Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (52 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Marc, tu ne crois pas que…

La semelle de Marc se posa sur le visage de Grand-Duc, écrasant à la fois son menton, sa bouche et son nez. Le détective se tordit de douleur, suffoquant. Lorsque Marc releva son pied, il cracha un mélange de sang et de boue.

— J’ai plus le temps d’écouter tes bobards, Crédule-la-Bascule. Crédule-la-Balance, je devrais dire…

Le détective cracha encore. Il semblait avoir du mal à respirer.

— Co… comment as-tu su ? C’est… c’est les Carville qui te l’ont dit ? Mathilde ? Malvina ?

— J’ai deviné tout seul, figure-toi… Tout seul, comme un grand.

— Je… je ne voulais pas, il faut que tu me croies. J’ai… j’ai juste obéi… J’ai regretté. J’étais sincère, ensuite… j’aimais…

Le coup de pied atteignit cette fois-ci la clavicule de Grand-Duc. Le détective roula une fois sur lui-même, avant de se retrouver à nouveau sur le dos. Sa main ensanglantée toucha son épaule.

— Arrête, Marc. Arrête… Je t’en prie.

— Ferme-la, alors ! Epargne-moi le couplet sur les remords, sur le bourreau amoureux… Je suis pas là pour ça ! C’est l’identité de Lylie que je veux. La vérité !

Pour la première fois, une sorte de sourire fendit le visage défiguré de Grand-Duc.

— Tu n’as pas compris, alors ? Pas tout, du moins… Tu as encore au moins un peu besoin des services du détective…

Le pied de Marc se leva à nouveau, menaçant.

— Pas sûr. A toi de me prouver le contraire.

— Comment tu m’as retrouvé… aussi vite ?

— Je suis moins lent que toi, c’est tout… Cherche pas à gagner du temps, je n’en ai pas à perdre. C’est quoi, cette histoire d’ADN ? Et cette photo de Lylie dans le journal ?

Crédule Grand-Duc essaya encore de sourire.

— Pour ton grand-père… Quelqu’un m’a vendu ou tu as vraiment deviné seul ?

— Tout seul ! Je te l’ai déjà dit. Je t’avais prévenu, cherche pas à gagner du temps.

Un nouveau coup frappa le détective dans les côtes. Il hurla en roulant sur le côté. Marc avait envie de le piétiner. Il avança. Grand-Duc se tordait de douleur, son bras se perdait le long de sa jambe. Marc comprit immédiatement ce qu’il cherchait : à saisir une arme !

Heureusement, Marc avait anticipé. Il plongea sa main dans son sac pour attraper le Mauser et le braquer avec…

Le sac était vide !

Le Mauser avait disparu.

Marc revit les images défiler. Malvina cette nuit, debout, réveillée, pendant qu’il dormait, feignant un cauchemar. Trop tard pour les regrets…

Crédule Grand-Duc pointait sur lui son Mateba.

— Tu t’es montré très rapide, Marc. Vraiment, je suis impressionné. Mais tu t’es laissé emporter par tes sentiments. Classique. Tu avais pourtant toutes les cartes en main. Un vieil homme à tes pieds. La solution qui t’attendait, sur le siège passager de la Xantia. La suite, la fin de mon fameux cahier. Une enveloppe qui explique tout, que j’espère bien monnayer une fortune. Tu n’avais qu’à te baisser pour la ramasser…

Crédule Grand-Duc se leva en titubant. Sa lèvre fendue saignait abondamment. Sa longue veste écrue était souillée de terre et de sang. Le détective peinait à se tenir sur sa jambe droite. Aucun mot ne parvenait à sortir de la gorge de Marc. Il allait échouer si près du but. Stupidement.

— Tu m’as pas mal amoché, mon salaud. Tu n’y es pas allé de main morte. Remarque, je reconnais que je l’ai bien mérité. J’aurais fait pareil, à ta place. Pire, même.

Le détective marcha un peu, touchant de son bras valide son épaule endolorie et braquant toujours Marc de l’autre.

