Si peu qu’un animal effleure cette
citrouille brune, il est aussitôt englouti dans la pulpe myrmécéenne. Un jeune
bouvreuil et un lézard qui se croyait endurci paient ainsi leur curiosité d’une
mort effroyable.
Pendant que les fourmis disposées à
l’extérieur demeurent en alerte, à l’intérieur, les mouvements se calment et se
ralentissent. Chacune s’encastre dans la portion de loge ou de couloir qui lui
est dévolue.
Le froid est là. Toutes s’endorment.
PLUS PETIT DÉNOMINATEUR
COMMUN : L’expérience animale la plus partagée par tous les humains de la
Terre est la rencontre avec des fourmis. On trouvera forcément des peuplades
qui n’ont jamais vu de chat ou de chien ou d’abeille ou de serpent, mais on ne
rencontrera jamais d’individus qui n’aient pas un jour joué à se laisser
escalader par une fourmi C’est notre vécu commun le plus répandu. Or, de
l’observation de cette fourmi qui marche sur notre main nous avons tiré des
informations de base. Un : la fourmi bouge des antennes pour comprendre ce
qui lui arrive ; deux : elle va partout où il est possible
d’aller ; trois : elle monte sur la deuxième main si on lui coupe le
chemin avec celle-ci ; quatre : on peut stopper une colonne de
fourmis en traçant une ligne devant elle avec son Doigt mouillé (les insectes
arrivent alors comme devant un mur invisible infranchissable qu’elles finissent
par contourner). Ça, nous le savons tous. Pourtant, ce savoir enfantin, ce
savoir primaire partagé par tous nos ancêtres et tous nos contemporains ne sert
à rien. Car il n’est ni repris à l’école (où l’on étudie la fourmi de manière
rébarbative : par exemple en mémorisant le nom des morceaux du corps de la
fourmi : franchement, quel intérêt ?), ni utile pour trouver un
métier.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Ils avait vu juste ! Le médecin
légiste le lui avait confirmé. Les lésions internes pouvaient très bien avoir
été causées par des mandibules de fourmis. Jacques Méliès ne tenait peut-être
pas encore le coupable, mais il était sûr d’être sur la bonne piste.
Trop excité pour pouvoir dormir, il
alluma la télé et tomba par chance sur la rediffusion nocturne de « Piège
à réflexion ». M
me
Ramirez avait abandonné ses allures timides
pour arborer une physionomie radieuse.
— Alors, madame Ramirez, vous
avez trouvé cette fois ?
Mme Ramirez ne cacha pas sa joie.
— Oui, oui, j’ai trouvé !
Enfin, je crois avoir trouvé la solution de votre énigme !
Tonnerre d’applaudissements.
— Vraiment ? s’étonna
l’animateur.
Mme Ramirez battait des mains comme
une petite fille.
— Oui, oui, oui !
s’exclama-t-elle.
— Eh bien, expliquez-nous ça,
madame Ramirez.
— C’est grâce à vos phrases
clefs, dit-elle. « Plus on est intelligent, moins on a de chances de
trouver », « Il faut désapprendre ce que l’on sait »,
« Comme l’univers, cette énigme prend sa source dans la simplicité
absolue »… J’ai compris que je devais redevenir une enfant pour parvenir à
la solution. Faire marche arrière, retourner à la source, tout comme cette
suite représentant l’expansion de l’univers semble retourner à son Big Bang
originel. Il fallait que je redevienne un esprit simple, que je retrouve mon
âme de bébé.
— Cela va chercher loin, hein,
madame Ramirez…
Toute à sa fougue, la candidate ne
se laissa pas interrompre :
— Nous les adultes, nous nous
efforçons d’être toujours plus intelligents, mais je me suis demandé ce qui se
passerait en opérant en sens inverse. Rompre la routine et prendre le
contre-pied exact de nos habitudes.
— Bravo, madame Ramirez.
Applaudissements épars. Comme
Méliès, le public attend la suite.
— Or justement, comment réagit
un esprit intelligent devant cette énigme ? Face à cette succession de
nombres, il voit un problème mathématique. Il va donc chercher quel est le
dénominateur commun entre ces lignes de chiffres. Il additionne, soustrait,
multiplie, il passe tous les chiffres à la moulinette. Mais il se casse la tête
pour rien, pour la bonne raison qu’il ne s’agit pas de maths… Et si ce n’est
pas une énigme mathématique, c’est donc une énigme littéraire.
— Bien pensé, madame Ramirez.
On applaudit.
La candidate profite des
acclamations pour reprendre son souffle.
