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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (58 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Voici la légende des deux arbres.
Deux fourmilières d’espèces ennemies vivaient chacune sur un arbre. Les deux,
arbres étaient voisins. Or, il advint qu’une branche se mit à pousser
latéralement pour rejoindre l’autre arbre si bien que, chaque jour, la branche
s’approchait un peu plus. Les deux espèces savaient que dès que la branche
franchirait l’espace entre les deux arbres, ce serait la guerre. Mais aucune ne
prit les devants. La guerre ne commença que le jour où la branche effleura
l’arbre voisin. Les combats furent sans pitié. Cette histoire montre qu’il
existe un moment précis pour que les choses se fassent. Avant, c’est trop
tôt ; après, c’est trop tard. Chacun sait intuitivement quel est le bon
moment.

188. LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES IMAGES

Ils installèrent 103
e
face
à un petit téléviseur couleurs à cristaux liquides rétro-éclairés. L’écran
étant encore trop grand pour la fourmi, ils disposèrent devant une loupe
inversée réduisant au centième la taille des images. La fourmi avait ainsi une
vision télévisée parfaite.

Pour le son, Arthur brancha le
baffle du téléviseur face au micro de la « Pierre de Rosette ».
L’exploratrice belokanienne bénéficierait ainsi de l’image et du son-parfum de
la télévision des Doigts.

Bien sûr, elle ne percevrait ni la
musique ni les bruits mais, avec ce procédé, elle comprendrait l’essentiel des
commentaires et des dialogues.

103
e
produisit une goutte
de salive où elle comptait noter ses observations sur les mœurs doigtières.
Elle en déduirait ensuite ce que valaient ces animaux.

Arthur Ramirez alluma le téléviseur.
Au hasard, il appuya sur une touche de sa télécommande.

Chaîne 341 : « Avec Krak
Krak, délivrez-vous aisément de vos…»

Jacques Méliès bondit et zappa
aussitôt. Sa brillante idée n’était pas exempte de risques !

Réception : Qu’est-ce que
c’est ? interroge 103
e
.

Angoisse chez les humains. Ils
s’empressent de la rassurer.

Émission : Juste une
publicité pour un aliment. Rien d’intéressant.

Réception : Non, qu’est-ce
que c’est, cette lumière plate ?

Émission : La télévision, notre
mode de communication le plus répandu.

Réception : C’est du feu
plat et froid, non ?

Émission : Vous connaissez
le feu ?

Réception : Évidemment, mais
pas celui-là. Expliquez !

Arthur Ramirez se voyait mal en
train d’expliquer le principe du tube cathodique à une fourmi. Il tenta une
comparaison :

Émission : Ce n’est pas du
feu. Ça brille et c’est clair, mais c’est parce que c’est une fenêtre par où
défile tout ce qui se passe partout dans notre civilisation.

Réception : Et comment ces
images parviennent-elles jusqu’ici ?

Émission : Elles volent dans
les airs.

103
e
ne comprend pas
cette technologie doigtière mais elle saisit qu’elle verra le monde des Doigts
comme si elle se trouvait en même temps en plusieurs endroits de leur Cité.

Chaîne 1432. Actualités.
Crépitements de mitrailleuses. Voix off : « Les Syrakiens ont mis au
point des gaz capables de tuer…»

Vite, Arthur zappe.

Chaîne 1445. Élection de Miss
Univers. Des filles défilent en se dandinant.

Réception : Quels sont ces
insectes qui trébuchent sur leurs deux pattes inférieures ?

Émission : Ce ne sont pas
des insectes. Ces animaux, ce sont des humains, des Doigts comme vous les
appelez. Là, ce sont nos femelles.

Réception : Alors, c’est ça,
un Doigt vu en entier, à votre hauteur ?

La fourmi approche son œil droit de
la loupe et reste longtemps à examiner les formes qui s’agitent sur l’écran.

Réception : Ainsi, vous
possédez des yeux et une bouche, mais ils sont placés tout au sommet de votre
organisme.

Émission : Tu ne le croyais
pas ?

Réception : Je pensais que
vous n’étiez qu’une masse rose. Vous n’avez pas d’antennes. Alors, comment
faites-vous pour me parler ?

