Le P
r
Cygneriaz regagna
son hôtel à pied, en sifflotant. Il était satisfait de l’effet produit par ses
propos sur ses auditeurs.
Dans sa chambre, en dégrafant sa
montre, il remarqua un petit trou carré dans sa manchette mais n’y prêta guère
d’attention.
Il se reposait sur son lit des
fatigues de la journée quand il perçut un bruit en provenance de la salle de
bains. Les tuyauteries avaient décidément des défaillances, même dans les
meilleurs établissements !
Il se leva, ferma tranquillement la
porte de la salle de bains et décida qu’il était l’heure de dîner. Pour
descendre au restaurant, il avait le choix entre l’escalier et l’ascenseur. Las
comme il l’était, il préféra l’ascenseur.
Ce fut une erreur.
L’appareil se bloqua entre deux
étages.
Des clients qui attendaient au
palier suivant entendirent Miguel Cygneriaz pousser des cris épouvantés en même
temps qu’il tapait de toutes ses forces contre les parois d’acier.
— Encore un claustrophobe, dit
une femme.
Mais lorsqu’un employé vint débloquer
la cabine, il n’y découvrit plus qu’un cadavre. À voir le masque de terreur
inscrit sur son visage, l’homme avait dû se battre contre le Diable.
Jonathan ne dormait pas. Depuis que
les cérémonies de communion étaient devenues aussi intenses, il éprouvait de
plus en plus de difficulté à trouver le sommeil.
Hier, en particulier, il avait vécu
une expérience terrible.
Tandis qu’ils poussaient tous le son
commun, l’onde totale OM, il avait ressenti quelque chose d’extraordinaire. Son
corps tout entier avait été aspiré par cette onde. Telle une main se
débarrassant de son gant, quelque chose en lui avait cherché à s’extirper de
son enveloppe humaine.
Jonathan avait eu peur mais, en même
temps, la présence des autres l’avait rassuré. Alors, sous forme de son OM, ou
d’ectoplasme ou d’âme, comme on voudra, il avait quitté son corps et, avec les
autres, avait traversé le rocher de granite pour monter dans la fourmilière.
Le phénomène n’avait pas duré
longtemps. Il avait rapidement regagné sa chair comme si un cordon élastique
l’y avait ramené.
Ç’avait été un songe collectif. Ça
ne pouvait être qu’un songe collectif.
À force de vivre auprès de fourmis,
ils rêvaient tous de fourmis. Il se souvint qu’un passage de
l’Encyclopédie
s’intéressait plus précisément aux rêves. Muni d’une lampe de poche, il alla
tourner sur le lutrin les pages du livre précieux.
RÊVE ; Au fin fond d’une forêt
de Malaisie vivait une tribu primitive, les Senoïs. Ceux-ci organisaient toute
leur vie autour de leurs rêves. On les appelait d’ailleurs « le peuple du
rêve ». Tous les matins au petit déjeuner, autour du feu, chacun ne
parlait que de ses rêves de la nuit Si un Senoï avait rêvé avoir nui à
quelqu’un, il devait offrir un cadeau à la personne lésée. S’il avait rêvé
avoir été frappé par un membre de l’assistance, l’agresseur devait s’excuser et
lui donner un présent pour se faire pardonner. Chez les Senoïs, le monde
onirique était plus riche d’enseignements que la vie réelle. Si un enfant
racontait avoir vu un tigre et s’être enfui, on l’obligeait à rêver de nouveau
du félin la nuit suivante, à se battre avec lui et à le tuer. Les anciens lui
expliquaient comment s’y prendre. Si l’enfant ne réussissait pas, ensuite, à
venir à bout du tigre, toute la tribu le réprimandait Dans le système de
valeurs senoï, si on rêvait de relations sexuelles, il fallait aller jusqu’à
l’orgasme et remercier ensuite dans la réalité l’amante ou l’amant désiré par
un cadeau. Face aux adversaires hostiles des cauchemars, il fallait vaincre
puis réclamer un cadeau à l’ennemi afin de s’en faire un ami. Le rêve le plus
convoité était celui de l’envol. Toute la communauté félicitait l’auteur d’un
rêve plané. Pour un enfant, annoncer un premier essor était un baptême. On le
couvrait de présents puis on lui expliquait comment voler en rêve jusqu’à des
pays inconnus et en ramener des offrandes exotiques. Les Senoïs séduisirent les
ethnologues occidentaux Leur société ignorait la violence et les maladies
mentales. C’était une société sans stress et sans ambition de conquête
guerrière. Le travail s’y résumait au strict minimum nécessaire à la survie.