— Mais comment donner un sens
littéraire à une suite de chiffres qui s’empilent, madame Ramirez ?
— En faisant comme les enfants,
en énonçant ce que l’on voit. Les enfants, les tout jeunes enfants, lorsqu’ils
voient un chiffre, prononcent le mot. Pour eux, « six » correspond à
la sonorité six comme « vache » correspond à l’animal à quatre pattes
avec des pis. C’est une convention. On désigne les choses selon des sons
arbitraires qui diffèrent de par le monde. Mais le nom, le concept et la chose
finissent partout par ne plus faire qu’un.
— Vous voilà bien philosophe
aujourd’hui, madame Ramirez, mais nos chers téléspectatrices et téléspectateurs
réclament du concret. Alors, cette solution ?
— Si j’écris « 1 »,
un bambin qui sait à peine lire me dira : « C’est un un. »
J’écris donc « un un ». Si je lui montre ce que je viens alors
d’écrire, il me dira qu’il voit « deux un » :
« 2 1 ». Et ainsi de suite… Voilà la solution. Il suffit de
nommer la ligne supérieure pour obtenir la ligne suivante. Notre gamin lit donc
« un deux, un un » à la ligne du dessous. 1211. J’énumère
et ce sera 111221, puis 312211, puis 13112221, puis 1113213211… Je ne pense pas
que le chiffre « quatre » apparaisse de sitôt !
— Vous êtes formidable, madame
Ramirez ! Et vous avez gagné !
La salle applaudit à tout rompre et,
sur son petit nuage, Méliès a l’impression que c’est lui qu’on ovationne.
L’animateur rappelle à
l’ordre :
— Nous n’allons tout de même
pas nous endormir sur nos lauriers, madame Ramirez ?
La femme s’agite, sourit, minaude,
pose des mains sans doute plus moites que fraîches sur ses joues cramoisies.
— Laissez-moi au moins
reprendre mes esprits.
— Ah ! madame Ramirez,
c’est très brillamment que vous avez résolu notre énigme chiffrée, mais déjà se
profile notre nouveau « Piège à…
— … réflexion » !
— … communiqué, comme
toujours, par un téléspectateur anonyme. Écoutez bien notre nouveau
problème : sauriez-vous avec six allumettes, je dis bien six allumettes,
constituer six triangles équilatéraux de même taille, sans les casser ni les
coller ?
— Six triangles,
dites-vous ? Vous êtes certain que ce n’est pas six allumettes et quatre
triangles ?
— Six allumettes, six
triangles, répète l’animateur d’un ton inflexible.
— Cela fait donc un triangle
par allumette ? s’effare la candidate.
— C’est cela même, madame
Ramirez. Et cette fois-ci, la première phrase clef sera : « Ils faut
penser de la même manière que l’autre. » Alors, tous à vos réflexions,
amis téléspectatrices et téléspectateurs. Et à demain, si vous le voulez
bien !
Jacques Méliès éteignit, se recoucha
et finit par s’endormir. Son exaltation le suivit jusque dans son sommeil. Dans
ses rêves embrouillés, se mêlèrent Laetitia Wells, ses yeux mauves et ses
planches d’entomologie, Sébastien Salta et son visage pour film d’épouvante, le
préfet Dupeyron qui abandonnait la politique pour se lancer dans une carrière
de médecin légiste, la candidate Ramirez jamais piégée par sa réflexion…
Une bonne partie de la nuit, il se
tourna et se retourna entre ses draps, ses rêves poursuivant leur sarabande. Il
dormait profondément. Il dormait moins. Il ne dormait plus. Il sursauta.
C’était bien une petite vibration, comme un tapotement sur le matelas, qu’il
avait perçue au fond de son lit. Son cauchemar d’enfance revint le
hanter : le monstre, le loup enragé aux yeux rouges de haine… Il se
reprit. Il était un adulte à présent. Tout à fait réveillé, il alluma la
lumière et constata qu’il y avait bien une petite protubérance qui bougeait
sous ses pieds.
Il bondit hors du lit. La bosse
était là, bien réelle. Il abattit son poing sur elle et entendit un couinement.
Puis, stupéfait, il regarda Marie-Charlotte s’extraire en boitillant de sous
ses draps. La pauvre se réfugia dans ses bras en miaulant. Pour la rassurer, il
la caressa et lui massa la patte qu’il avait endolorie. Ensuite, bien décidé à
récupérer quelques forces cette nuit, il alla enfermer Marie-Charlotte à la
cuisine à côté d’un morceau de pâté de thon à l’estragon. Il alla boire un
verre d’eau au réfrigérateur et regarda la télévision jusqu’à en devenir saoul
d’images.
