Elle atterrit sur la piste d’envol
de la ruche et tout de suite se met à battre des ailes avec une fréquence de
280 hertz.
Bzzzzz bzzz bzzz.
280 hertz, c’est la fréquence qui permet à une abeille de
rameuter un maximum d’ouvrières préoccupées par des problèmes de nourriture.
À 260 hertz, elle attirerait
des ouvrières chargées de l’intendance et du soin des petits. À 300 hertz,
elle déclencherait l’alerte militaire.
L’éclaireuse se positionne sur un
hexagone de cire et commence sa danse. Cette fois-ci elle dessine des huit mais
en deux dimensions, à plat sur le sol ciré de la ruche. Elle raconte très vite
son aventure. Elle donne la direction, la distance et la qualité exacte du
groupe de fleurs qu’elle a visitées. Ce sont, selon elle, des marguerites.
Comme la source est relativement
proche, elle danse rapidement, sinon elle s’y prendrait avec plus de lenteur.
Un peu comme si elle voulait mimer la fatigue du vol lointain.
Dans son rapport
« dansé », elle tient aussi compte de la position du soleil et de son
mouvement.
Des collègues accourent. Elles ont
compris qu’il y avait de nombreuses fleurs à butiner, mais elles voudraient
savoir la qualité de cette source. Parfois les fleurs sont couvertes de fientes
d’oiseaux, parfois elles sont fanées, parfois des abeilles d’une autre ruche
les ont déjà pillées.
Certaines tapent nerveusement de
leur abdomen sur les rayons de cire.
On veut du concret,
expriment-elles ainsi en langage abeille.
L’éclaireuse ne se fait pas prier.
Elle régurgite son pollen :
Goûtez, mes belles, vous verrez,
c’est du premier choix !
Cette danse, ce dialogue, cet
échange s’effectue dans l’obscurité la plus totale mais à la fin, tout un
groupe décolle pour une mission dont elles connaissent déjà la plupart des
éléments.
L’éclaireuse, fourbue, ingurgite les
échantillons qu’elle avait ramenés pour preuve. Elle va ensuite rejoindre la
loge royale où se trouve la reine des abeilles askoleïnes, Zaha-haer-scha, 67
e
du nom.
Celle-ci était parvenue au trône de
ce royaume abeille au terme d’une lutte qui l’avait opposée à une vingtaine de
ses reines sœurs. Les abeilles produisent toujours trop de reines, mais comme
il n’en faut qu’une par cité, elles se battent sauvagement dans la loge
nuptiale jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une victorieuse.
C’est une méthode de sélection un
peu barbare, elle permet cependant de mettre à la tête de la Cité l’abeille la
plus tenace et la plus combative.
La reine abeille, reconnaissable à
son abdomen jaune uni, vit quatre ans et, si tout va bien, elle peut pondre
jusqu’à mille œufs par jour.
La ruche d’Askoleïn est située à
l’est-nord-est de la fourmilière Bel-o-kan. C’est un lieu parfait où les rayons
de cire orange grouillent d’ouvrières butineuses. Tout ici est brillant et
parfumé. Jaune, noir, rose et orange. Des ouvrières se passent de pattes en
pattes le miel précieux.
Plus loin, on brasse dans un vase de
cire la gelée royale.
Encore plus loin se trouve la salle
d’éducation des jeunes abeilles. L’éducation des abeilles obéit toujours aux
mêmes règles. Dès qu’elle sort de sa cellule, l’abeille est nourrie par ses
sœurs, après quoi elle se met au travail. Pendant les trois premiers jours de
sa vie, elle se livre aux tâches domestiques. Le troisième jour, elle subit des
transformations physiques avec l’apparition près de la bouche de glandes
produisant de la gelée royale. Elle devient alors nourrice. Ces glandes vont
ensuite diminuer d’importance et, peu à peu, de nouvelles glandes, situées
cette fois sous l’abdomen, vont se mettre en marche. Ce sont les glandes
cirières qui produiront la cire nécessaire à construire et réparer les rayons
de la Cité.
Ainsi, à partir du douzième jour,
l’abeille devient maçonne.
Elle construit les alvéoles qui
constituent les rayons de cire. C’est à partir du dix-huitième jour que ces
glandes cirières vont à leur tour cesser de fonctionner. L’ouvrière devient
alors gardienne, le temps de se familiariser avec le monde extérieur, puis
butineuse. Elle mourra butineuse.
L’éclaireuse arrive dans la loge
royale. Elle veut parler à sa Reine Mère de cette étrange colonne de fourmis,
mais celle-ci semble en grande conversation avec… elle a du mal à en croire ses
antennes… avec une fourmi, justement. Et plus précisément une fourmi de la
fédération belokanienne ! Elle réceptionne de loin le dialogue des deux
insectes.
