Il s’agit des plans d’une machine
qui permettra de décrypter le langage olfactif des fourmis. Je l’ai baptisée
« Pierre de Rosette », parce qu’elle représente une possibilité
unique de jeter un pont entre deux espèces, deux civilisations, chacune
hautement développée.
En somme, cette machine est un
traducteur. Par son truchement, nous allons pouvoir non seulement comprendre
les fourmis, mais aussi parler avec elles. Dialoguer avec les fourmis ! Tu
te rends compte ?
J’ai à peine commencé à l’utiliser
mais elle m’ouvre déjà tant de merveilleuses perspectives que ce qu’il me reste
à vivre n’y suffira pas.
Poursuis mon œuvre. Prends le
relais. Plus tard, tu le passeras à une autre personne d’élection, afin que
jamais ce dispositif ne tombe aux oubliettes. Mais n’agis que dans la plus
grande discrétion : il est encore trop tôt pour que l’intelligence des
fourmis apparaisse aux hommes au grand jour. N’en parle qu’à ceux ou celles qui
te seront utiles pour progresser.
Peut-être qu’à ce jour, mon neveu
Jonathan est parvenu à utiliser le prototype que j’ai laissé dans la cave. J’en
doute, à vrai dire, mais peu importe.
Quant à toi, si cette voie te
concerne et t’appelle, je pense qu’elle te réservera de stupéfiantes surprises.
Ma fille, je t’aime.
Edmond Wells
P-S 1. Ci-joint les plans de la
Pierre de Rosette.
P-S 2. Ci-joint aussi le second
volume de mon
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Il en existe un
double au fin fond de la cave de mon appartement. Cet ouvrage entend couvrir
tous les secteurs de la connaissance avec, évidemment, une prédilection pour
l’entomologie. L’
Encyclopédie du savoir relatif et absolu,
c’est
l’auberge espagnole, chacun y trouve ce qu’il vient y chercher. Chaque lecture
prend un sens différent, car elle entre en résonance avec la vie du lecteur et
s’harmonise avec sa propre vision du monde.
Pense que c’est un guide, un ami,
que je t’envoie là.
P-S 3. Te souviens-tu, quand tu
étais petite, je t’avais posé une énigme (tu aimais déjà les énigmes) ? Je
te demandais comment réaliser quatre triangles équilatéraux au moyen de six
allumettes. Je t’avais donné une phrase pour t’aider à trouver : « Il
faut penser différemment. » Tu avais mis du temps mais tu avais fini par
découvrir la solution. Ouvrir sur la troisième dimension. Penser autrement qu’à
plat. Dresser une pyramide en relief. C’était un premier pas. J’ai une autre
énigme à te proposer, celle du second pas. Peux-tu, toujours avec six
allumettes, former non plus quatre mais six triangles équilatéraux ? La
phrase qui t’aidera à trouver pourra a priori te sembler à l’opposé de la
précédente. La voici : « Il faut penser de la même manière que
l’autre. »
La croisade avance, la forêt change.
Par endroits, l’érosion du calcaire a permis au grès de sortir comme des dents
de lait. Bruyères, mousses et jungles de fougères se succèdent.
Dopées par la chaleur torride du
mois d’août, elles atteignent en un temps record les bourgs orientaux de la
Fédération : Liviu-kan, Zoubi-zoubi-kan, Zedi-bei-nakan… Partout on leur
offre des cocons remplis de miellat, des jambons de sauterelles, des têtes de
grillons fourrées de céréales. À Zoubi-zoubi-kan, c’est carrément un troupeau
de cent soixante pucerons à traire pendant le voyage qu’on les prie d’accepter.
Et puis l’on parle des Doigts. Tout
le monde en parle. Qui n’a pas déjà connu des accidents avec les Doigts ?
Des expéditions entières ont été retrouvées aplaties.
La cité de Zoubi-zoubi-kan n’a
toutefois jamais eu à les affronter directement. Les Zoubizoubikaniennes ne
demanderaient pas mieux que de fortifier la croisade, mais la saison de la
chasse aux coccinelles va bientôt commencer et, par ailleurs, elles ont besoin
de toutes leurs mandibules pour protéger leur vaste cheptel.
À Zedi-bei-nakan, l’étape suivante,
superbe ville construite dans les racines d’un hêtre, on se montre moins avare.
On aligne bravement une légion d’artilleuses équipées du nouvel acide
hyper-concentré à 60 % ! Et on offre en prime une réserve de vingt
cocons-amphores bourrés de cette munition.
Ici aussi, les Doigts ont causé des
dégâts. Ils ont gravé avec un aiguillon géant des signes dans l’écorce de leur
arbre. Le hêtre a eu très mal et il s’est mis à sécréter une sève toxique qui a
failli les empoisonner toutes. Les Zedibeinakaniennes ont été obligées de
déménager, le temps que l’écorce cicatrise.
