Le Jour des Fourmis (54 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

173. ÉPOPÉE DANS UN ÉGOUT

Elles escaladent un couloir rugueux.
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serre entre ses mandibules le cocon à papillon de la mission
Mercure. Lente est cette montée. Parfois, une lumière éclaire d’en haut
l’interminable corridor. Les blattes font alors signe à la fourmi de se plaquer
contre la paroi et de ramener ses antennes en arrière. En vérité, elles
connaissent bien le pays des Doigts. Car aussitôt après le signal lumineux, on
entend un vacarme épouvantable et une masse lourde et odorante tombe à pic dans
le couloir vertical.

— Tu as jeté le sac-poubelle
dans le vide-ordures, chéri ?

— Oui. C’était le dernier. Il
faudra que tu penses à en acheter d’autres, et de plus grands. Ceux-ci étaient
vraiment de trop faible contenance.

Les insectes progressent,
appréhendant de nouvelles avalanches.

Où me conduisez-vous ?

Là où tu veux aller.

Elles franchissent plusieurs étages,
puis s’arrêtent.

C’est là,
dit la vieille blatte.

Vous m’accompagnez ? demande
103
e
.

Non. Un proverbe blatte dit
« Chacun ses problèmes ». Débrouille-toi avec l’aide de toi-même. Tu
es ta meilleure alliée.

Là-dessus, l’ancienne lui indique
une anfractuosité dans la trappe du vide-ordures par laquelle 103
e
débouchera
directement sur l’évier de la cuisine.

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s’y engage en
serrant fort son cocon.

Mais qu’est-ce que je suis venue
faire ici
 ? se demande-t-elle. Elle qui a si peur
des Doigts, elle se balade à l’intérieur même de leur nid !

Elle est cependant si loin de sa
cité, si loin de son monde, qu’elle sait que le mieux à faire est encore
d’avancer, toujours avancer.

La fourmi marche dans ce pays
étrange où tout a des formes géométriques d’une régularité absolue. Elle
découvre la cuisine en grignotant une miette de pain qui traîne.

Pour se donner du courage, la
dernière survivante de la croisade chantonne un petit air belokanien :

Vient un instant où

Le feu affronte l’eau

Le ciel affronte la terre

Le haut affronte le bas

Le petit affronte le grand

Vient un instant où le simple
affronte le multiple

Le cercle affronte le triangle

Le noir affronte l’arc-en-ciel

Mais tout en fredonnant cette mélopée,
elle sent à nouveau la peur qui la saisit et ses pas se font tremblants.
Lorsque le feu affronte l’eau, la vapeur gicle ; lorsque le ciel affronte
la terre, la pluie inonde tout ; lorsque le haut affronte le bas, le
vertige est au rendez-vous…

174. CONTACT COUPÉ

— J’espère que ta bévue n’aura
pas trop de conséquences.

Après l’incident
« divin », ils avaient décidé de détruire la machine « Pierre de
Rosette ». Nicolas était certes repentant, mais il valait mieux le
préserver de toute nouvelle velléité divine. Après tout, c’était un enfant. Si
la faim le tenaillait trop, il était capable de commettre encore des bêtises.

Jason Bragel sortit le cœur de
l’ordinateur et tous le piétinèrent résolument jusqu’à ce qu’il n’en reste que
des miettes.

« Contact avec les fourmis
définitivement coupé », pensèrent-ils.

Il était dangereux de se vouloir
trop puissant dans un monde si fragile. Edmond Wells avait raison. Il était
trop tôt et la moindre erreur pouvait avoir des effets dévastateurs pour toute
leur civilisation.

Nicolas regarda son père droit dans
les yeux.

— Ne t’inquiète pas, Papa.
Elles n’ont sûrement pas compris grand-chose à tout ce que je leur ai raconté.

— Espérons, mon fils. Espérons.

Les Doigts sont nos dieux,
vocifère en une ardente phéromone une rebelle jaillissant du mur.
Aussitôt, une soldate bascule son abdomen sous son thorax et tire. La déiste
s’effondre. Dans un réflexe ultime, la rebelle dispose son corps fumant en une
croix à six branches.