Les Senoïs disparurent dans les
années 1970, quand la partie de la forêt où ils vivaient fut livrée au
défrichement Cependant, nous pouvons tous commencer à appliquer leur savoir.
Tout d’abord, consigner chaque matin le rêve de la veille, lui donner un titre,
en préciser la date. Puis en parler avec son entourage, au petit déjeuner par
exemple, à la manière des Senoïs. Aller plus loin encore en appliquant les
règles de base de l’onironautique. Décider ainsi avant de s’endormir du choix
de son rêve : faire pousser des montagnes, modifier la couleur du ciel,
visiter des lieux exotiques, rencontrer les animaux de son choix
Dans les rêves, chacun est
omnipotent Le premier test d’onironautique consiste à s’envoler. Étendre ses bras,
planer, piquer, remonter en vrille : tout est possible.
L’onironautique demande un
apprentissage progressif. Les heures de « vol » apportent de
l’assurance et de l’expression. Les enfants n’ont besoin que de cinq semaines
pour pouvoir diriger leurs rêves. Chez les adultes, plusieurs mois sont parfois
nécessaires.
Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.
Jason Bragel rejoignit Jonathan près
du lutrin. Il vit qu’il s’intéressait aux rêves et lui confia avoir rêvé, lui
aussi, de fourmis. Elles étaient parvenues à tuer tous les hommes et les
« wellsiens » s’avéraient les seuls survivants de l’humanité.
Ils parlèrent de la mission Mercure,
des fourmis rebelles, des problèmes causés par la nouvelle reine Chli-pou-ni.
Jason Bragel demanda pourquoi
Nicolas ne participait toujours pas à leur cérémonie de communion. Jonathan
Wells répondit que son fils n’en avait pas émis le souhait et qu’il fallait que
la démarche vienne de lui. On ne pouvait ni lui conseiller ni lui imposer ce
genre de comportement.
— Mais…, articula Jason.
— Notre savoir n’est pas
contagieux, nous ne sommes pas une secte : nous n’avons personne à
convertir. Nicolas sera initié le jour où il le souhaitera. L’initiation est
une forme de mort. Une métamorphose douloureuse. Cela doit venir de lui et
personne n’a à l’influencer. Surtout pas moi.
Les deux hommes s’étaient compris.
Avec des gestes lents ils revinrent se coucher. Et ils rêvèrent qu’ils volaient
dans des formes géométriques. Ils traversaient des chiffres en relief en
suspension dans le ciel. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept.
Huit vertical. Huit inversé.
Huit en spirale. Huit. Double huit.
Huit horizontal.
Changement d’angle par rapport au
soleil. Trois tours.
Cette fois, c’est l’alerte
phase 3 en direct. D’après le relais communicatif aérien, le corps
attaquant est constitué de fourmis volantes. La reine réfléchit : seuls
les princes et les princesses fourmis volent et dans un but bien précis,
copuler dans le ciel.
Pourtant, les abeilles-relais de
communication confirment. Ce sont bien des fourmis en suspension dans les airs
qui se dirigent vers Askoleïn. Elles volent à une altitude de mille têtes et à
une vitesse de deux cents têtes/seconde.
Huit vertical.
Question : Nombre d’individus ?
Réponse : Impossible à
déterminer pour l’instant.
Question : S’agit-il de
fourmis rousses de Bel-o-kan ?
Réponse : Oui. Et elles ont
déjà détruit cinq de nos abeilles-relais de communication.
Une vingtaine d’ouvrières entourent
Zaha-haer-scha. La reine signifie à sa cour qu’il n’y a pas lieu de paniquer.
Elle se sent protégée dans ce temple dédié à la cire et au miel. Une colonie
d’abeilles peut contenir jusqu’à quatre-vingt mille individus. La sienne n’en
comprend que six mille mais leur politique d’agression des nids voisins
(comportement rarissime chez les abeilles) l’a rendue célèbre et redoutée dans
toute la région.
Zaha-haer-scha s’interroge. Pourquoi
cette fourmi les a-t-elle averties ? Elle parlait d’une croisade contre
les Doigts… Sa propre mère lui avait un jour parlé des Doigts :
Les Doigts, c’est autre chose,
une autre dimension espace-temps. Il ne faut pas mélanger les Doigts et les
insectes. Si tu aperçois des Doigts, ignore-les et ils t’ignoreront.
Zaha-haer-scha a appliqué ce principe
à la lettre. Elle a appris à ses filles à ne jamais s’occuper des Doigts, ni
pour les attaquer, ni pour leur venir en aide. Il fallait faire comme s’ils
n’existaient pas.