Et si les Doigts étaient des
entités bénéfiques dont nous sommes incapables de comprendre les actes ?
La naïve intervention de 24
e
est accueillie avec une stupéfaction ahurie. Comment peut-on émettre pareille
remarque lors même d’une croisade anti-Doigts ?
103 683
e
vole au
secours de l’étourdie. Elle explique qu’à Bel-o-kan, on n’hésite pas à
envisager tous les cas de figure, un exercice dont le but est de ne jamais se
laisser surprendre par l’adversité.
Une Belokanienne enseigne aux
Zedibeinakaniennes le dernier chant évolutionnaire composé par Mère Chli-pou-ni
à l’occasion de cette croisade :
Le choix de ton adversaire
définit ta valeur.
Celui qui combat un lézard
devient un lézard,
Celui qui combat un oiseau
devient un oiseau,
Celui qui combat un acarien
devient un acarien.
Et celui qui combat un dieu
devient-il un dieu ? se demande 103 683
e
.
En tout cas, le couplet ravit les
Zedibeinakaniennes. Beaucoup interrogent les croisées sur les technologies
évolutionnaires mises en place par leur reine. Les Belokaniennes ne se font pas
prier pour raconter comment la Cité a su dompter les coléoptères rhinocéros
qui, du coup, deviennent des vedettes fêtées. Elles parlent des canaux de
circulation interne, des nouvelles armes, des nouvelles techniques agricoles et
des modifications architecturales dans la Cité centrale.
Nous ne savions pas que le mouvement
évolutionnaire avait pris une telle ampleur, émet la reine Zedi-bei-nikiuni.
Bien sûr, personne ne souffle mot
des ravages provoqués par la récente averse, ni de l’existence de rebelles
pro-Doigts au sein même de la ville.
Les Zedibeinakaniennes sont vraiment
impressionnées. Dire qu’il n’y a pas un an, les technologies myrmécéennes les
plus poussées se résumaient à l’élevage des pucerons, la culture des
champignons et la fermentation du miellat !
Les fourmis discutent enfin de la
croisade proprement dite. 103 683
e
explique que l’armée
traversera le fleuve, franchira le bout du monde et, à partir de là, ratissera
sur la plus grande largeur possible afin de ne laisser à aucun Doigt le temps
de détaler.
La reine Zedi-bei-nikiuni se demande
si les trois mille soldates de la Cité centrale suffiront pour exterminer tous
les Doigts du monde. 103 683
e
avoue éprouver elle aussi
quelques doutes à ce sujet, et ce, malgré l’appoint de la légion volante.
La reine Zedi-bei-nikiuni réfléchit
puis consent à prêter aux croisées une légion de cavalerie légère. Ce sont des
soldates hautes sur pattes, extrêmement véloces et aptes sûrement à traquer les
Doigts fuyards.
Puis la reine parie d’autre chose.
Des frasques d’une nouvelle cité. Une cité fourmi ? Non, une cité abeille,
la ruche d’Askoleïn, parfois appelée la Ruche d’or. Elle a été érigée tout près
d’ici, dans le quatrième arbre à droite du grand chêne velu. De là, elles
récoltent leur pollen, ce qui est normal. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’elles
n’hésitent pas à attaquer à l’occasion les convois de fourmis. Ce comportement
pirate n’étonnerait nullement chez les guêpes. Pour des abeilles, il paraît
plutôt inquiétant.
Zedi-bei-nikiuni va jusqu’à penser
que ces abeilles-ci entretiennent des visées expansionnistes. Elles harcèlent
les convois de plus en plus près de leur cité mère. Les fourmis ont beaucoup de
mal à les repousser. Le plus souvent, de peur de recevoir un coup de dard
venimeux, elles préfèrent abandonner leurs prises.
Est-ce vrai que les abeilles meurent
après avoir piqué ? demande un scarabée rhinocéros.
Tout le monde est surpris qu’un
coléoptère s’adresse ainsi directement à des fourmis mais comme, après tout,
lui aussi participe à la croisade, une Zeidibeinakanienne condescend à lui
répondre :
Non, pas toujours. Elles ne
meurent que si elles enfoncent trop profondément leur dard.
Encore un mythe qui s’effondre.
On a échangé un tas d’informations
utiles, mais déjà la nuit tombe. Les Belokaniennes remercient la cité de
Zedi-bei-nakan des renforts généreusement accordés. Les deux populations
échangent de nombreuses trophallaxies. On se lave les antennes de compagnie
avant que le froid n’invite tout le monde à un sommeil obligé.