Que peut-on faire ?
demande la reine des abeilles.
Lorsque cette fourmi a débarqué dans
la ruche, personne n’a compris ce qu’elle venait faire là. C’est plus par
surprise que par sympathie qu’on l’a laissée entrer dans la Cité d’or.
Que faisait une fourmi dans une
ruche !
23
e
a alors raconté les
circonstances exceptionnelles qui justifiaient sa venue.
Les Belokaniennes, ses propres
sœurs, sont devenues folles, elles ont lancé une croisade contre les Doigts et
en ont déjà tué un. 23
e
explique que la croisade va forcément
attaquer les abeilles qui se trouvent sur leur chemin. Elle conseille à l’armée
abeille, qu’elle sait redoutable, de prendre les devants et d’attaquer la
colonne des croisées lorsqu’elles seront coincées dans le canyon des
renoncules.
Une embuscade ? Tu me
proposes de tendre une embuscade à celles de ton espèce ?
La reine abeille est surprise. On
lui a certes raconté que les fourmis avaient des comportements de plus en plus
pervers, on lui a notamment parlé de ces mercenaires qui luttaient contre leur
nid en échange de nourriture, mais elle n’y croyait pour l’instant qu’à moitié.
Avoir en face d’elle une fourmi qui lui indique le meilleur endroit pour tuer
les siennes l’impressionne beaucoup.
Décidément, les fourmis sont encore
plus perverties qu’elle ne le pensait. À moins que ce ne soit un piège. Cette
soi-disant traîtresse pourrait par exemple être venue pour attirer l’armée
abeille dans le canyon des renoncules et pendant ce temps, le gros de la
croisade attaquerait la ruche. Ça, ce serait déjà plus compréhensible.
La reine Zaha-haer-scha fait vibrer
ses ailes dorsales.
Elle demande dans un langage odorant
basique compréhensible même par les fourmis :
Pourquoi trahis-tu les
tiennes ?
La fourmi s’explique : les Belokaniennes veulent tuer
tous les Doigts de la Terre. Or les Doigts font partie de la diversité du monde
et à force d’éliminer des espèces entières, les fourmis appauvrissent la planète.
Chaque espèce a son utilité et le génie de la nature s’exprime par la
multiplicité de ses formes de vie.
En détruire une est un crime. Les
fourmis ont déjà massacré beaucoup d’animaux. Elles l’ont fait sciemment sans
essayer de les comprendre ni de communiquer avec eux. C’est une partie entière
de la nature qui a été éliminée par simple obscurantisme.
La soldate 23
e
se garde
d’expliquer que les Doigts sont des dieux et qu’elle est elle-même déiste. Elle
ne dit pas que « les Doigts sont tout-puissants », même si elle le
pense très fort. Qu’est-ce qu’une reine abeille pourrait comprendre à ces
notions ultra-abstraites ?
Elle reprend les arguments des
rebelles non déistes. C’est un langage plus simple à ingurgiter pour quelqu’un
qui n’a jamais pensé qu’il pouvait exister es dieux.
Des Doigts on ne connaît
pratiquement rien. Ils ont sûrement beaucoup de choses à nous apprendre. À leur
niveau, à leur taille, ils sont confrontés à des problèmes que nous ne sommes
même pas capables d’imaginer…
Il faut selon elle épargner les
Doigts. Ou du moins en sauver un couple pour les étudier.
L’abeille comprend ce langage, mais
se déclare absolument non concernée par cette guerre formico-doigtière. Elles
ont actuellement un conflit frontalier avec un nid de guêpes noires qui
mobilise toutes leurs pulsions militaires. La reine Zaha-haer-scha se lance
d’ailleurs non sans une certaine délectation dans la description d’une bataille
abeillo-guêpière.
Ces escadres volantes de milliers
d’hyménoptères qui se mêlent les ailes, les duels en suspension dans les airs,
les chocs des dards empoisonnés, les feintes, les bottes, les dégagements
croisés ! Elle avoue être une passionnée de l’art de l’escrime dardienne.
Et seules les guêpes et les abeilles connaissent ce sport. Il n’est pas facile
de se maintenir en vol tout en donnant des coups de pointe adroits. Elle mime
gaillardement un duel contre un adversaire imaginaire et énumère les coups.
Voilà un moulinet, une estocade, une quarte, une quinte, une prime, une parade
à droite.
