Le Jour des Fourmis (32 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Son mari n’affichait pas meilleure
mine. Lui venait de constater que les herbes avaient noirci : ils étaient
encerclés par une véritable marée de fourmis. Elles étaient peut-être des
millions !

En vérité, ce n’étaient que les
trois mille soldates de la première croisade contre les Doigts, augmentées des
renforts zedibeinakaniens. Elles avançaient résolument, toutes mandibules
dehors. L’époux et père articula d’une voix mal assurée :

— Chérie, passe-moi vite la bombe
insecticide…

92. ENCYCLOPÉDIE

ACIDE FORMIQUE : L’acide
formique est une composante essentielle de la vie. L’homme en possède
d’ailleurs dans ses cellules. Dans la seconde moitié du XIX
e
siècle,
l’acide formique était utilisé pour conserver les aliments ou les cadavres
d’animaux. Mais on s’en servait surtout pour ôter les taches des draps.

Comme on ne savait pas fabriquer
cette substance chimique de manière synthétique, on la puisait directement chez
les insectes. On entassait des milliers de fourmis dans un pressoir à huile
dont on serrait la vis jusqu’à obtenir un jus jaunâtre. Une fois filtré, ce
« sirop de fourmis écrasées » était vendu dans toutes les bonnes
drogueries au rayon détachants liquides.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

93. STADE DERNIER

Le P
r
Miguel Cygneriaz
savait que désormais plus rien ne pouvait empêcher qu’on passe au stade
dernier.

Il avait entre ses mains l’arme
absolue contre les forces chtoniennes. Il prit le liquide argenté et le disposa
dans une cuvette. Puis il versa un liquide rouge et procéda à ce qu’on appelait
vulgairement en chimie la seconde coagulation.

Le substrat prit alors des couleurs
changeantes, celles de la queue d’un oiseau paon.

Le P
r
Cygneriaz plaça le
récipient dans un fermentoir. Il n’avait plus qu’à attendre. La dernière phase
n’avait besoin que de cet ingrédient encore mal contrôlé par les
machines : le temps.

94. LES DOIGTS RECULENT

Montant à l’assaut, les premières lignes
de fantassins sont soudain enveloppées d’un nuage vert qui les fait fortement
tousser.

Bien plus haut, les scarabées
rhinocéros piquent alors sur les montagnes mobiles et floues. Parvenues à la
hauteur de la jungle capillaire de Cécile Dupeyron, les artilleuses lâchent
leurs salves d’acide. Cela a pour seul effet de massacrer trois jeunes poux qui
envisageaient d’y élire domicile.

Un autre groupe d’artilleuses à pied
concentre ses tirs sur une grosse boule rose. Comment sauraient-elles qu’il
s’agit d’un gros orteil de femme sortant d’une sandalette ?

Il va falloir trouver autre chose,
car si pour les humains l’acide formique est à peu près aussi corrosif que de
la limonade, de nouvelles formations nuageuses vertes d’insecticide sont en
train de faire des coupes sombres dans les rangs belokaniens.

Cherchez-leur les trous,
vocifère 9
e
, message aussitôt répercuté par toutes celles
qui ont une expérience des combats contre les mammifères et les oiseaux.

Plusieurs légions partent
courageusement à l’assaut des titans. Elles plantent avec détermination leurs
mandibules dans des fibres textiles, provoquant de larges blessures dans un
tee-shirt en coton ainsi que dans un short du même tissu. Le sweat-shirt de
Virginie Dupeyron (30 % acrylique, 20 % polyamide) s’avère en
revanche une véritable armure où les pinces myrmécéennes ne parviennent à aucun
résultat probant.

— J’en ai une dans le nez.
Aïe !

— Vite, l’insecticide !

— On ne peut pas utiliser
l’insecticide sur nous, quand même !

— Au secours ! gémit
Virginie.

— Quelle plaie ! cria
Charles Dupeyron, en s’efforçant de disperser de la main les coléoptères qui
bourdonnaient autour de sa famille.

— On n’en viendra donc jam…

… jamais à bout de ces monstres.
Ils sont trop grands, trop forts. Ils sont incompréhensibles.

