En haut volettent de nombreux
oiseaux, autrement dangereux que les samares. Il y a des fauvettes méridionales
au plumage bleuté, des alouettes lulus, mais surtout une multitude de pics,
épeiches, noirs ou verts. En forêt de Fontainebleau, ce sont les volatiles les
plus communs.
L’un d’eux, un pic noir, s’est
terriblement rapproché. Il se place face à la colonne des rousses qu’il tient
en enfilade dans la mire de son bec. Il plonge en piqué, rétablit l’assiette de
son vol et fonce en rase-mottes. Les fourmis affolées se dispersent en tous
sens.
Le but de l’oiseau, cependant, n’est
pas d’attraper quelques malheureuses isolées. Quand il se trouve à l’aplomb
d’une escouade de soldates, il lâche une fiente blanche qui les souille
entièrement. S’y reprenant à plusieurs fois, il parvient à toucher ainsi une
trentaine de fourmis. Un cri d’alarme parcourt toute l’armée.
N’en mangez
pas ! N’en mangez pas !
En effet, les excréments des pics sont
souvent infectés par des cestodes. Celles qui y goûteraient…
CESTODES : Les cestodes sont des
parasites unicellulaires qui vivent à l’état adulte dans l’intestin du pic. Les
cestodes sont éjectés avec les fientes de l’oiseau. On pourrait croire que
celui-ci en a conscience, tant il arrive fréquemment qu’il bombarde les villes
fourmis de ses excréments. Lorsque les fourmis veulent nettoyer leur cité de
ces traces blanches, elles les mangent et sont contaminées par les cestodes.
Les parasites perturbent leur croissance, modifient la pigmentation de leur
carapace pour la rendre plus claire. La fourmi infectée devient indolente, ses
réflexes sont beaucoup moins rapides et, de fait, quand un pic vert attaque une
cité, les fourmis infectées par ses crottes sont ses premières victimes. Ces
fourmis albinos sont non seulement plus lentes mais leur chitine devenue claire
les rend aussi plus faciles à repérer dans les sombres couloirs de la ville.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
L’oiseau revient bombarder derechef.
Il applique sa stratégie à moyen terme : empoisonner d’abord, puis
récolter les fourmis fragilisées lors d’un prochain raid.
Les soldates se sentent
impuissantes. 9
e
hurle vers le ciel qu’elles s’en vont tuer les
Doigts et qu’en les attaquant, le stupide oiseau protège ces ennemis communs.
Mais le pic ne perçoit pas les messages olfactifs. Il opère un looping inversé
et fond de plus belle sur la colonne des croisées.
Tous en défense antiaérienne !
émet une vieille guerrière.
Des artilleuses lourdes escaladent
au plus vite de hautes tiges. Elles tirent au passage de l’oiseau, qui est
décidément trop rapide. Raté ! Bien pis, deux artilleuses se foudroient
mutuellement de leurs tirs croisés !
Mais alors que le pic noir s’apprête
à récidiver son lâcher de fiente, il voit face à lui un spectacle peu banal. Il
y a là un scarabée rhinocéros, en suspension presque immobile grâce à un
battement d’ailes asynchrone, avec, curieusement juchée sur la pointe de sa
corne frontale, une fourmi en position de tir. C’est 103 683
e
.
Son anus fume, car elle a fait le plein d’acide hyper-concentré à 60 %.
En équilibre précaire, la fourmi
n’en mène pas large. L’oiseau va l’anéantir, il est démesurément plus grand,
plus fort et plus véloce. Son abdomen est saisi d’un tremblement incontrôlable,
elle ne peut plus viser.
Alors elle pense aux Doigts. La peur
des Doigts est au-delà de toutes les autres peurs. Elle ne flanchera pas :
quand on a approché les Doigts, on ne se laisse pas impressionner par un oiseau
chasseur.
Elle se redresse et lâche d’un coup
le contenu de sa poche à venin. Feu ! Le pic n’a pas eu le temps de
reprendre de l’altitude. Aveuglé, il perd sa trajectoire, percute un tronc
d’arbre, rebondit et tombe à terre.
Il arrive néanmoins à redécoller
avant que les équipes de charcutières ne lui aient mis la patte dessus.
De cet épisode, 103 683
e
retire un prestige considérable. Personne ne sait qu’elle a vaincu sa peur par
une peur encore bien plus grande.
Les croisées prennent désormais
l’habitude de faire référence au courage de 103 683
e
, à son
expérience, à son adresse au tir. Qui d’autre qu’elle serait parvenue à stopper
net, en plein vol, un gros prédateur ?