Le bout de son abdomen est à une
épaisseur d’aile de la tête de la fourmi. Celle-ci ne semble pas du tout
impressionnée, alors l’abeille continue de lui décrire un combat
abeillo-guêpier. Écharpe, engagement, enveloppement, remise, riposte…
23
e
l’interrompt, elle
insiste, elle dit qu’au contraire les abeilles sont complètement concernées par
cette guerre formico-doigtière. 103
e
, l’une de leurs soldates les
plus expérimentées, a découvert qu’on pouvait tuer les Doigts avec du venin
d’abeille. On ne peut pour l’instant les tuer qu’avec ça.
La croisade va donc forcément
attaquer Askoleïn pour se procurer le poison.
Des fourmis ? Nous attaquer,
si loin de leur fédération ! Tu délires !
C’est à ce moment que l’alerte
militaire se déclenche dans tous les rayons de la Ruche d’or.
C’était au tour du P
r
Miguel Cygneriaz de présenter sa contribution au séminaire sur la lutte contre
les insectes. Il se leva et présenta à l’assistance un planisphère parsemé de
pastilles noires :
— Ces points représentent des
zones de guerre, non entre humains, mais contre l’insecte. Nous nous battons
partout contre les insectes. Au Maroc, en Algérie, au Sénégal, on combat les
invasions de criquets. Au Pérou, le moustique transmet le paludisme, en Afrique
australe la mouche tsé-tsé donne la maladie du sommeil, au Mali une
prolifération de poux a provoqué une épidémie de typhus. En Amazonie, en
Afrique équatoriale, en Indonésie, les hommes se battent contre les invasions
de fourmis magnans. En Libye, les vaches sont décimées par la mouche bouchère.
Au Venezuela, des guêpes agressives s’en prennent aux enfants. En France, tout
près d’ici, une famille a été attaquée en plein pique-nique par une colonne de
fourmis rousses en forêt de Fontainebleau. Et je ne vous parlerai pas des
doryphores qui détruisent les plantations de pommes de terre, des termites qui
grignotent les maisons de bois jusqu’à ce qu’elles s’abattent sur leurs
habitants, des mites qui se nourrissent de nos vêtements, des teignes qui s’en
prennent à nos chiens… Telle est la réalité. Depuis un million d’années, les
hommes sont en guerre contre les insectes et le combat ne fait que commencer.
Comme l’adversaire est petit, on le sous-estime. On se figure qu’une pichenette
suffit pour l’écraser. Erreur ! L’insecte est très difficile à anéantir.
Il s’adapte aux poisons, il mute pour mieux résister aux insecticides, il se
multiplie pour échapper aux tentatives d’extermination. L’insecte est notre
ennemi. Or, neuf animaux sur dix sont des insectes. Nous ne sommes qu’une
petite poignée d’humains et même de mammifères par rapport à des milliards de
milliards de milliards de fourmis, termites, mouches, moustiques. Nos ancêtres
avaient un mot pour qualifier ces ennemis. Ils les nommaient les forces chtoniennes.
Les insectes représentent les forces chtoniennes, c’est-à-dire tout ce qui est
bas, rampant, souterrain, caché, imprévisible !
Une main se leva.
— Professeur Cygneriaz, comment
peut-on lutter contre ces forces chto… contre les insectes, je veux dire ?
Le scientifique sourit à son public.
— En cessant tout d’abord de
les sous-estimer. Ainsi, dans mon laboratoire, à Santiago du Chili, nous avons
découvert que les fourmis avaient institué des « goûteuses ». Chaque
fois qu’une fourmilière est confrontée à un aliment nouveau, celles-ci sont
chargées de le tester. Si au bout de deux jours, elles ne présentent aucun
symptôme suspect, leurs sœurs consommeront à leur tour de cet aliment. Ceci
explique l’effet limité de la plupart des insecticides organo-phosphorés. Nous
avons donc mis au point un nouvel insecticide à effet retard, n’agissant que
soixante-douze heures après son ingestion. Nous espérons que ce poison nouveau
pourra se répandre dans la Cité malgré leurs procédures de sécurité.
— Professeur Cygneriaz, que
pensez-vous de Laetitia Wells, cette femme qui a réussi à dresser des fourmis
afin qu’elles tuent les chercheurs en insecticides ?
L’expert leva les yeux au ciel.
— Depuis toujours, il y a eu
des hommes fascinés par les insectes. Ce qui est surprenant, c’est qu’un tel
comportement ne se soit pas présenté plus tôt. J’ai beaucoup souffert de ces
assassinats. La plupart des victimes étaient des collaborateurs et des amis.
Mais qu’importe, maintenant ! M
lle
Wells est hors d’état de
nuire et, dans quelques jours, je vous présenterai ce produit miracle, efficace
à l’échelle planétaire, qui nous a coûté si cher. Nom de code :
« Babel ». Pour plus de renseignements, rendez-vous ici demain, à la
même heure.