Elle demande à sa cour un instant de
répit et en profite pour avaler un peu de miel. Le miel, c’est l’aliment vie.
Tout en lui est assimilable par l’organisme, tellement cette substance est
pure.
Zaha-haer-scha songe que la guerre
est peut-être évitable. Ces Belokaniennes souhaitent simplement parlementer
afin que les abeilles laissent passer leur croisade sans dommage. Et puis, même
si des fourmis se trouvent dans les airs, cela ne signifie pas pour autant
qu’elles contrôlent toutes les techniques du combat aérien ! Certes, elles
n’ont eu aucun mal à abattre les abeilles-relais de communication, mais que
pourraient-elles contre une escadrille militaire askoleïne ?
Non, elles ne baisseront pas le dard
à la première escarmouche contre des fourmis. Les abeilles feront face et
vaincront.
La reine convoque aussitôt ses
excitatrices militaires, des abeilles très nerveuses sachant transmettre leur
nervosité. Zaha-haer-scha ordonne le branle-bas de combat :
Il ne faut pas affronter les
Belokaniennes dans la ruche, interceptez-les en vol !
Aussitôt le message émis, des
guerrières se regroupent. Elles décollent en escadre serrée, formation en V,
plan d’attaque numéro 4, similaire aux combats de défense antiguêpes.
Toutes les ailes vibrent à
300 hertz dans la Cité d’or, produisant une sorte de ronronnement de
moteur fébrile.
Bzzz bzzzzzzzzz bzzz.
Les dards sont rentrés, ils ne
sortiront qu’au moment où ils devront donner la mort.
Le préfet Charles Dupeyron tournait
dans la pièce. Il avait convoqué le commissaire Jacques Méliès et il n’était
pas vraiment de bonne humeur.
— Parfois, on fait confiance à
quelqu’un, et puis on est déçu.
Jacques Méliès se retint de dire que
cela arrivait souvent en politique.
Le préfet Charles Dupeyron
s’approcha d’un air réprobateur.
— J’ai cru en vous. Mais
pourquoi vous êtes-vous acharné de manière aussi ridicule sur la fille du P
r
Wells ? Une journaliste, qui plus est !
— Elle était la seule à savoir
que j’avais enfin une piste. Elle élevait des fourmis dans son appartement. Or
justement, le soir même, des fourmis ont envahi ma chambre.
— Et alors, que devrais-je
dire ? Vous savez bien que j’ai été attaqué par des milliards de fourmis
en pleine forêt !
— À ce propos, comment va votre
fils, monsieur le Préfet ?
— Il est complètement remis.
Ah, ne m’en parlez pas ! Le docteur a diagnostiqué une piqûre d’abeille.
Nous étions recouverts de fourmis et tout ce qu’il a trouvé comme explication,
c’est : piqûre d’abeille ! Remarquez, le plus incroyable est qu’il
lui a donné un sérum anti-abeille et qu’aussitôt Georges a retrouvé la forme.
(Le préfet hocha la tête.) J’ai vraiment de bonnes raisons d’en vouloir aux
fourmis. J’ai demandé au conseil régional d’étudier un plan d’assainissement.
Un bon épandage de DDT sur la forêt de Fontainebleau et l’on pourra y
pique-niquer des années durant sur les cadavres de cette vermine !
Il s’assit derrière son grand bureau
Régence et reprit, toujours aussi mécontent :
— J’ai déjà ordonné la relaxe
immédiate de cette Laetitia Wells. Le meurtre du P
r
Cygneriaz a
innocenté votre suspecte et ridiculisé notre police tout entière. Nous n’avions
pas besoin de cette nouvelle bavure.
Comme Méliès s’apprêtait à
protester, le préfet continua, de plus en plus furieux :
— J’ai demandé qu’on verse à M
lle
Wells des dommages et intérêts pour préjudice moral. Cela ne l’empêchera
évidemment pas de dire dans son journal tout le mal qu’elle pense de nos
services. Si nous voulons garder la tête haute, il faut retrouver au plus vite
le véritable assassin de tous ces chimistes. L’une des victimes a écrit avec
son sang le mot « fourmis ». Rien que dans l’annuaire parisien,
quatorze personnes portent ce patronyme. Je suis très « premier
degré », moi. Lorsqu’un agonisant trace avec ses dernières forces le mot
« fourmis », je pense tout bonnement qu’il s’agit du nom de son
meurtrier. Cherchez donc dans cette direction. Jacques Méliès se mordit les
lèvres :
— C’est si simple, en effet,
que je n’y avais même pas songé, monsieur le Préfet.
— Alors, au travail, commissaire.
Je ne tiens pas à être tenu pour responsable de vos erreurs !