— Tu ne me laisses pas le choix, Marc. Tu t’en rends compte ? Tu es le seul à connaître la vérité, pour le meurtre de ton grand-père, le seul vivant, maintenant, à l’exception du commanditaire, bien entendu, mais le vieux Carville n’est pas près de cracher le morceau. Te tuer est la dernière chose dont j’aurais eu envie, Marc. Mais comment veux-tu que je fasse autrement ?

Les mots sortirent enfin. Marc parla doucement, tournant les yeux vers la Xantia :

— Nazim Ozan aussi, tu ne pouvais pas faire autrement ? C’est cela ?

Le détective prit difficilement appui sur sa jambe blessée.

— Tu vois, Marc, la vie nous réserve bien des surprises. C’est difficile de nager contre le courant. Pire encore, de remonter les cascades. Il y a six jours, j’allais me tirer une balle dans la tête, crever chez moi. Tout seul. Game over. A quelques minutes près. Aujourd’hui, j’ai gagné la partie, et pourtant, malgré moi, j’ai dû assassiner de sang-froid les deux personnes qui comptaient le plus pour moi, Nazim Ozan et Ayla. Les trois, avec toi.

Marc grelottait. Il sentait tout son corps se glacer. Trois mètres le séparaient du détective et du canon du Mateba. Il était vain de tenter d’avancer, de tenter de désarmer Grand-Duc. Il l’abattrait au moindre geste, Marc en était persuadé. La petite route de montagne demeurait désespérément déserte, et de toute façon, dissimulés dans leur chemin, il était quasiment impossible de les apercevoir.

— Marc, laisse-moi t’expliquer. On m’a payé une fortune pour assassiner un couple, maquiller le crime en accident. J’avais déjà tué, aux quatre coins du monde, plusieurs fois, pour un misérable salaire de mercenaire, rien à voir avec le pactole offert par Léonce de Carville. Une telle proposition ne se refuse pas… Pouvais-je prévoir alors, Marc, que j’allais m’attacher à la femme qui survivrait ?

Qu’il se taise ! Grand-Duc n’était même pas fou. Il n’avait même pas cette excuse. Ces mots sortirent de la bouche de Marc, malgré lui. Espérait-il encore émouvoir cet homme ?

— Lylie est enceinte. De moi. Elle va se faire avorter dans une heure.

Le revolver ne trembla pas.

— Ça devait arriver, Marc. C’était dans la logique des choses… Tu as eu tort de venir fouiner. Tellement tort. Tu aurais pu vivre heureux avec Lylie. Vous formiez un joli couple, un très joli petit couple. Lylie sera inconsolable. Mais tu ne me laisses pas le choix… On ne va pas traîner, hein ?

Grand-Duc pointa le Mateba en direction du cœur de Marc, tétanisé, incapable d’un geste supplémentaire. Tout allait se terminer là. Etrangement, des images joyeuses de la rue Pocholle lui revenaient : la Coupe du monde 86, le penalty de Fernandez, le maillot de Didier Six, les notes du piano de Lylie…

— Tout ceci n’aurait jamais dû arriver, Marc, toute cette peine, toute cette douleur. Ce n’est la faute de personne. De Mélanie Belvoir, peut-être. Mais elle aussi croyait agir au mieux.

Je dois bouger, pensa Marc. Lui plonger dans les pieds…

Comme si Grand-Duc avait deviné son intention, il se recula tout en serrant le revolver.

— On s’accroche à la vie, Marc, c’est bien ça le problème. Tout le problème est là, même quand il n’y a plus d’espoir. Toute cette guerre entre les Carville et les Vitral était une guerre pour rien. Comme toutes les guerres. Un malentendu. Tu as compris la vérité, maintenant, je pense. Elles sont mortes toutes les deux, Marc, ce soir-là, sur le mont Terrible. Emilie et Lyse-Rose. Elles sont mortes toutes les deux dans l’accident. Crois-le bien, j’en suis désolé, Marc.

 

Le doigt de Grand-Duc pressa la détente.

La détonation, dans le silence du matin blanc, se propagea d’un sommet à l’autre. Son écho dut s’entendre jusqu’en Suisse.

