— Mais écoute ! Des
insectes, il y en a partout.
— T’inquiète pas, j’ai pensé à
nous munir d’une bombe insecticide.
— Ah bon… Et de quelle
marque ?
Signal en provenance d’une
éclaireuse :
Odeurs fortes non identifiées
venant du nord-nord-est.
Les odeurs non identifiées, cela ne
manque pas. Il en existe encore des milliards de par le vaste monde. Mais
l’intonation particulièrement insistante de la messagère déclenche
immédiatement l’alerte dans le commando. Elles s’immobilisent aux aguets. Il
flotte dans l’air des fragrances aux nuances peu courantes.
Une guerrière fait tinter ses
mâchoires, persuadée d’avoir décelé des odeurs de bécasse. Les antennes entrent
en contact, on se consulte. 103
e
pense qu’il faudrait quand même
avancer, ne serait-ce que pour identifier l’animal. On se range à son avis.
Les vingt-cinq fourmis remontent
précautionneusement l’effluve jusqu’à sa source. Elles finissent par déboucher
sur un vaste espace découvert, un lieu tout à fait insolite avec un sol blanc,
parsemé de minuscules trous.
Des précautions s’imposent avant
d’entreprendre quoi que ce soit. Cinq éclaireuses reviennent sur leurs pas afin
de déposer dans les herbes le drapeau chimique de la Fédération. Il suffit de
quelques gouttes de tétradécylacétate (C
6
-H
22
-O
2
)
pour signifier à toute la planète qu’ici on est sur le territoire de Bel-o-kan.
Cela les rassure un peu. Nommer un pays
c’est déjà le connaître.
Elles visitent.
Deux tours massives se profilent.
Quatre exploratrices en entreprennent l’escalade. Le sommet, circulaire et
bombé, est aussi percé de trous d’où s’échappent des senteurs salées ou
poivrées. Elles aimeraient bien voir les substances de plus près, mais les
interstices sont trop petits pour leur livrer passage. Elles redescendent,
déçues.
Tant pis, les équipes techniques qui
suivront parviendront sans doute à résoudre ce problème. À peine sont-elles en
bas qu’on les entraîne en direction d’une autre curiosité, encore plus bizarre,
une succession de collines embaumées mais de formes assez peu naturelles. Elles
montent là-dessus et se répandent par les vallons et les crêtes. Elles palpent,
elles sondent.
Comestible !
s’écrie la première qui est parvenue à percer au-delà de la couche
superficielle dure. Sous ce qu’elle avait pris pour de la pierre, c’est tout
bon ! Rien que de la matière protéinée en quantité inimaginable !
Elle émet la nouvelle sur une fréquence enthousiaste, des filaments nutritifs
plein les palpes buccaux.
— Qu’est-ce qu’on mange
après ?
— Il y a des brochettes.
— Elles sont à quoi ?
— Agneau, lardons, tomates.
— Pas mal, et avec ça ?
Les fourmis n’en restent pas là.
Grisées par ce premier succès, elles se remplissent un peu le jabot et
s’éparpillent sur la nappe blanche. Une escouade de quatre éclaireuses est
engloutie dans une boîte blanche remplie de gélatine jaune. Elles se débattent
longtemps avant de sombrer dans la matière molle.
— Avec ? De la sauce
béarnaise de chez le traiteur.
103
e
est perdue au cœur
d’un gigantesque amas de structures jaunes, dont la surface crisse et craque
sous les pas. Cela s’effondre par pans entiers. 103
e
bondit de tous
côtés pour éviter l’écrasement et, à peine posée, elle doit sauter encore
ailleurs pour se sauver d’une chute qui l’ensevelirait dans la matière
cristalline et friable.
Oh, chouette ! Des chips !
Une glissade imprévue sur une sorte
de glacis enduit de lipides la tire enfin de ce cauchemar. Longeant une fourchette,
elle reprend son exploration. Elle passe ainsi de surprise en surprise, d’un
goût suave à un goût acide, d’une saveur âcre à une saveur chaude. Elle patauge
dans un légume vert, approche prudemment de la crème rouge.
— Des cornichons à la russe, du
ketchup.
Les antennes enfiévrées par tant
d’exotiques découvertes, 103 683
e
traverse une vaste étendue
jaune pâle d’où monte une forte odeur de fermentation. Des sœurs flânent et
s’amusent entre les cavités. Cela forme des successions ininterrompues de cavernes
parfaitement sphériques et tendres. On peut le percer à la mandibule, et alors
le mur jaune devient transparent.
