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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (53 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Quelqu’un qui a insisté pour te
rencontrer, toi précisément, lui répond-on.

103
e
se pose des
questions. Pourquoi cette fourmi veut-elle la rencontrer et pourquoi,
maintenant, ne lui parle-t-elle pas ? 103
e
teste quelque
chose : elle fait semblant de dodeliner de la tête puis tout d’un coup,
elle ouvre largement ses mandibules en position d’intimidation. L’autre
va-t-elle se soumettre, ou relèvera-t-elle le défi ? À peine s’est-elle
mise en position de combat à la mandibule que l’autre a dégainé de même ses
deux sabres labiaux.

Qui es-tu ?

Pas de réponse. L’autre a juste levé
ses antennes.

Que fais-tu ici ? Es-tu de
la croisade ?

Il va encore falloir se battre.

103
e
tente une
intimidation plus forte en basculant son abdomen sous son thorax, en position
tir d’acide rapproché. L’autre n’est pas censée savoir que sa réserve de poison
est vide.

En face, la fourmi réagit
pareillement. Les deux représentantes de la civilisation myrmécéenne se
tiennent en respect à la plus grande curiosité des blattes. 103
e
comprend mieux maintenant l’épreuve.

En fait, les blattes veulent
assister à un duel de fourmis et la gagnante sera admise dans leur tribu.

103
e
n’aime pas tuer des
fourmis mais elle sait que sa mission est plus importante (une blatte a
consenti à lui garder le cocon durant l’épreuve). Et puis, elle trouve cet
individu en face d’elle de plus en plus patibulaire. Qui est-elle, cette
prétentieuse qui ne parle pas et qui n’a même pas reconnu 103
e
, la
première fourmi à avoir atteint le bout du monde ?

Je suis 103 683
e
 !

L’autre dresse à nouveau ses
antennes mais ne répond toujours pas. Elles restent toutes deux en position de
tir.

On ne va pas se tirer dessus,
quand même,
émet 103
e
en se disant que
l’autre a sûrement sa poche à acide pleine.

Elle écoute son corps et sent qu’il
lui reste une dernière petite goutte au fond de la sienne. Si elle tire vite,
elle aura peut-être l’avantage de la surprise.

Elle propulse sa goutte de toute la
puissance de ses muscles abdominaux.

Mais, pure coïncidence, l’autre tire
exactement au même moment, si bien que les deux gouttes s’annulent et tombent
au ralenti. (Au ralenti ? On n’a jamais vu de l’air faire glisser du
liquide, mais elle n’y fait pas attention.) 103
e
charge, toutes
mandibules ouvertes, et se heurte contre quelque chose de dur. La pointe des
mandibules de l’adversaire frappe très précisément la pointe de ses
mandibules !

103
e
réfléchit. Son
adversaire semble rapide, coriace, et sait anticiper ses coups au point de les
bloquer à la seconde et à l’endroit exacts où elle veut les assener.

Dans ces conditions, une
confrontation n’est pas souhaitable.

Elle se retourne vers les blattes et
annonce qu’elle refuse de se battre contre cette fourmi car c’est une rousse,
comme elle.

Il faudra nous accepter toutes
les deux ou n’en accepter aucune.

Les blattes ne sont pas surprises
par ce discours.

Elles lui annoncent simplement
qu’elle a remporté l’épreuve. 103
e
ne comprend pas. Alors elles lui
expliquent. En fait, il n’y avait pas d’adversaire, il n’y a jamais eu
d’adversaire en face d’elle. Sa seule interlocutrice a toujours été elle-même.
103
e
ne comprend toujours pas. Les blattes ajoutent alors qu’elle a
été placée devant un mur magique, recouvert d’une substance qui fait exister
« soi-même en face ».

Cela permet d’apprendre beaucoup de
choses sur les étrangers. Et notamment, comment ils s’estiment eux-mêmes, dit
la vieille blatte.

Quelle meilleure manière de juger
quelqu’un que de le mettre dans une situation où il avoue franchement comment
il réagirait face à sa propre apparition ?

Les blattes avaient découvert ce mur
magique par hasard. Les réactions avaient été intéressantes. Certains individus
se battaient des heures durant contre leur propre image, d’autres
s’insultaient. La plupart jugeaient l’animal qui apparaissait devant eux
« digne d’être agressé » car il n’avait pas d’odeur ou en tout cas
pas les mêmes odeurs qu’eux.

Peu essayaient de fraterniser
d’emblée avec leur propre reflet.

On demande aux autres de nous
accepter et on ne s’accepte pas soi-même…,
philosopha
la vieille blatte. Comment peut-on avoir envie d’aider quelqu’un qui n’est pas
prêt à s’aider lui-même ? Comment peut-on apprécier quelqu’un qui ne
s’apprécie pas ?