Cette popularité accrue a une autre
conséquence : en signe d’affectueuse familiarité, on abrège son nom. Désormais,
toutes les croisées ne l’appellent plus que 103
e
.
Avant de reprendre la route, on
recommande à celles qui ont reçu de la fiente de pic de s’abstenir de faire des
trophallaxies pour ne pas contaminer d’autres soldates.
Les rangs se reforment quand 23
e
s’approche de 103
e
. Que se passe-t-il ? 24
e
a
disparu. On la cherche un bon moment, on ne la trouve pas. Le pic noir n’a
pourtant fauché personne ! La disparition de 24
e
est très
ennuyeuse car, avec elle, s’est évanoui le cocon de papillon de la mission
Mercure.
Impossible d’en informer les autres.
Impossible d’attendre encore. Tant pis pour 24
e
. La Meute prime sur
l’individu.
Méliès arriva seul à l’appartement
des époux Odergin. La savante éthiopienne était assise en tailleur dans une baignoire
sans eau. Un épais shampooing vert étalé sur la tête, elle présentait les
stigmates désormais bien répertoriés : chair de poule, masque d’épouvante
et sang caillé au bord des oreilles. Même schéma dans les W. C. voisins,
sauf que le mari était, lui, juché sur la cuvette, le haut du corps affalé vers
l’avant et le pantalon tombant sur les chaussettes.
Au vrai, Jacques Méliès ne jeta
guère qu’un coup d’œil aux deux cadavres. Il savait désormais ce qu’il en était
et il fila tout de suite au domicile privé d’Émile Cahuzacq.
L’inspecteur fut surpris de voir son
chef débarquer chez lui de si bonne heure, tout juste vêtu d’un pyjama sous son
trench-coat. Il tombait mal. Cahuzacq était en train de se livrer à son
passe-temps favori : la taxidermie de papillons.
Sans y prendre garde, le commissaire
annonça tout de go :
— Mon vieux, ça y est ! Ce
coup-ci, on tient l’assassin !
L’inspecteur sembla sceptique.
Méliès s’avisa de la pagaille sur le
bureau de son subalterne :
— Mais qu’est-ce que tu
fabriques donc ?
— Moi ? Je collectionne
les papillons. Et alors ? Je ne te l’avais pas dit ?
Cahuzacq ferma sa bouteille d’acide
formique, acheva d’enduire avec un pinceau les ailes d’un bombyx, puis le
manipula avec une pince à bouts plats.
— C’est joli, non ? Tiens,
regarde… Celui-ci, c’est un bombyx du pin. Je l’ai trouvé il y a quelques jours
dans la forêt de Fontainebleau. C’est curieux, l’une de ses ailes porte un trou
parfaitement rond et l’autre est cisaillée. J’ai peut-être découvert une
nouvelle espèce.
Méliès se pencha et fit une moue
dégoûtée.
— Mais ils sont morts, tes
papillons ! Tu accroches des cadavres les uns à côté des autres. Tu
aimerais qu’on te mette sous verre avec une étiquette,
Homo sapiens ?
Le vieil inspecteur se
renfrogna :
— Tu t’intéresses bien aux
mouches, moi c’est les papillons. Chacun ses manies.
Méliès lui tapota l’épaule :
— Allons, ne te fâche pas. Pas de
temps à perdre, j’ai trouvé l’assassin. Suis-moi, nous allons épingler une
autre sorte de joli papillon.
Bon, il faut se faire une raison, ce
n’est pas par là, ce n’est pas par là non plus, ni par là, ni par là, ni par
là.
Pas la plus petite odeur de fourmi
dans le coin. Comment a-t-elle pu se perdre aussi vite, que s’est-il
passé ? Quand le pic a fondu sur elles, une soldate a dit qu’il fallait se
sauver, se cacher. Elle l’a si bien écoutée que la voici égarée dans le Grand
Extérieur, seule. Elle est jeune, elle n’a pas d’expérience et elle est loin
des siennes. Et aussi loin des dieux.
Mais comment a-t-elle pu se perdre
aussi vite ? C’est son grand défaut, le manque de sens de l’orientation.
Elle le sait, c’est pour cela que
les autres ne croyaient pas qu’elle aurait le cran de partir avec la croisade.
Tout le monde la surnommait 24
e
-l’égarée-de-naissance.
Elle serre son précieux fardeau. Le
cocon à papillon.
Cette fois-ci son égarement peut
avoir des conséquences inimaginables.