— Du gruyère !
103
e
est enchantée mais
elle n’a pas le temps de leur communiquer ses impressions sur ce pays
extraordinaire où tout se mange. Un son bas et sourd, énorme comme le vent,
leur tombe dessus, grondant comme un tonnerre.
« Anhanhion y a lin deu
hourmis. »
Une boule rose surgit du ciel et
écrabouille méthodiquement huit exploratrices.
Pfout, pfout, pfout.
Cela
ne dure même pas trois secondes. L’effet de surprise est total. Ces nobles
guerrières sont toutes de constitution robuste. Aucune pourtant ne peut opposer
la moindre résistance. Leurs solides armures cuivrées éclatent, leurs chairs et
leurs sangs se mêlent dans une bouillie éclaboussante. Dérisoires crêpes brunes
sur le sol blanc immaculé.
Les soldates de la croisade n’en
croient pas leurs sens.
La boule rose est en fait prolongée
par une longue colonne. À peine a-t-elle terminé son œuvre destructrice que
quatre autres colonnes se déplient lentement pour venir la rejoindre. Ils sont
cinq !
DES DOIGTS !
Ce sont des Doigts !!!!! Des
Doigts !!!!!
103
e
en est convaincue.
Ils sont là ! Ils sont là ! Si vite, si près, si fort. Les Doigts
sont là !!!!! Elle lance ses phéromones d’alerte les plus opiacées.
Attention, ce sont des
Doigts ! Des Doigts !
103
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sent une vague de
peur pure qui la submerge. Ça bouillonne dans ses cerveaux, ça tremble dans ses
pattes. Ses mandibules s’écartent et se ferment alternativement sans raison.
DES DOIGTS ! Ce sont des
DOIGTS ! Planquez-vous toutes !
Ensemble les Doigts s’élèvent dans
le ciel, se tassent pour ne laisser pointer qu’un seul d’entre eux. Celui-ci
est tendu comme un éperon. Son bout rose et plat poursuit les exploratrices et
les écrase sans difficulté.
Instinctivement 103
e
,
courageuse mais point téméraire, se cache dans une sorte de vaste caverne
beige.
Tout est allé si vite qu’elle n’a
pas eu le temps de bien réaliser ce qui se passait. 103
e
les a
pourtant bien reconnus.
C’étaient des… Doigts !
La peur revient en une deuxième
vague encore plus acide.
Cette fois-ci, elle ne peut pas
penser à autre chose de plus terrifiant pour annuler sa peur. Elle se retrouve
face à ce qu’il y a de plus terrible, de plus incompréhensible, peut-être de
plus puissant au monde. Des DOIGTS !
La peur est partout dans son corps.
Elle tremble, suffoque.
C’est bizarre : sur le coup
elle n’a pas bien compris, mais maintenant qu’elle est protégée, au calme dans
cet abri provisoire, c’est là que sa peur atteint son degré ultime. Il y a
plein de Doigts dehors qui veulent lui régler son compte.
Et si les Doigts
étaient des dieux ?
Elle les a nargués, ils sont en colère. Elle n’est
qu’une misérable fourmi qui va mourir. Chli-pou-ni avait raison de s’affoler,
jamais on n’aurait pu s’attendre à les trouver aussi près de la
Fédération ! Ils ont donc passé le bord du monde et ils envahissent la
forêt !
103
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tourne en rond dans
la grotte beige et chaude. Elle tape hystériquement avec son abdomen pour se
défouler de tout le stress qu’elle a accumulé depuis quelques secondes.
Elle met longtemps à reprendre son
self-control puis, lorsque la peur semble s’être un peu dissipée, à pas
prudents, elle visite cette étrange caverne à arceaux. Des lamelles noires
ornent l’intérieur. Elles suintent de graisse tiède fondue. Le tout dégage un
remugle nauséabond à la limite du supportable.
— Coupe le poulet rôti. Il est
drôlement appétissant.
— Si seulement ces fourmis nous
laissaient tranquilles…
— J’en ai déjà tué plein.
— En tout cas, toi, avec ta
nature, je te retiens ! Tiens, il y en a encore là et là.
Surmontant sa répulsion, 103
e
traverse cette grotte chaude et se calfeutre sur un bord.
Elle lance en avant ses antennes et
assiste en effet à l’Incroyable. Les boules roses, prédatrices formidables,
traquent toutes ses compagnes. Elles les débusquent sous les verres, sous les
assiettes, sous les serviettes puis leur ôtent la vie sans autre forme de
procès.