61

4 octobre 1998, 08 h 14

Crédule Grand-Duc s’effondra, face contre terre. Une flaque de sang coulait de son dos, comme une petite source d’eau cramoisie.

Malvina apparut, serrant le Mauser L110 entre ses deux mains tendues devant elle. Sa voix fluette troua le silence :

— Va pas croire que j’ai tiré pour te sauver la vie, Vitral ! C’est juste que je supporte pas qu’on dise que Lyse-Rose est morte…

Elle laissa tomber le Mauser par terre, à ses pieds. Tout son corps tremblait. Ce n’était plus du bluff, cette fois… Elle avait tiré. Elle avait tué.

— Tu… Comment… ?

Malvina s’exprima, nerveusement :

— Je… je ne suis pas plus conne que toi. J’ai pensé au journal, moi aussi. Le type du Parc, Grégory Morez, m’a conduite en 4 × 4 jusqu’au siège de
L’Est républicain
. Tu m’avais mâché le travail. Le journal du 23 décembre 1980 n’était pas encore rangé, tu avais même écrit l’adresse de Mélanie Belvoir sur la première page… J’ai sauté dans un taxi avec l’adresse. Je lui ai demandé qu’il me laisse juste en dessous, à la sortie de Dannemarie.

Marc hésita. Quelle attitude adopter ? Remercier Malvina, la prendre dans ses bras ? Ne rien faire, la laisser ainsi ? Il s’approcha. Malvina se raidit :

— Me touche pas !

Elle s’effondra sur la terre, comme un pantin désarticulé. Elle sanglotait. Marc ne comprenait que des bribes de mots irréels.

— Mamy, papy… Envolés, hier. Partis. Partis…

Il se détourna et ouvrit la portière de la Xantia. Grand-Duc n’avait pas menti. Une enveloppe blanche était posée sur le siège. Marc la déchira. Elle contenait quatre pages dactylographiées. Marc marcha jusqu’à Malvina. Elle continuait de pleurer, prostrée, recroquevillée dans sa position fœtale. Il s’assit à côté d’elle. Il lut doucement, à voix haute :

 

— Je vais tout vous dire, monsieur Grand-Duc. Après tout, je n’ai jamais rien fait de mal, je n’ai rien à me reprocher. Il est temps pour moi de parler, puisque vous m’avez retrouvée. Il fallait bien que je le fasse un jour. Admettons que c’est le moment. J’étais une adolescente difficile, comme on dit. Dès dix-sept ans, je n’avais plus beaucoup de relations avec mes parents. J’avais déserté l’école depuis longtemps. Je zonais, comme tant d’autres. Mes parents sont parvenus à me traîner à l’ANPE. J’ai erré de stage en stage, jusqu’à ce boulot d’insertion, quelques semaines, au service « environnement » du Parc naturel du Haut-Jura. En fait d’insertion, le travail consistait surtout à ramasser les ordures dans la forêt. Classique. J’étais sous les ordres, avec une petite troupe d’autres stagiaires, de Grégory Morez, l’ingénieur du Parc pour le mont Terrible. Il était incroyablement beau. Il était très tendre avec les jeunes filles qu’il trouvait à son goût. Il possédait une sorte de don pour les toucher, les frôler, sans paraître insistant. Il avait plus de dix ans de plus que moi. Comme tant d’autres, je suis tombée amoureuse de lui. On a fait une première fois l’amour en pleine nature, dans un sous-bois, près d’un petit torrent, au milieu de cette forêt qu’il connaissait si bien. Puis des tas de fois ensuite, tous les jours pendant le stage, et encore plusieurs semaines après. Partout, dans les lieux les plus incroyables. J’avais conscience qu’il avait d’autres aventures, mais je croyais qu’il était différent avec moi, vraiment amoureux. Je voulais croire à ses promesses. Classique, non, monsieur Grand-Duc ? La jeune gourde et le beau parleur…

— Et ensuite ?

— Je suis tombée enceinte. Je m’en suis rendu compte tard. Au bout de six semaines. J’avais déjà entamé ma descente en enfer. Pas de travail. Une famille que j’évitais de plus en plus. Des amis de moins en moins fréquentables. Une obsession suicidaire, ce Grégory Morez. Son corps. Le plaisir qu’il me donnait.