Pas seulement pour elle mais pour
tout le nid, peut-être même pour toute l’espèce. Il faut à tout prix retrouver
une phéromone piste. Elle se met à faire vibrer ses antennes à 25 000
mouvements/seconde et ne repère rien de significatif. Elle est bel et bien
perdue.
Son fardeau se fait à chaque pas
plus lourd et plus encombrant.
Elle pose son cocon, se lave
frénétiquement les antennes et hume avec virulence l’air ambiant. Elle perçoit
une odeur de nid de guêpes. Nid de guêpes, nid de guêpes… à tous les coups elle
doit se trouver près du nid de guêpes rouges ! C’est au nord. Ce n’est pas
du tout la bonne direction. D’ailleurs ses organes de Johnston sensibles aux
champs magnétiques terrestres lui confirment qu’elle est loin du compte.
Un instant il lui semble qu’elle est
épiée par un moucheron. Mais ce doit être une illusion. Elle reprend le cocon,
marche droit devant.
Bon, elle est définitivement perdue
cette fois-ci.
Depuis qu’elle est toute jeune, 24
e
n’arrête pas de se perdre. Elle se perdait déjà dans les couloirs des asexuées
alors qu’elle n’était âgée que de quelques jours, plus tard elle se perdait
dans la Cité, et dès qu’elle eut l’occasion de sortir de la fourmilière, elle
commença à se perdre dans la nature.
À la fin de chacune de ses
expéditions, il y avait toujours eu ce moment de flottement où une fourmi
lançait :
Mais où est passée 24
e
?
La pauvre soldate chasseresse se
posait d’ailleurs la même question :
Où suis-je ?
Certes il lui semblait bien avoir vu
cette fleur, ce morceau de bois, ce rocher, ce taillis, quoique… la fleur était
peut-être bien d’une autre couleur. Elle se mettait alors le plus souvent à
tourner en rond à la recherche des phéromones pistes de son expédition.
Cependant on continuait toujours à
l’envoyer sur les sentiers du Grand Extérieur, car par un accident génétique
bizarre, 24
e
avait une excellente vue pour une asexuée. Ses globes
oculaires étaient presque aussi développés que ceux des sexués. Et elle avait
beau répéter que ce n’était pas parce qu’elle avait une bonne vue qu’elle avait
aussi de bonnes antennes, toutes les missions souhaitaient l’avoir parmi elles
pour que 24
e
puisse assurer un contrôle visuel de leur bon déroulement.
Et elle se perdait.
Jusqu’à présent elle était toujours
parvenue tant bien que mal à rentrer au nid. Mais cette fois, c’est différent,
le but n’est pas de rentrer au nid, mais de rejoindre le bord du monde. En
sera-t-elle capable ?
Dans la Cité tu fais partie des
autres, seule tu fais partie du néant, se répète-t-elle.
Cap à l’est. Elle chemine,
désespérée, abandonnée, offerte au premier prédateur qui passera par là. Elle
marche depuis longtemps quand tout d’un coup, elle est arrêtée par une dépression
radicale dans le sol, d’un bon pas de profondeur. Elle en explore le bord et
finit par constater qu’en fait, il y a deux dépressions, voisines l’une de
l’autre, deux cuvettes planes, la plus vaste dessinant la moitié d’un ovale,
l’autre, plus profonde, formant un demi-cercle. Les diamètres de ces deux
étranges enceintes sont parallèles, distants d’à peu près cinq pas.
24
e
renifle, palpe,
goûte, hume encore. L’odeur est aussi inhabituelle que le reste. Inconnue,
nouvelle… D’abord perplexe, 24
e
est gagnée par une vive excitation.
Elle ne ressent plus aucune peur. D’autres traces géantes se succèdent à
intervalles de quelque soixante pas. 24
e
est absolument certaine
d’avoir affaire à des traces de Doigts. Son vœu est exaucé ! Les Doigts la
guident, lui montrent le chemin !
Elle court sur la trace des dieux.
Elle va les rencontrer enfin.
Craignez vos dieux.
Sachez que vos offrandes sont
trop rares, Trop maigres pour notre grandeur.
Vous nous dites que la pluie a
détruit les greniers. C’était votre punition
Car déjà vous ne faisiez pas
assez d’offrandes.
Vous nous dites que la pluie a
laminé le mouvement rebelle. Faites-le renaître plus fort encore.
Enseignez à tous la force des
Doigts ! Lancez des commandos suicides Et videz les greniers de la Cité
interdite.
Craignez vos dieux !
Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont des dieux.
Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont grands.