C’est une hécatombe.
Certaines essaient de tirer des jets
d’acide sur leurs assaillants. En vain. Les boules roses volent, sautent,
jaillissent de partout, ne laissant aucune chance à leurs minuscules
adversaires.
Puis tout se calme.
L’air est rempli de ces relents
d’acide oléique qui signifient la mort myrmécéenne.
Les Doigts patrouillent par
troupeaux de cinq sur la nappe.
Les blessées sont achevées,
transformées en taches, grattées pour ne pas salir.
« Héhie, hasse moi hé gros
ciseaux. »
Soudain une énorme pointe crève le
plafond de la caverne et en écarte les deux bords dans un craquement assourdissant.
103
e
sursaute. Elle
bondit droit devant elle. Vite. Fuir. Vite. Vite. Les dieux monstrueux sont
là-haut.
Elle galope de toute la célérité de
ses six pattes.
Les colonnes roses mettent quelque
temps à réagir.
Elles semblent complètement dépitées
de la voir sortir de là. Elles se lancent aussitôt à sa poursuite.
103
e
tente toutes les
manœuvres. Elle multiplie les virages serrés et les demi-tours à contre-pied.
Sa poche cardiaque bat à tout rompre mais elle est encore vivante. Deux
colonnes tombent en face d’elle. À travers le tamis de ses yeux, elle voit pour
la première fois les cinq silhouettes géantes qui se découpent devant
l’horizon. Elle sent leurs odeurs musquées. Les Doigts patrouillent.
Affolant.
Il se produit alors un déclic dans
sa tête. Elle a si peur qu’elle commet l’impensable. Une pure folie. Au lieu de
fuir, elle saute sur ses poursuivants !
L’effet de surprise est total.
Elle grimpe à toute vitesse sur les
Doigts. C’est une vraie fusée sur tremplin. Arrivée au bout de la montagne,
elle bondit dans le vide.
Sa chute est amortie par les boules
roses.
Elles se referment pour l’écraser.
Elle passe dessous et tombe
derechef, dans l’herbe cette fois.
Vite, elle se cache sous un trèfle à
trois feuilles. Il était temps. Elle voit les colonnes roses qui ratissent la
végétation alentour. Les dieux Doigts veulent la débusquer. Mais le ras des
pâquerettes est son monde. Ils ne la retrouveront plus.
103
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court, dans ses
antennes toutes sortes d’idées pétillent. Cette fois-ci plus de doute, elle les
a vus, elle les a touchés, elle les a même trompés.
Cela ne répond pourtant pas à la
question essentielle :
Les Doigts sont-ils des
dieux ?
Le préfet et Charles Dupeyron
s’essuya la main de son mouchoir à carreaux.
— Bon, vous voyez, nous avons
pu les chasser, et sans même nous servir de l’insecticide.
— N’empêche que je te l’avais
dit, chéri, cette forêt n’est pas propre.
— J’en ai tué cent ! se
vanta Virginie.
— Et moi, beaucoup plus,
beaucoup plus que toi ! cria Georges.
— Calmez-vous, les enfants… Est-ce
qu’elles ont eu le temps de souiller les aliments ?
— Moi, j’en ai vu une sortir du
poulet rôti.
— Je ne veux plus manger du
poulet sali par la fourmi ! hurla aussitôt Virginie.
Dupeyron fit une grimace.
— On ne va quand même pas jeter
un beau poulet rôti juste parce qu’une fourmi l’a touché !
— C’est sale les fourmis, ça
transporte des maladies, la maîtresse nous l’a dit à l’école.
— On mangera quand même du
poulet, insista le père.
Georges se mit à quatre pattes.
— Il y en a une qui s’est
sauvée.
— Tant mieux ! Comme ça
elle ira dire aux autres qu’il ne faut pas venir ici. Virginie, arrête
d’arracher les pattes de cette fourmi, de toute façon elle est déjà morte.
— Oh non, Maman ! Elle
bouge encore un petit peu.
— D’accord, mais alors ne mets
pas les morceaux sur la nappe, jette-les plus loin. Va-t-on pouvoir enfin
déjeuner tranquillement ?
Elle avait parlé en levant les yeux
au ciel et les y garda fixés, stupéfaite. Un nuage de scarabées cornus, petit
mais bruyant, était en train de s’assembler en couronne à un mètre au-dessus de
sa tête. Quand elle vit qu’il demeurait là en suspension, elle blêmit.