— Et alors ? dit Laetitia.
— Et alors ? Imaginez une
situation analogue : un « joueur de flûtiau » capable de diriger
des fourmis. Un homme qui veut les venger de leurs pires ennemis, les
inventeurs d’insecticides !
Il était enfin parvenu à intéresser
la jeune femme. Elle le fixa de ses yeux mauves, écarquillés :
— Continuez, dit-elle.
Elle paraissait nerveuse et aspira
une grande goulée de tabac.
Il s’arrêta comme gagné par une
exaltation nouvelle. Partout dans ses circuits électriques cérébraux, cela
faisait « tilt-gagné ».
— Je crois que j’ai trouvé.
Laetitia Wells le regarda avec un
air bizarre.
— Qu’est-ce que vous avez
trouvé ?
— C’est un homme qui a dompté
les fourmis ! Elles pénètrent les victimes de l’intérieur et donnent des
coups de… mandibule… d’où l’effet hémorragie interne, puis elles ressortent,
par exemple par les oreilles. Ce qui expliquerait que beaucoup de cadavres
saignent des oreilles. Ensuite elles se regroupent, emportent leurs blessés. Ce
qui met cinq minutes, le temps d’empêcher les mouches de la première cohorte
d’approcher… Qu’est-ce que vous en dites ?
Depuis le début de son explication,
Laetitia Wells ne partageait pas réellement l’enthousiasme du policier. Elle
alluma une autre cigarette au bout de son tube. Elle concéda qu’il avait
peut-être raison mais qu’il n’existait pas, à sa connaissance, de moyen
d’apprivoiser des fourmis pour leur demander d’entrer dans un hôtel, de choisir
la chambre puis de tuer une personne et de rentrer tranquillement dans leur
fourmilière.
— Si, ça doit exister. Et je
trouverai ce moyen. J’en suis sûr.
Jacques Méliès frappa dans ses
mains. Il était très content de lui.
— Vous voyez qu’il n’y a pas
besoin d’imaginer les polars de l’an 5000 ! Un peu de jugeote et de bon
sens suffit, déclara-t-il.
Laetitia Wells fronça alors les
sourcils.
— Bravo, commissaire. Vous avez
sûrement fait « mouche ».
Méliès s’en alla avec, comme premier
objectif, l’intention de vérifier auprès du médecin légiste si les blessures
internes de ses victimes pouvaient être dues à des coups de mandibule de
fourmis.
Demeurée seule, la mine soucieuse,
Laetitia Wells sortit la clef qui déverrouillait la porte laquée de noir, coupa
une pomme en tranches fines qu’elle donna à manger aux vingt-cinq mille fourmis
de son terrarium.
Jonathan Wells avait trouvé dans
l’Encyclopédie du savoir relatif et absolu
un passage évoquant l’existence,
il y avait de cela plusieurs milliers d’années, d’adorateurs de fourmis dans
une île du Pacifique. Selon Edmond Wells, ces gens avaient développé des
pouvoirs psychiques extraordinaires en diminuant leur alimentation et en
pratiquant la méditation.
Leur communauté s’était éteinte pour
des raisons inconnues et avec elle, ses mystères et ses secrets.
Après délibération, les dix-sept
habitants du temple souterrain avaient décidé de s’inspirer de cette
expérience, qu’elle ait été réelle ou non.
La privation progressive de
nourriture les obligea à économiser leur énergie. Le moindre geste leur pesait.
Ils parlaient de moins en moins mais, paradoxalement, se comprenaient de mieux
en mieux. Un regard, un sourire, un mouvement de menton leur suffisaient pour
communiquer. Leur capacité d’attention s’était considérablement accrue. Quand
ils marchaient, ils prenaient conscience de chaque muscle, de chaque
articulation mobilisée. Ils suivaient par la pensée le va-et-vient de leur
souffle.
Leur odorat, leur ouïe avaient
acquis cette acuité que l’on prête aux animaux et aux primitifs. Quant à leur
sens du goût, le jeûne chronique l’avait exacerbé. Même les hallucinations
collectives ou individuelles provoquées par la dénutrition avaient un sens.
La première fois que Lucie Wells
réalisa qu’elle lisait directement dans la pensée des autres, elle fut
terrifiée. Le phénomène lui parut indécent. Mais comme, en l’occurrence,
c’était avec l’esprit si probe de Jason Bragel qu’elle communiquait, elle prit
plaisir à s’y baigner.
La nourriture se faisait chaque jour
plus rare et les expériences psychiques plus fortes. Pas forcément pour le
meilleur. Habitués aux activités physiques et au grand air, anciens pompiers et
policiers réprimaient parfois des crises de rage ou de claustrophobie.