Les blattes sont très fières d’avoir
inventé l’« épreuve sublime ». Selon elles, il n’existe aucun animal
de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand qui puisse résister à la vision
de sa propre personne.

103
e
revient vers le
miroir en même temps que son double.

Elle n’a évidemment jamais vu de
glace. Un instant, elle se dit que c’est sûrement le plus grand prodige auquel
elle a assisté. Un mur qui fait apparaître un autre soi-même, bougeant
simultanément ! Elle a peut-être sous-estimé les blattes. Si elles sont
capables de fabriquer des murs magiques, elles sont peut-être vraiment les
maîtres des Doigts !

Comme tu as fini par t’accepter, nous
t’acceptons, comme tu as fini par vouloir t’aider, nous t’aiderons, annonce la
vieille blatte.

170. LE REPOS DES GUERRIERS

Laetitia Wells marchait à côté de
Jacques Méliès dans la rue Phoenix. Taquine, elle lui prit le bras.

— J’ai été surprise que vous
vous soyez montré si raisonnable. J’étais convaincue que vous alliez arrêter
sur-le-champ ce gentil vieux couple. En général, les policiers sont assez obtus
et plutôt à cheval sur la procédure.

Il se dégagea.

— La psychologie humaine n’a
jamais été votre fort.

— Quelle mauvaise foi !

— C’est normal, vous détestez
les humains ! Vous n’avez jamais essayé de me comprendre. Vous ne voyez en
moi qu’un benêt qu’il faut sans cesse ramener sur les voies de la raison.

— Mais vous n’êtes qu’un gros
benêt !

— Même si je suis un benêt, ce
n’est pas à vous de me juger. Vous êtes pleine d’à priori. Vous n’aimez
personne. Vous haïssez tous les hommes. Pour vous plaire, mieux vaut être doté
de six jambes que de deux, de mandibules que de lèvres ! (Il affronta le
regard mauve, à présent durci.) Espèce d’enfant gâtée ! Toujours à vous
vanter d’avoir raison ! Même quand j’ai tort, je reste humble, moi.

— Vous n’êtes qu’un…

— Qu’un homme fatigué et qui
s’est montré beaucoup trop patient envers une journaliste qui passe son temps à
le démolir, histoire de se faire mousser auprès de ses lecteurs.

— Inutile de m’insulter, je
pars.

— C’est ça, c’est tellement
plus facile de fuir que d’écouter la vérité. Et vous partez pour aller
où ? Pour vous précipiter sur votre machine à écrire et étaler cette
histoire au grand jour ? Moi, je préfère être un policier qui se trompe
qu’une journaliste qui a raison. J’ai laissé les Ramirez en paix, mais à cause
de vous, rien que parce que vous adorez faire votre intéressante, ils risquent
quand même de finir leurs jours derrière les barreaux !

— Je ne vous permets pas…

Elle allait le gifler. Il intercepta
son poignet d’une main chaude et ferme. Leurs regards se heurtèrent, prunelles
noires contre prunelles mauves. Forêt d’ébéniers contre océan tropical. Ils
eurent aussitôt envie d’éclater de rire et, ensemble, ils rirent. À gorge
déployée.

Quoi ! Ils venaient de résoudre
l’énigme de leur vie, d’entrer en contact avec un autre monde, parallèle et
merveilleux, un monde où les hommes fabriquaient des robots solidaires,
communiquaient avec des fourmis, maîtrisaient le crime parfait. Et ils étaient
là, dans cette triste rue Phoenix, à se chamailler comme des enfants alors
qu’ensemble, main dans la main, ils auraient dû mettre en commun leurs pensées,
réfléchir à ces instants hors du temps !

Laetitia perdit l’équilibre et, pour
mieux rire, s’assit sur le trottoir. Il était trois heures du matin. Ils
étaient jeunes, ils étaient joyeux, et ils n’avaient pas sommeil. La première,
elle reprit son souffle.

— Pardon ! dit-elle. J’ai
été sotte.

— Non, pas toi. Moi.

— Si, moi.

De nouveau, le rire les submergea.
Un fêtard attardé qui rentrait chez lui un peu éméché considéra, apitoyé, ce
jeune couple de sans-abri qui n’avait que le trottoir pour s’ébattre. Méliès
aida Laetitia à se relever.

— Allons-nous-en.

— Pour quoi faire ?
demanda-t-elle.

— Tu ne veux tout de même pas
passer la nuit sur le pavé ?

— Pourquoi pas ?

— Laetitia, ma si raisonnable,
que t’arrive-t-il ?

— Il m’arrive que j’en ai assez
d’être si raisonnable. Ce sont les déraisonnables qui ont raison, je veux être
comme tous les Ramirez du monde !