Émission : Nous utilisons un
mode de communication auditif sans utiliser d’antennes.

Réception : Et il vous
manque deux pattes. Vous n’en avez que quatre ! Comment pouvez-vous
marcher ?

Émission : Deux pattes
inférieures nous suffisent pour marcher, mais nous avons mis du temps pour y
arriver sans tomber. Les deux pattes antérieures, nous nous en servons pour
porter les objets par exemple. Ce n’est pas comme chez vous où toutes les
pattes servent à avancer.

Réception : Celles qui ont
le poil long sur le crâne, elles sont malades ?

Émission : Certaines
femelles laissent pousser leurs poils pour mieux séduire les mâles.

Réception : Comment se fait-il
que vos femelles n’aient pas d’ailes ?

Émission : Aucun Doigt n’a
d’ailes.

Réception : Pas même les
sexués ?

Émission : Pas même.

103
e
scrute attentivement
l’écran. Elle trouve les femelles Doigts vraiment très laides.

Réception : Vous changez de
couleur de carapace comme les caméléons ?

Émission : Nous n’avons pas
de carapace. Notre peau est rose et nue et nous la protégeons avec des
vêtements de toutes couleurs et de tous motifs.

Réception : Un
vêtement ? C’est une sorte de camouflage pour ne pas être pris par vos
prédateurs ?

Émission : Pas exactement,
c’est plutôt une façon de se protéger du froid et de montrer sa personnalité.
Ce sont des fibres végétales tressées.

Réception : Ah, ça sert à la
parade amoureuse comme chez les papillons ?

Émission : Si l’on veut. Il
est certain que, parfois, nos « femelles » habillées d’une certaine
manière attirent davantage l’attention des mâles.

103
e
interroge beaucoup
mais apprend vite. Certaines questions sont plus difficiles à satisfaire que
d’autres. Par exemple : « Pourquoi les yeux des Doigts
bougent-ils ? » ou « Pourquoi les individus d’une même caste
n’ont-ils pas tous la même taille ? » Les trois humains tentent de
répondre de leur mieux, en usant d’un vocabulaire simplifié mais clair. Ils
sont presque contraints de réinventer la langue française tellement ses mots
sont parfois riches en sous-entendus et subtilités qu’il leur faudrait chaque
fois redéfinir pour se faire comprendre de la fourmi.

Finalement, 103
e
se lasse
de ce défilé de femelles humaines. Elle veut voir autre chose. Méliès zappe.
Quand une image retient son attention, la fourmi émet un « stop ».

Réception : Stop. Ça, c’est
quoi ?

Émission : Un reportage sur
la circulation dans les grandes villes.

Voix off du commentateur :
« Les embouteillages constituent l’un des problèmes les plus préoccupants
de nos métropoles. Une étude des services spécialisés a démontré que plus on
construit de routes et d’autoroutes, plus les gens achètent de voitures et plus
les embouteillages augmentent. »

Sur l’écran, de longues files de
voitures immobiles parmi des fumées grisâtres. Travelling arrière : sur
plusieurs kilomètres des caravanes, des camions, des voitures, des bus englués
dans l’asphalte.

Réception : Ah, les
embouteillages dans les grandes métropoles, c’est une plaie partout !
Autre chose.

Succession d’images.

Réception : Stop. C’est
quoi, là ?

Émission : Un documentaire
sur la faim dans le monde.

Des corps émaciés, des enfants aux
yeux pleins de mouches, des bébés décharnés suspendus aux seins flasques et
vides de leurs mères hagardes, des gens sans âge au regard fixe…

Voix indifférente du
commentateur : « La sécheresse poursuit ses ravages en Éthiopie. Cinq
mois de famine, déjà, et on annonce à présent des invasions de criquets
pèlerins. Sur place, des médecins de l’entraide internationale tentent avec de
maigres moyens de secourir les populations locales. »

Réception : C’est quoi, des
médecins ?

Émission : Des Doigts qui
aident d’autres Doigts quand ils sont malades ou dans le besoin, quel que soit
leur territoire et même s’ils n’ont pas la même couleur de peau. Tous les
Doigts ne sont pas roses, il y en a aussi des noirs et des jaunes de par le
monde.