175. LE YIN ET LE YANG

Au matin, Laetitia Wells et Jacques
Méliès s’acheminèrent sans se presser vers l’appartement de la jeune
journaliste. Par chance, il était tout proche. Comme les Ramirez, comme son
oncle autrefois, elle avait choisi d’habiter en lisière de la forêt de
Fontainebleau. Son quartier était cependant bien plus avenant que celui de la
rue Phoenix. Ici, il y avait des rues piétonnières avec leurs commerces de
luxe, de nombreux espaces verts et même un terrain de minigolf, et un bureau de
poste bien sûr.

Dans le salon, ils se débarrassèrent
de leurs vêtements humides et s’affalèrent sur les fauteuils.

— Tu as encore sommeil ?
demanda gentiment Méliès.

— Non, moi, j’ai quand même un
peu dormi.

Lui, seules ses nombreuses courbatures
témoignaient de cette nuit où il n’avait pas fermé l’œil, trop occupé à
contempler Laetitia. Son esprit était vif, prêt pour de nouvelles énigmes, de
nouvelles aventures. Qu’elle lui propose seulement d’autres dragons à
terrasser !

— Un peu d’hydromel ?
Boisson des dieux de l’Olympe et des fourmis…

— Ah, ne prononce plus jamais
ce mot-là. Je ne veux plus jamais, jamais, jamais entendre parler de fourmis.

Elle vint se percher sur le bras de
son fauteuil. Ils trinquèrent.

— Fin de l’enquête sur les chimistes
terrorisés et adieu aux fourmis !

Méliès soupira.

— Je suis dans un état… Je me
sens incapable de dormir, je suis en même temps trop las pour travailler. Si on
faisait une partie d’échecs, comme au bon temps où, dans la chambre de l’hôtel
Beau Rivage, on guettait les fourmis ?

— Plus de fourmis ! rit
Laetitia.

« Jamais je n’ai autant ri en
si peu de temps », pensèrent-ils en même temps.

— J’ai une meilleure idée, fit
la jeune femme. Les dames chinoises. Voilà un jeu qui ne consiste pas à
détruire les pièces de l’adversaire mais à les utiliser pour faire progresser
plus rapidement les siennes.

— Espérons que ce n’est pas
trop compliqué, vu le ramollissement de mon cerveau. Apprends-moi toujours.

Laetitia Wells alla chercher un
plateau de marbre de forme hexagonal sur lequel était gravée une étoile à six
branches.

Elle énonça les règles du jeu :

— Chaque pointe de l’étoile
constitue un camp rempli de dix billes de verre. Chaque camp a sa couleur. Le
but est d’amener le plus rapidement possible ses billes dans le camp situé
juste en face. On avance en sautant ses propres billes ou celles de
l’adversaire. Il suffit que la case soit libre derrière une bille pour la
sauter. On peut sauter autant de billes qu’on veut et dans tous les sens tant
qu’il y a un espace pour rebondir.

— Et si on ne trouve pas de
billes à sauter ?

— On peut avancer case par case
dans tous les sens.

— On s’empare des billes
sautées ?

— Non, contrairement aux dames
classiques, on ne détruit rien. On s’adapte simplement à la géographie des
espaces libres afin de trouver le chemin qui conduira le plus rapidement
possible au camp d’en face.

Ils entamèrent la partie.

Laetitia s’aménagea bientôt une
sorte de chemin, formé de billes espacées d’une case. L’une après l’autre, ses
pièces empruntèrent cette autoroute pour aller le plus loin possible.

Méliès agit de même. À l’issue de la
première partie, il avait amené toutes ses pièces dans le camp de la
journaliste. Toutes, sauf une. Une retardataire oubliée. Le temps qu’il ramène
cette isolée, la jeune femme avait comblé tout son retard.

— Tu as gagné, reconnut-il.

— Pour un débutant, je
reconnais que tu t’es très bien débrouillé. Maintenant, tu sauras qu’il ne faut
surtout pas oublier une bille. Il faut songer à les évacuer au plus vite,
toutes, sans en omettre une seule.

Il ne l’écoutait plus. Il
contemplait le damier, comme hypnotisé.

— Jacques, tu ne te sens pas
bien ? s’inquiéta-t-elle. Évidemment, après une nuit pareille…

— Ce n’est pas ça. Je me sens
on ne peut mieux. Mais regarde ce jeu, regarde-le bien.

— Je le regarde, et
alors ?

— Et alors !
s’exclama-t-il. Mais c’est la solution !

— Je croyais que nous avions
déjà trouvé toutes les solutions.

