu'aggraver ses souffrances. Elle voulait, comme tant d'autres femmes, elle voulait
être pénétrée,
elle ne se satisferait pas à moins, ce n'était pas négociable.

Je pris la fuite ; comme tous les hommes placés dans les mêmes circonstances, je pris la fuite : je cessai de répondre à ses mails, je lui interdis l'accès de ma loge. Elle insista pendant des années, cinq, peut-être sept, elle insista pendant un nombre d'années effroyable ; je crois qu'elle insista jusqu'au lendemain de ma rencontre avec Isabelle. Je ne lui avais évidemment rien dit, je n'avais plus aucun contact ; peut-être est-ce qu'au bout du compte l'intuition existe,
l'intuition féminine
comme on dit, c'est en tout cas le moment qu'elle choisit pour s'éclipser, pour sortir de ma vie et peut-être de la vie tout court, comme elle m'en avait, à de nombreuses reprises, menacé.

Au lendemain de cette nuit pénible, je pris le premier vol pour Paris. Esther s'en montra légèrement surprise, elle pensait que jepasserais toute la semaine à Madrid, etmoi aussi d'ailleurs c'est ce que j'avais prévu, je ne comprenais pas très bien la raison de ce départ subit, peut-être est-ce que je voulais
faire le malin,
montrer que j'avais moi aussi ma vie, mes activités, mon indépendance - auquel cas c'était raté, elle ne se montra pas le moins du monde émue ni déstabilisée par la nouvelle, elle dit :
« Bueno...
» et ce fut tout. Je crois surtout que mes actes n'avaient plus réellement de sens, que je commençais à me comporter comme un vieil animal blessé à mort qui charge dans toutes les directions, se heurte à tous les obstacles, tombe et se redresse, de plus en plus furieux, de plus en plus affaibli, affolé et enivré par l'odeur de son propre sang.

J'avais pris pour prétexte l'envie de revoir Vincent, c'est ce que j'avais expliqué à Esther, mais ce n'est qu'en atterrissant à Roissy que je me rendis compte que j'avais réellement envie de le revoir, là non plus je ne sais pas pourquoi, peut-être simplement pour vérifier que le bonheur est possible. Il s'était réinstallé avec Susan dans le pavillon de ses grands-parents - dans le pavillon où il avait, finalement, vécu toute sa vie. Nous étions début juin mais le temps était gris, et le décor de briques rouges, quand même, sinistre ; je fus surpris par les noms sur l'étiquette de la boîte à lettres : « Susan Longfellow » d'accord, mais « Vincent Macaury » ? Eh oui, le prophète s'appelait Macaury, Robert Macaury, et Vincent n'avait plus le droit de reprendre le nom de sa mère ; le nom de Macaury lui avait été attribué

par circulaire, parce qu'il en fallait un en attendant une décision de justice. « Je suis une erreur... » m'avait ditune fois Vincent en faisant allusion à sa filiation avec le prophète. Peut-être ; mais ses grands-parents l'avaient accueilli et chéri comme une victime, ils avaient été

amèrement déçus par Pégoï'sme jouisseur et irresponsable de leur fils - c'était du reste celui de toute une génération avant que les choses tournent mal et que Pégoï'sme seul demeure, la jouissance une fois envolée ; ils l'avaient accueilli en tout cas, ils lui avaient ouvert les portes de leur foyer, et c'était une chose par exemple que je n'aurais jamais faite pour mon propre fils, la pensée même de vivre sous le même toit que ce petit trou du cul m'aurait été

insupportable, nous étions simplement, lui comme moi, des gens qui
n'auraient pas dû être,
au contraire par exemple de Susan qui vivait maintenant dans ce décor ancien, chargé, lugubre, si loin de sa Californie natale, et qui s'y était tout de suite sentie bien, elle n'avait rien jeté, je reconnaissais les photos de famille dans leurs cadres, les médailles du travail du grand-père et les taureaux articulés souvenirs d'un séjour sur la Costa Brava ; elle avait peut-être aéré, acheté des fleurs, je ne sais pas je n'y connais rien j'ai toujours pour ma part vécu comme à

l'hôtel, je n'ai pas l'instinct
du foyer,
en l'absence de femme je crois que c'est une chose à laquelle je n'aurais même jamais songé, en tout cas c'était une maison maintenant où l'on avait l'impression que les gens pouvaient être heureux, elle avait le pouvoir de faire cela. Elle aimait Vincent, je m'en rendis compte tout de suite, c'était une évidence, mais surtout elle
aimait.
Sa nature était d'aimer, comme la vache de paître (ou l'oiseau, de chanter ; ou le rat, de renifler). Ayant perdu son ancien maître, elle s'en était presque instantanément trouvé un nouveau, et le monde autour d'elle s'était de nouveau chargé d'une évidence positive. Je dînai avec eux, et ce fut une soirée agréable, harmonieuse, avec très peu de souffrance ; je n'eus pas le courage, cependant, de rester dormir, et je repartis vers onze heures après avoir retenu une chambre au Lutetia. A la station Montparnasse-Bienvenue je repensai à la poésie, probablement parce que je venais de revoir Vincent, et que ça me ramenait toujours à une plus claire conscience de mes limites : limitations créatrices, d'une part, mais aussi limitations dans l'amour. Il faut dire que je passais à ce moment devant une affiche « poésie RATP », plus précisément devant celle qui reproduisait
L'Amour libre,
d'André Breton, et que quel que soit le dégoût que puisse inspirer la personnalité d'André Breton, quelle que soit la sottise du titre, piteuse antinomie qui ne témoignait, outre d'un certain ramollissement cérébral, que de l'instinct publicitaire qui caractérise et finalement résume le surréalisme, il fallait le reconnaître : l'imbécile, en l'occurrence, avait écrit un très beau poème. Je n'étais pas le seul, pourtant, à éprouver certaines réserves, et le surlendemain, en repassant devant la même affiche, je m'aperçus qu'elle était maculée d'un graffiti qui disait : « Au lieu de vos poésies à la con, vous feriez mieux de nous mettre des rames aux heures de pointe », ce qui suffit à me plonger dans la bonne humeur pendant toute l'après-midi, et même à me redonner un peu de confiance en moi : je n'étais qu'un comique, certes, mais j'étais quand même un comique. Le lendemain de mon dîner chez Vincent, j'avais averti la réception du Lutetia que je gardais la chambre, probablement pour plusieurs jours. Ils avaient accueilli la nouvelle avec une courtoisie complice. Après tout, c'est vrai, j'étais une
célébrité
; je pouvais parfaitement claquer mon pognon en prenant des alexandras au bar avec Philippe Sollers, ou Philippe Bouvard - peut-être pas Philippe Léotard, il était mort ; mais enfin, compte tenu de ma notoriété, j'aurais eu accès à ces trois catégories de Philippes. Je pouvais passer la nuit avec une pute slovène transsexuelle ; enfin je pouvais mener une
vie mondaine
brillante,
c'était même probablement ce qu'on attendait de moi, les gens se font connaître par une ou deux productions talentueuses, pas plus, c'est déjà suffisamment surprenant qu'un être humain ait une ou deux choses à dire, ensuite ils gèrent leur déclin plus ou moins paisiblement, plus ou moins douloureusement, c'est selon. Je ne fis rien de tout cela, pourtant, dans les jours qui suivirent ; par contre, dès le lendemain, je retéléphonai à

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