Réception : Dans notre
espèce aussi, les couleurs peuvent être différentes. Cela suffit parfois pour
créer des inimitiés.

Émission : Chez nous aussi.

1227
e
, 1226
e
,
1225
e
chaîne. Stop.

Réception : C’est quoi
ça ?

Méliès reconnaît aussitôt
l’image :

— On est sur la chaîne cryptée.
C’est… un film pornographique.

Pas de chance. Ramirez explique de
son mieux. 103
e
exige la vérité.

Réception : C’est
quoi ?

Émission : Ce sont des films
où l’on montre des Doigts qui se reproduisent…

La fourmi considère les images avec
beaucoup d’intérêt.

Commentaire de 103
e
.

Réception : Vous faites cela
par la tête ?

Émission : Euh, non, pas
vraiment, dit Laetitia, assez confuse.

Sur l’écran, le couple change de
position et s’enlace.

Commentaire de 103
e
.

Réception : En fait, vous
faites l’amour comme des limaces : en vous tortillant sur le sol. Cela ne
doit pas être bien agréable. Cela doit frotter partout.

Laetitia Wells, agacée, zappe.

1224
e
chaîne.
Grouillement de masses de petits points noirs.

Réception : Stop. C’est
quoi ?

Pas de chance. Un documentaire
animalier sur les insectes !

Émission : Un… un reportage
sur les « fourmis ».

Réception : C’est quoi les
« fourmis » ?

Ils hésitent à commenter les images
peu élogieuses pour l’espèce myrmécéenne réduite à l’état de magma grouillant.

Réception : C’est quoi les
« fourmis » ?

Émission : Hum, trop
compliqué à expliquer.

Ramirez hésite puis avoue :

Réception : Les fourmis
c’est… vous.

Émission : C’est nous ?

103
e
tend le cou. Même en
gros plan, elle ne parvient pas à reconnaître ses sœurs, car sa vision est
sphérique alors que celle des humains est plate.

Elle distingue vaguement la vision
d’un vol nuptial. Des princesses et des mâles décollent.

103
e
écoute le reporter
et apprend beaucoup de choses sur son espèce. Elle ignorait que les fourmis
étaient si nombreuses sur la Terre. Elle ne savait pas que des espèces
d’Australie baptisées « fourmis de feu » étaient dotées d’un acide
formique d’une telle concentration qu’il rongeait le bois.

103
e
note et note encore.
Elle ne parvient pas à se détacher de cette fenêtre où défilent si vite tant
d’informations intéressantes.

Les heures qui suivirent furent
entièrement consacrées à cette cure intensive de télévision.

Le troisième jour, 103
e
assiste à un show d’acteurs comiques. Plusieurs comédiens s’emparent d’un micro
et racontent des histoires qui font s’esclaffer toute une salle.

Un bonhomme rondouillard et jovial
harangue l’assistance : « Vous savez quelle est la différence entre
une femme et un politicien ? Non ? Eh bien voilà. Lorsqu’une femme
dit non, cela veut dire peut-être ; lorsqu’une femme dit peut-être, cela
veut dire oui, et lorsqu’elle dit oui, elle est considérée comme une salope.
Alors que lorsque le politicien dit oui, cela veut dire peut-être ;
lorsque le politicien dit peut-être, cela veut dire non et lorsque le
politicien dit non, il est considéré comme un salaud ! »

La salle glousse.

La fourmi se frotte les antennes.

Réception : Je n’ai rien
compris…

Émission : C’est pour rire,
expliqua Arthur Ramirez.

Réception : C’est quoi le
rire ?

Laetitia Wells s’efforça d’expliquer
l’humour doigtier. Elle tenta en vain de lui raconter l’histoire du fou qui
repeint son plafond. Et d’autres blagues encore. Mais sans les références
culturelles humaines, toutes tombaient à plat.

Émission : Ils n’y a rien
qui vous fait rire dans votre monde ? demanda Jacques Méliés.

Réception : Il faudrait
d’abord que je sache ce qu’est le rire, je ne vois vraiment pas de quoi il
s’agit !

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