— C’était Grégory le père ?

— Oui. Il était mon seul et unique amant. Je lui ai annoncé un soir, dans la chambre d’un hôtel minable dans la banlieue de Belfort, après que nous avions fait l’amour.

— Quelle a été sa réaction ?

— Du classique, monsieur Grand-Duc. Rien que du classique. Il m’a foutue à la porte, m’a dit que je n’étais qu’une petite pute qui cherchait à le piéger, qu’il n’y avait aucune preuve qu’il soit le père et que je n’avais qu’à me faire avorter.

— Vous ne l’avez pas fait, pourtant ?

— Non… Je n’ai pas non plus vraiment pris la décision de garder l’enfant. J’ai simplement laissé passer les semaines, sans réagir. La septième, la huitième. Tout est arrivé très vite. Grégory m’obsédait toujours. J’étais comme folle. J’étais persuadée que je parviendrais à le faire changer d’avis, à le récupérer. J’étais au fond du trou, aussi. Je n’avais déjà plus de domicile fixe, je squattais, je rentrais chez mes parents moins d’une fois par semaine. Quand ma grossesse est devenue trop visible, je ne suis plus rentrée du tout. Je me contentais de téléphoner.

— Vous avez accouché à l’hôpital ?

— Oui. A Montbéliard, au service pathologique. J’étais tout juste majeure. Je n’étais pas dans un très bel état. Le bébé n’était pas bien gros. Un peu plus de deux kilos. Il est né le 27 août 1980. Une petite fille. Je suis ressortie de l’hôpital une semaine plus tard, avec les papiers de l’état civil que je n’avais pas remplis et que j’ai jetés dans une poubelle.

— C’est aussi simple que ça ?

— Vous savez, monsieur Grand-Duc, en une semaine d’hôpital, j’ai dû croiser plusieurs dizaines d’infirmières différentes et presque autant de médecins. Il doit bien y avoir encore à l’hôpital la trace, dans un dossier, de la naissance de mon enfant. La preuve qu’il existe. Mais qui va aller vérifier que cet enfant est toujours avec moi, que je l’élève ? Aucun membre de ma famille n’a jamais rien su de cet enfant.

— Comment l’aviez-vous appelée, cette petite fille ?

— Elle n’a jamais porté de prénom. C’est étrange, n’est-ce pas ? J’avais dit à l’hôpital que je n’avais pas encore choisi, que j’attendais le père. Je suis sortie avec mon enfant. Ma chute fut vertigineuse, en quelques semaines. J’ai coupé tous les liens que j’avais encore avec mes amis d’enfance, ma famille. C’était l’été. Je dormais dans la rue, avec mon enfant pendue à mon sein toute la journée. J’étais épuisée. Je fréquentais une faune qui ne me jugeait pas. Des poivrots, des camés. Je n’arrivais plus à prendre aucune décision. Rentrer chez moi, pleurer, tomber dans les bras de mes parents. Ils travaillaient tous les deux à Alsthom, sur la chaîne d’assemblage des TGV, à Belfort. Retourner voir Grégory avec l’enfant, et le convaincre. Ma petite fille avait déjà d’incroyables yeux bleus, les miens un peu, mais surtout les yeux de son père, de magnifiques yeux clairs de chien-loup. Me laisser mourir là, sur le trottoir…

— Comment avez-vous pris la décision de partir ?

— Je n’avais pas le choix, une gamine dans les rues de Montbéliard, avec un bébé, cela finit par se repérer. Au bout de quelques semaines, j’ai commencé à avoir les services sociaux aux fesses. J’avais beau être majeure, je comprenais comment cela se terminerait. Les services placeraient l’enfant et me ramèneraient chez moi, à Belfort. Sans me demander mon avis. Je dois vous avouer, monsieur Grand-Duc, que je n’avais pas fait alors que des choses légales. J’ai dealé. J’ai volé. J’ai vendu mon corps, aussi, plusieurs fois. Vous comprenez je pense, pour survivre, il fallait que je quitte Montbéliard.

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