Il l’attira dans une encoignure,
sous un porche, pour éviter que la rosée du matin ne détrempe sa chevelure
soyeuse et son corps si délicat sous le mince ensemble noir.

Ils étaient tout proches. Sans ciller,
il avança sa main pour lui caresser le visage. Elle se déroba.

171. UNE HISTOIRE D’ESCARGOT

Nicolas s’agitait dans son lit.

— Maman, je n’arrive pas à me
pardonner de m’être fait passer pour le dieu des fourmis. Quelle erreur !
Comment la réparer ?

Lucie Wells se pencha au-dessus de
lui :

— Qu’est-ce qui est bien,
qu’est-ce qui est mal, et qui peut en décider ?

— Évidemment que c’est mal.
J’ai tellement honte. J’ai commis la pire bêtise qu’on puisse imaginer.

— On ne sait jamais avec
certitude ce qui est bon et ce qui est mauvais. Tu veux que je te raconte une
histoire ?

— S’il te plaît, Maman !

Lucie Wells s’assit au chevet de son
fils.

— C’est un conte chinois. Il
était une fois deux moines qui se promenaient dans le jardin d’un monastère
taoïste. Soudain, l’un des deux aperçut par terre un escargot traversant leur
chemin. Son compagnon était sur le point de l’écraser par inadvertance quand il
le retint à temps. Se baissant, il ramassa l’animal. « Regarde, nous avons
failli tuer cet escargot. Or cette bête représente une vie et, à travers elle,
un destin qui doit se poursuivre. Cet escargot doit survivre et continuer ses
cycles de réincarnation. » Et, délicatement, il reposa l’escargot dans
l’herbe. « Inconscient ! s’exclama, furieux, l’autre moine. En
sauvant ce stupide escargot, tu mets en péril les salades que notre jardinier
cultive avec tant de soin. Pour sauver on ne sait quelle vie, tu anéantis
l’œuvre d’un de nos frères. »

Tous deux se disputèrent alors sous
l’œil curieux d’un autre moine qui passait par là. Comme ils n’arrivaient pas à
se mettre d’accord le premier moine proposa : « Allons référer de
cette affaire au grand prêtre, lui seul sera assez sage pour décider qui de
nous deux a raison. » Ils se rendirent donc chez le grand prêtre, toujours
suivis par le troisième, intrigué par cette affaire. Le premier moine raconta
comment il avait sauvé un escargot et donc préservé une vie sacrée, recelant
des milliers d’autres existences futures ou passées. Le grand prêtre l’écouta,
hocha la tête, puis énonça : « Tu as fait ce qu’il convenait de
faire. Tu as eu raison. » Le second moine bondit. « Comment ?
Sauver un escargot dévoreur de salades, dévastateur de légumes, serait une
bonne chose ? Il fallait au contraire écraser l’escargot pour protéger ce
potager grâce auquel nous avons chaque jour de bonnes choses à manger ! »
Le grand prêtre écouta, hocha la tête et énonça : « C’est vrai. C’est
ce qu’il aurait convenu de faire. Tu as raison. » Le troisième moine, qui
était resté silencieux jusque-là, s’avança : « Mais leurs points de
vue sont diamétralement opposés ! Comment pourraient-ils avoir raison tous
les deux ? » Le grand prêtre considéra longuement ce troisième
intervenant. Il réfléchit, hocha la tête et énonça : « C’est vrai.
Toi aussi, tu as raison. »

Sous le drap, Nicolas ronflait
doucement, apaisé. Tendrement, Lucie le borda.

172. ENCYCLOPÉDIE

ÉCONOMIE : Jadis, les
économistes estimaient qu’une société saine est une société en expansion. Le
taux de croissance servait de thermomètre pour mesurer la santé de toute
structure : État, entreprise, masse salariale. Il est cependant impossible
de toujours foncer en avant, tête baissée. Le temps est venu de stopper
l’expansion avant qu’elle ne nous déborde et ne nous écrase. L’expansion
économique ne saurait avoir d’avenir. Il n’existe qu’un seul état
durable : l’équilibre des forces. Une société, une nation ou un
travailleur sains sont une société, une nation ou un travailleur qui n’entament
pas et ne sont pas entamés par le milieu qui les entoure. Nous ne devons plus
viser à conquérir mais au contraire à nous intégrer à la nature et au cosmos.
Un seul mot d’ordre : harmonie. Interpénétration harmonieuse entre monde
extérieur et monde intérieur. Sans violence et sans prétentions. Le jour où la
société humaine n’éprouvera plus de sentiment de supériorité ou de crainte devant
un phénomène naturel, l’homme sera en homéostasie avec son univers. Il
connaîtra l’équilibre. Il ne se projettera plus dans le futur. Il ne se fixera
pas d’objectifs lointains. Il vivra dans le présent, tout simplement

BOOK: Le Jour des Fourmis
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