Décharnés, émaciés, le visage mangé
par leurs yeux plus brillants et plus sombres, tous devenaient méconnaissables
au point de finir par se ressembler. On aurait dit qu’ils déteignaient les uns
sur les autres (seul Nicolas Wells, mieux nourri du fait de son jeune âge, se
distinguait encore nettement des autres).
Ils évitaient la position debout
(trop fatigante pour des gens sans énergie physique) et préféraient rester
assis, en tailleur, voire marcher à quatre pattes. Peu à peu, au fil des jours,
une sorte de sérénité succéda à l’angoisse des premiers temps.
Était-ce une forme de démence ?
Et puis soudain, un matin,
l’imprimante de l’ordinateur avait crépité. Une fraction rebelle de la cité
rousse de Bel-o-kan désirait renouer le contact interrompu par la mort de la précédente
reine. Ils utilisaient la sonde « Docteur Livingstone » pour
dialoguer. Ils voulaient aider les humains. De fait, les premiers secours
alimentaires commencèrent à leur parvenir, via la faille parcourant la dalle de
granit qui les surplombait.
Grâce à l’aide des fourmis rebelles
pro-Doigts, Augusta Wells et ses compagnons savaient désormais qu’ils
pourraient survivre longtemps. Ils avaient stabilisé leur alimentation à un
niveau bas mais régulier. Ils avaient même repris un tout petit peu de forces.
Tout fonctionnait finalement pas
trop mal dans cet enfer. Sur la suggestion de Lucie Wells, ils avaient décidé
d’abandonner leur dénomination d’humains de surface. Maintenant qu’ils se
ressemblaient tous, ils n’avaient qu’à prendre des numéros. Cela eut un effet
assez notable. Perdre son nom, c’était renoncer au poids de l’histoire de ses
ancêtres. C’était comme s’ils étaient neufs : tous venaient de naître
ensemble.
Perdre son prénom, c’était renoncer
à vouloir se distinguer.
Sur la suggestion de Daniel
Rosenfeld (alias 12
e
), ils décidèrent de chercher un autre langage
commun. Ce fut Jason Bragel (alias 14
e
) qui découvrit le truc.
« L’homme communique en envoyant des ondes sonores avec sa bouche. Mais
celles-ci sont trop compliquées, trop confuses. Pourquoi ne pas émettre une
seule onde sonore pure dans laquelle nous entrerions tous en
vibration ? »
Les choses prenaient une drôle de
tournure, du style secte religieuse hindoue, mais ils n’en avaient cure. De
toute façon, le destin ne les avait-il pas placés dans une autre dimension, sur
un autre plan d’existence ? Il fallait faire avec et les expériences
auxquelles ils se livraient les passionnaient.
Formant un cercle, assis en tailleur
ou, pour les plus souples, en lotus, le dos droit, ils se tenaient par les
bras. Ils se penchaient en avant pour que leurs têtes se rejoignent au centre
de la rosace, puis chacun à son tour lançait sa note. Sa propre vibration
sonore. Tous ensemble enfin, ils harmonisaient leur timbre pour s’unir sur une
même note. À force de pratique, tous chantèrent au plus bas de leur registre,
leurs voix montant du fond de l’abdomen.
Ils avaient choisi la syllabe
« OM ». Son primordial, chant de la terre et de l’espace infini,
pénétrant tout, OM est le son du silence de la montagne comme le bruit du
brouhaha d’un restaurant.
Leurs yeux se fermaient. Leurs
respirations se faisaient lentes, profondes, synchrones. Ils devenaient légers,
oubliaient tout, se fondaient dans le son. Étaient le son. OM, le son où tout
commence et où tout finit.
La cérémonie durait longtemps. Puis
ils se séparaient calmement, les uns retrouvant leur coin, les autres vaquant à
telle ou telle occupation : faire le ménage, gérer les maigres réserves
alimentaires, discuter avec les « rebelles ».
Seul Nicolas ne participait pas à
ces rituels. Les autres l’avaient jugé trop jeune pour s’y impliquer librement.
De même, tous avaient été d’accord pour qu’il soit le mieux nourri. Après tout,
chez les fourmis, le premier trésor est le couvain.
Les fourmis… Un jour, ils essayèrent
de communiquer avec elles par télépathie. Sans résultat. Il ne fallait quand
même pas trop rêver. Même entre eux, ils durent déchanter : la télépathie
ne fonctionnait vraiment bien qu’une fois sur deux, et à condition qu’il n’y
ait aucune résistance de la part de l’un ou l’autre des communicants.
La vieille Augusta se souvenait.
C’était ainsi que, peu à peu, ils
étaient devenus des fourmis. Dans leur tête, du moins.