103
e
et 9
e
discutent fiévreusement de la situation, quelque part dans le cou du jeune
Georges. 103
e
demande si l’on a amené des poisons exotiques. 9
e
répond qu’il y en a, du venin de guêpe ou d’abeille, et qu’elle va tout de
suite en chercher. La bataille fait encore rage quand elle revient, portant à
bout de pattes un œuf plein du liquide jaune qui sort généralement du dard des
abeilles.

Comment t’y prendras-tu pour
l’inoculer ? Nous n’avons pas de dard, nous.

103
e
ne répond pas, elle
plante sa mandibule dans la chair rosée et l’enfonce le plus profondément
possible. Elle répète plusieurs fois l’opération car le terrain est aussi
résistant que mou. Enfin, oui ! Elle n’a plus qu’à verser la liqueur jaune
dans le trou rouge bouillonnant.

Fuyons.

Le repli n’est pas de tout repos.
L’animal géant est pris de convulsions, il suffoque, vibre et fait beaucoup de
bruit.

Georges Dupeyron ploie les genoux
puis s’effondre sur le flanc.

Georges est terrassé par les
minuscules dragons.

Georges tombe. Quatre légions de fourmis
se perdent dans ses cheveux, mais d’autres parviennent à trouver ses six trous.

103
e
est rassérénée.

Cette fois-ci, il n’y a pas de
doute. On en a eu un !

Tout d’un coup la peur des Doigts
cesse de la hanter. Que c’est beau la fin d’une peur ! Elle se sent libre.

Georges Dupeyron est à terre et ne
bouge plus.

9
e
s’élance, monte sur
son visage et escalade la masse rosée.

Un Doigt est en fait un territoire
entier. Du peu qu’elle en parcourt, il fait au moins cent pas de large sur deux
cents de long !

Il y a de tout là-dedans : des
cavernes, des vallées, des montagnes, des cratères.

9
e
, équipée des plus
longues mandibules de la croisade, pense que le Doigt n’est pas encore
complètement mort. Elle gravit les sourcils, s’arrête à la racine du nez juste
entre les deux yeux, à l’emplacement de ce que les Hindous nomment le troisième
œil. Elle lève haut la pointe de sa mandibule droite.

La lame scintille sous les rayons du
soleil comme une Excalibur magnifique. Puis d’un coup sec,
tchouf !
elle l’enfonce le plus profondément qu’elle peut dans la surface rose.

9
e
dégage dans un bruit
de succion son sabre de chitine.

Aussitôt un fin geyser rouge s’élève
au-dessus de leurs antennes.

— Chéri ! regarde, Georges
n’a pas l’air bien du tout !

Charles Dupeyron lâcha la bombe dans
l’herbe et se pencha sur son fils. Le teint de ses joues avait viré au pivoine,
il respirait avec difficulté. Des fourmis le parcouraient par grappes entières.

— Il nous fait une crise
d’allergie ! s’écria le préfet. Il lui faut vite une piqûre, un toubib…

— Filons d’ici, vite !

Sans même prendre le temps de
ramasser ses ustensiles de pique-nique, la famille Dupeyron fuit en direction
de la voiture ; Charles portant son fils dans ses bras.

9
e
a sauté à temps. Elle
lèche le sang doigtier resté collé sur sa mandibule droite.

Tout le monde sait désormais.

Les Doigts ne sont pas invulnérables.
On peut leur faire du mal. On peut les vaincre avec du venin d’abeille.

95. NICOLAS

Le monde des Doigts est si beau
qu’aucune fourmi ne peut encore le comprendre.

Le monde des Doigts est si
paisible que l’inquiétude et la guerre en ont été chassées.

Le monde des Doigts est si
harmonieux que chacun y vit dans une extase permanente.

Nous possédons des outils qui
nous permettent de ne jamais travailler.

Nous possédons des outils qui
nous permettent de nous déplacer à très grande vitesse dans l’espace.

Nous possédons des outils qui
nous permettent de nous nourrir sans le moindre effort.

Nous pouvons voler.

Nous pouvons aller sous l’eau.

Nous pouvons même quitter cette
planète pour aller au-delà du ciel.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont des dieux.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont grands.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont puissants.

C’est la vérité.

— Nicolas !

Le garçon éteignit rapidement la
machine et fit semblant de consulter
l’Encyclopédie du savoir relatif et
absolu.

— Oui, Maman ?

Lucie Wells apparut. Elle était
maigre et frêle, mais son regard sombre était animé d’une force étrange.