— Pas celle-ci, insista-t-il.
Pas celle de la dernière énigme de M
me
Ramirez. Tu te
souviens : comment fabriquer six triangles avec six allumettes ?
(Elle scruta vainement l’hexagone.) Regarde encore. Il suffit de disposer les
allumettes en étoile à six branches. Celle qui est représentée sur ce jeu. Avec
les deux triangles qui s’interpénètrent !

Laetitia examina plus attentivement
le damier.

— Cette étoile, c’est l’étoile
de David, dit-elle. Elle symbolise la connaissance du microcosme, unie à celle
du macrocosme. Les épousailles de l’infiniment grand et de l’infiniment petit.

— J’aime bien ce concept,
fit-il en rapprochant son visage du sien.

Ils restèrent ainsi, leurs joues se
frôlant, à contempler le damier.

— On pourrait aussi appeler
cela l’union du ciel et de la terre, remarqua-t-il. Dans cette figure
géométrique idéale, tout se complète, se mêle, se marie. Les zones
s’interpénètrent en conservant leur spécificité. C’est le mélange du haut et du
bas.

Ils firent assaut de comparaisons.

— Du yin et du yang.

— De la lumière et des
ténèbres.

— Du bien et du mal.

— Du froid et du chaud.

Laetitia plissa le front à la
recherche d’autres contrastes.

— De la sagesse et de la
folie ?

— Du cœur et de la raison.

— De l’esprit et de la matière.

— De l’actif et du passif.

— L’étoile, résuma Méliès, est
comme ta partie de dames chinoises où chacun part de son point de vue pour
adopter ensuite celui de l’autre.

— D’où la phrase clef de
l’énigme : « Ils faut penser de la même manière que l’autre »,
dit Laetitia. Mais j’ai encore des associations d’idées à te proposer. Que
penses-tu de « l’union de la beauté et de l’intelligence » ?

— Et toi, du masculin et du…
féminin ?

Il approcha plus près encore sa
joue, que hérissait une barbe naissante, de celle, si veloutée, de Laetitia. Il
osa passer ses Doigts dans la chevelure de soie.

Cette fois-ci, elle ne le repoussa
pas.

176. UN MONDE SURNATUREL

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e
descend de l’évier,
se traîne sur les rebords de l’aspirateur, prend le couloir, escalade une
chaise, rampe sur un mur, se cache derrière un tableau, ressort, redescend,
grimpe sur les rebords escarpés de la cuvette des W-C.

Il y a un petit lac au fond, mais
elle n’a pas envie d’y descendre. Elle va dans la salle de bains, hume l’odeur
mentholée d’un tube de dentifrice mal rebouché, le parfum sucré de
l’après-rasage, gambade sur un savon de Marseille, glisse dans un flacon de shampooing
aux œufs et évite de justesse de s’y noyer.

Elle en a assez vu. Il n’y a pas le
moindre Doigt dans ce nid.

Elle reprend la route.

Elle est seule. Elle se dit qu’elle
représente l’aboutissement le plus simple et le plus réduit de la croisade. Tout
se ramène finalement à un individu. Et elle a encore ce choix : être pour
ou contre les Doigts.

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peut-elle, seule,
les détruire tous ?

Sûrement. Mais ça ne sera pas
facile.

Déjà que les croisées ont été
obligées de se mettre à trois mille pour tuer un seul de ces géants !

Plus elle y pense, plus elle se dit
qu’elle doit renoncer à l’idée de massacrer à elle seule tous les Doigts de la
Terre.

Elle arrive devant un aquarium à
poissons et reste de longues minutes collée à la paroi, à regarder évoluer ces
drôles d’oiseaux multicolores et nonchalants, irisés de couleurs fluorescentes.

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passe ensuite sous
la porte d’entrée, emprunte l’escalier principal, monte un étage.

Elle entre dans un second
appartement et reprend ses investigations : la salle de bains, la cuisine,
le salon. Elle se perd dans la trappe du magnétoscope, visite un instant les
composants électroniques, ressort, pénètre dans une chambre. Personne. Pas le
moindre Doigt à l’horizon.

Elle retrouve un passage par le
vide-ordures et gravit encore un étage. Cuisine, salle de bains, salon.
Personne. Elle s’arrête, crache une phéromone et y inscrit ses observations sur
les mœurs doigtières :

Phéromone : Zoologie

Thème : Les Doigts
Saliveuse : 103 683
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