À hautes doses la télévision avait
un effet apaisant comme une drogue analgésique. On se sentait cotonneux, la
tête lourde de rien, les yeux imbibés de problèmes qui ne vous concernaient
pas. Le régal.
Il alla se recoucher et cette
fois-ci se mit à rêver comme tout le monde de ce qu’il venait de voir à la
télévision : c’est-à-dire un film américain, des publicités, un dessin
animé japonais, un match de tennis, et quelques scènes de tueries issues des
actualités.
Il dormait. Il dormait profondément.
Il dormait moins. Il ne dormait plus.
Décidément, le sort s’acharnait sur
lui. Une nouvelle fois, il perçut une petite dune qui remuait au fond de son
lit. De nouveau, il alluma. Sa chatte bonsaï Marie-Charlotte faisait-elle
encore des siennes ? Il avait pourtant soigneusement bouclé la porte
derrière elle.
Vite debout, il vit la dune se
diviser en deux, quatre, huit, seize, trente-deux, en une centaine de petites
cloques à peine visibles qui se déplaçaient vers l’embouchure des draps. Il
recula d’un pas. Et contempla, ahuri, les fourmis qui envahissaient son
oreiller.
Son premier réflexe fut de les
balayer du plat de la main. Il se ravisa à temps. Sébastien Salta et tous les
autres avaient dû eux-mêmes aussi vouloir les balayer de la main. Il n’est pire
erreur que de sous-estimer l’adversaire.
Alors, devant ces minuscules
bestioles dont pas une seconde il ne songea à identifier l’espèce exacte,
Jacques Méliès prit la fuite. Les fourmis le poursuivaient, semblait-il, mais
par chance sa porte d’entrée n’avait qu’un verrou et il put quitter
l’appartement avant que la troupe ne l’ait rejoint. Dans l’escalier, il
entendit les miaulements atroces de la pauvre Marie-Charlotte en train de se
faire émietter par ces maudits insectes.
Il vécut tout cela dans un état
second, comme en accéléré. Pieds nus et en pyjama dans la rue, il parvint à
arrêter un taxi et conjura le chauffeur de foncer au commissariat central.
Désormais il en était sûr, le
meurtrier savait qu’il avait résolu le mystère des chimistes assassinés, et il
lui avait dépêché ses petites tueuses.
Or, une seule personne savait qu’il
avait résolu l’énigme. Une seule personne !
DUALITÉ : Toute la Bible peut se
résumer à son premier livre : la Genèse. Toute la Genèse peut se résumer à
son premier chapitre. Celui qui raconte la Création du monde. Tout ce chapitre
peut lui-même se résumer à son premier mot Béréchit. Béréchit qui signifie
« au commencement ». Tout ce mot peut se résumer à sa première
syllabe, Ber, qui veut dire « ce qui a été enfanté ». Toute cette
syllabe peut à son tour se résumer à sa première lettre, B, qui se prononce
« Beth » et se représente par un carré ouvert, avec une pointe au
milieu. Ce carré symbolise la maison, ou la matrice renfermant l’œuf le fœtus,
petit point appelé à être enfanté. Pourquoi la Bible commence-t-elle par la
deuxième lettre de l’alphabet et non par la première ? Parce que B
représente la dualité du monde, A étant l’unité originelle. B est l’émanation,
la projection de cette unité. B, c’est l’autre. Issus de l’« un »,
nous sommes « deux ». Issus de A, nous sommes dans B. Nous vivons
dans un monde de dualité et dans la nostalgie – voire la quête – de l’unité,
l’Aleph, le point d’où tout est parti.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Le bivouac est secoué par la chute
d’une samare d’érable, une de ces hélices végétales qui vont porter leurs
graines au loin. Le tournoiement de leur double aile membraneuse les rend
dangereuses pour les fourmis. Cette fois, le bloc des croisées s’est juste
disloqué et répandu à terre avant de reprendre sa route.
Dans les rangs, le sujet de
conversation est tout trouvé. On discute des risques comparés des différents
projectiles naturels. Le pire, selon certaines, ce sont les aigrettes du
pissenlit, qui collent aux antennes et brouillent toute communication. Pour
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e
, rien n’égale la balsamine, dans le genre. Dès qu’on
en effleure les fruits, des lanières s’enroulent violemment et projettent leurs
graines sur une distance qui peut dépasser cent pas !
Ça papote mais la longue procession
n’en ralentit pas pour autant sa marche. Les fourmis frottent par intermittence
leur ventre contre le sol, afin que leur glande de Dufour imprime une trace
odorante destinée à guider leurs sœurs à l’arrière.