— Tu ne dors pas ? C’est
pourtant l’heure de notre nuit artificielle.

— Tu sais, parfois je me relève
pour consulter
l’Encyclopédie.

Elle sourit.

— Tu as raison. Il y a tant à
apprendre dans ce livre. (Elle le prit par les épaules.) Dis-moi, Nicolas, tu
n’as toujours pas envie de participer à nos réunions télépathiques ?

— Non, pas tout de suite. Je
crois que je ne suis pas encore prêt.

— Quand tu le seras, tu le
sentiras tout naturellement. Ne te force pas.

Elle le serra dans ses bras et lui
massa le dos. Il se dégagea doucement, de moins en moins sensible à ces
témoignages d’amour maternel.

Elle lui souffla à l’oreille :

— Pour l’instant, tu ne peux pas
comprendre, mais un jour…

96. 24
e
FAIT CE QU’ELLE PEUT (AVEC CE QU’ELLE
A)

24
e
marche vers ce qu’elle
espère être le sud-est. Elle interroge tous les animaux qu’elle peut approcher
sans trop de danger.

Ont-ils vu passer la croisade ?
Mais le langage odorant des fourmis n’a pas encore le statut de langue
universelle. Un scarabée cétoine, pourtant, prétend avoir entendu dire que les
Belokaniennes avaient rencontré les Doigts et gagné la bataille.

C’est impossible,
pense aussitôt 24
e
. On ne peut vaincre les dieux !
Cependant, en chemin, elle continue de questionner et en apprend juste assez
pour être convaincue qu’il y a bien eu rencontre. Mais dans quelles circonstances,
et avec quelle issue ?

Elle n’était pas là. Elle n’a pu
voir ses dieux et, plus grave, elle n’a pu leur remettre le cocon de la mission
Mercure. Maudits soient son étourderie et son perpétuel manque de sens de
l’orientation !

Elle avise un sanglier sur le
passage. Lui ira bien plus vite qu’elle. Obsédée par son désir de rejoindre ses
sœurs rousses et, qui sait, de se rapprocher des Doigts, elle escalade une
patte. Elle n’attend pas longtemps, le sanglier fonce. Le problème est qu’il
oblique trop vers le nord. Elle doit sauter en marche.

Elle a de la chance. Un écureuil se
présente, dont elle parasite aussitôt la fourrure. Lui va vers le nord-est,
mais ce rongeur véloce s’arrête brusquement sur la cime d’un arbre et 24
e
doit sauter pour regagner au plus vite le sol.

Elle a fait de la route, certes,
mais elle est toujours seule. Elle s’y prend mal, elle doit se ressaisir :
elle croit en les Doigts, dieux tout-puissants. Eh bien, qu’elle les invoque,
afin qu’ils la guident vers la croisade et vers eux-mêmes.

Ô Doigts, ne m’abandonnez pas
dans ce monde effrayant. Faites que je retrouve mes sœurs.

Elle replie les antennes, comme pour
mieux contacter ses maîtres. C’est à cet instant qu’elle perçoit derrière elle
une odeur des plus familières.

Toi !

24
e
est au comble de la
joie.

103
e
, qui était partie à
la recherche d’informations sur Askoleïn, la Ruche d’or, est soulagée à la vue
du cocon. Elle est très contente aussi de retrouver la jeune rebelle déiste.

Tu n’as pas perdu le cocon à
papillon ?

Elle lui montre le précieux récipient
et elles rejoignent le reste du groupe.

97. ENCYCLOPÉDIE

QUESTION D’ESPACE-TEMPS :
Autour d’un atome se trouvent plusieurs orbites d’électrons, certaines tout
proches du noyau, d’autres beaucoup plus éloignées.

Qu’un événement extérieur
contraigne un de ces électrons à changer d’orbite et aussitôt se produit une
émission d’énergie sous forme de lumière, de chaleur, de rayonnement.

Déplacer un électron d’une couche
basse pour l’amener dans une couche plus haute, c’est comme mettre un borgne au
pays des aveugles. Il rayonne, il impressionne, il est le roi. À l’inverse, un
électron d’orbite haute déplacé sur une orbite plus basse aura l’air d’un
parfait imbécile.

L’univers entier est construit de
façon analogue, en lasagnes. Des espaces-temps différents se côtoient, agencés
en couches superposées. Certains sont rapides et complexes, d’autres lents et
primaires.

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