RAT-TAUPE : Le rat-taupe
(Heterocephalus glaber) vit en Afrique de l’Est, entre l’Éthiopie et le nord du
Kenya. Cet animal est aveugle et sa peau rose est dépourvue de poils. Avec ses
incisives il peut creuser des tunnels sur plusieurs kilomètres.
Mais le plus étonnant n’est pas
là. Le rat-taupe est le seul cas connu de mammifère se comportant socialement
de la même manière que les insectes ! Une colonie de rats-taupes compte en
moyenne cinq cents individus qui se répartissent, tout comme chez les fourmis,
en trois castes principales : sexués, ouvrières, soldates. Une seule
femelle, la reine en quelque sorte, peut enfanter et mettre bas jusqu’à trente
petits par portée, et de toutes castes. Pour demeurer l’unique
« pondeuse », elle sécrète dans son urine une substance odorante qui
bloque les hormones reproductrices des autres femelles du nid La constitution
de l’espèce en colonies peut s’expliquer par le fait que le rat-taupe vit dans
des régions quasi désertiques. Il se nourrit de tubercules et de racines,
parfois volumineux et souvent très dispersés. Un rongeur solitaire pourrait
creuser droit devant lui des kilomètres durant sans rien trouver et mourir, à
coup sûr, de faim et d’épuisement. La vie en société multiplie les chances de
découvrir de quoi s’alimenter, d’autant que le moindre tubercule repéré sera
équitablement partagé entre tous.
Seule différence notable avec les
fourmis : les mâles survivent à l’acte d’amour.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Une sphère rose très lourde s’avance.
Elle lui émet « Je n’ai aucune intention hostile envers votre
peuple » mais la boule ne s’arrête pas et l’écrase.
103 683
e
se réveille
brusquement. Comme elle fait tout le temps des cauchemars, elle a programmé son
corps de manière à réduire son temps de sommeil et à s’éveiller à la moindre
modification de température.
Elle a encore rêvé des Doigts. Il
faut qu’elle cesse de penser à eux. Si elle a peur des Doigts, elle ne saura
pas se battre convenablement le moment venu, car sa crainte la détournera de
l’action.
Elle se souvient d’une légende
myrmécéenne que Mère Belo-kiu-kiuni avait contée jadis à ses sœurs et à elle.
Les mots odorants sont encore présents dans son antémémoire et elle n’a qu’à
leur donner une touche d’humidité pour qu’ils revivent pleinement.
« Un jour Goum-goum-ni, une reine
de notre dynastie, se languissait dans sa loge nuptiale. Elle avait été frappée
par la maladie des états d’âme. Trois questions l’obnubilaient et mobilisaient
toute sa capacité de pensée :
Quel est le moment le plus important
dans la vie ?
Quelle est la chose la plus
importante à accomplir ?
Quel est le secret du
bien-être ?
Elle en discuta avec ses sœurs, ses
filles, avec les esprits les plus féconds de la Fédération sans obtenir de
réponse qui la satisfasse. On lui dit qu’elle était malade, que rien dans les
trois questions qui l’obsédaient ne pouvait être considéré comme vital pour la
survie de la Meute.
Ainsi rebutée, la reine se mit à
dépérir. La Meute s’inquiéta. Si la Cité ne voulait pas perdre sa pondeuse
unique, elle devait, et cela pour la première fois, se pencher sérieusement sur
des problèmes abstraits.
Le moment le plus important ?
La chose la plus essentielle ? Le secret du bien-être ?
Tout le monde proposa des réponses.
Le moment le plus important, c’est
quand on mange, parce que la nourriture apporte l’énergie… La chose la plus
importante à faire, c’est de se reproduire afin de perpétuer l’espèce et
d’augmenter la masse des soldates qui défendront la Cité… Le secret du
bien-être, c’est la chaleur, car la chaleur est source de plénitude chimique…
Aucune de ces solutions ne contenta
la reine Goum-goum-ni. Alors elle quitta le nid et partit seule dans le Grand
Extérieur. Là, elle eut à lutter durement pour survivre. Quand elle revint
trois jours plus tard, sa communauté était dans un état lamentable. Mais la
reine tenait ses réponses. La révélation lui était venue au beau milieu d’une
bagarre sans merci contre des fourmis sauvages. Le moment le plus important,
c’est maintenant, car on ne peut agir que sur le présent. Et si on ne se
préoccupe pas de son présent, on manquera aussi son futur. La chose la plus
importante est d’affronter ce qui est là, face à nous. Si la reine ne s’était
pas débarrassée de la guerrière qui voulait la tuer, c’est elle qui serait
morte. Quant au secret du bien-être, elle l’avait découvert après le
combat : c’est d’être vivant et de marcher sur la Terre. Tout simplement.