ORDRE : L’ordre génère le
désordre, le désordre génère l’ordre. En théorie, si on brouille un œuf pour en
faire une omelette, il existe une probabilité infime que l’omelette puisse
reprendre la forme de l’œuf dont elle est issue. Mais cette probabilité existe.
Et plus on mettra de désordre dans cette omelette, plus on multipliera les
chances de retrouver l’ordre de l’œuf initial. L’ordre n’est donc qu’une
combinaison de désordres. Plus notre univers ordonné se répand plus il entre en
désordre. Désordre qui, se répandant lui-même, génère des ordres nouveaux dont
rien n’exclut que l’un ne puisse être identique à l’ordre primitif. Droit devant
nous, dans l’espace et dans le temps, au bout de notre univers chaotique se
trouve, qui sait, le Big Bang originel.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Ding, dong !
Laetitia Wells ouvrit rapidement.
— Bonjour, commissaire. Vous
venez encore pour regarder la télévision ?
— Je veux juste discuter,
mettre à plat mes idées. Écoutez-moi, ça me suffira, je ne vous demande pas de
dévoiler vos éléments de réflexion.
Elle le laissa entrer.
— Très bien, commissaire, je
suis tout ouïe.
Elle lui désigna un fauteuil puis
s’installa en face de lui en croisant ses longues jambes.
Il admira d’abord le drapé à la
grecque de sa robe, les incrustations de jade dans ses cheveux fins avant de
commencer :
— Permettez-moi de récapituler.
L’assassin est quelqu’un capable de pénétrer et d’agir dans un espace clos, qui
suscite la terreur, qui ne laisse aucune trace derrière lui et qui semble ne
vouloir s’en prendre qu’aux chimistes spécialisés dans les insecticides.
— Et qui fait peur aux mouches,
ajouta Laetitia, en servant deux flûtes d’hydromel et en le fixant de ses
grands yeux mauves.
— Oui, poursuivit-il. Mais ce
MacHarious nous a apporté un élément nouveau : le mot
« fourmis ». On pourrait alors penser que nous sommes confrontés à
des fourmis qui attaquent les fabricants d’insecticides. L’idée est amusante,
certes, mais…
— Mais peu réaliste.
— Exactement.
— Les fourmis auraient laissé
des traces, dit la journaliste. Par exemple, elles se seraient intéressées aux
aliments qui traînent. Aucune fourmi ne résiste à l’attrait d’une pomme
fraîche, or il y en avait une intacte sur la table de nuit de MacHarious.
— Bien observé.
— Alors nous restons sur ce
meurtre en huis clos, sans traces, sans armes, sans effraction. Nous manquons
peut-être d’imagination pour comprendre.
— Sapristi, il n’y a pas dix
mille manières d’être un assassin !
Laetitia Wells eut un sourire
mystérieux.
— Qui sait ? Les polars
évoluent, essayez d’imaginer ce qu’écrirait une Agatha Christie de l’an 5000 ou
un Conan Doyle de la planète Mars et je suis sûre que vous avancerez dans votre
enquête.
Jacques Méliès la regarda et
s’emplit les yeux de la beauté de Laetitia Wells.
Celle-ci, troublée, se leva et alla
chercher son porte-cigarette. Elle l’alluma et se protégea derrière un écran de
fumée opiacée.
— Vous écriviez dans votre
article que j’étais trop sûr de moi et pas assez à l’écoute des autres. Vous
aviez raison. Mais il n’est jamais trop tard pour se corriger. Ne vous moquez
pas, mais il me semble qu’à votre contact, j’ai déjà commencé à réfléchir de
façon différente, plus ouverte… Voyez, j’en suis arrivé à soupçonner des
fourmis !
— Encore vos fourmis !
fit-elle, comme excédée.
— Attendez. On ne sait
peut-être pas tout sur les fourmis. Elles peuvent avoir des complices. Vous
connaissez l’histoire du joueur de flûtiau de Hamelin ?
— Ça m’est sorti de l’esprit.
— Un jour, commença-t-il, la
ville de Hamelin fut envahie par les rats. Ils grouillaient. Il y en avait tant
qu’on ne savait comment s’en débarrasser. Plus on en tuait, plus il en
surgissait. Ils dévoraient toute la nourriture, ils se reproduisaient à toute
vitesse.
Les habitants pensaient déjà
déserter les lieux, en abandonnant tout sur place. C’est alors qu’un jeune
garçon offrit de sauver la ville en échange d’une bonne récompense. Les
notables n’avaient rien à perdre, ils acceptèrent sans discuter. L’adolescent
se mit alors à jouer de la flûte. Charmés, les rats s’assemblèrent et le
suivirent quand il s’éloigna. Le joueur de flûtiau les entraîna vers le fleuve
où tous se noyèrent. Mais quand il réclama sa récompense, les notables,
délivrés, lui rirent au nez !