Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (53 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— C’est là que vous avez rencontré Georges Pelletier ?

— Oui. Un pauvre type. Un paumé, comme moi, qui avait besoin de se mettre au vert. Les flics, les services sociaux, sa famille aussi, tout le monde au cul, comme moi. Il m’avait à la bonne, il me trouvait mignonne, malgré tout. Je crois qu’il se voyait déjà devenir mon maquereau, ce taré. Je ne l’ai jamais laissé me toucher. Mais voilà, on avait comme des intérêts communs. Foutre le camp ensemble. Le Jura, le mont Terrible, ça m’est apparu comme une évidence. C’était tout près de Montbéliard et personne ne viendrait nous chercher là-bas. C’était la première semaine de décembre, il faisait encore assez doux, on était habitués à dormir dehors. Et surtout, j’allais pouvoir retrouver Grégory. Le croiser. Il me reconnaîtrait, reconnaîtrait l’enfant. Ses yeux. Il ne pourrait pas nier qu’il était le père. Je sais que cela peut sembler dingue, monsieur Grand-Duc, mais je l’étais. Grégory Morez était ma seule bouée. J’y croyais encore.

— Vous l’avez croisé, finalement ?

— On s’était installés dans une cabane qu’on avait trouvée, près du sommet du mont Terrible. Il ne faisait pas chaud mais on allumait du feu, on avait un toit, on était presque mieux que dans la rue, finalement. Je vous réponds, monsieur Grand-Duc, j’y viens. Oui, j’ai croisé Grégory Morez. Presque tous les jours. Le mont Terrible n’est pas bien haut, la forêt pas bien grande. Je l’ai croisé, je portais mon enfant dans les bras. Il ne m’a pas reconnue, monsieur Grand-Duc ! Il n’a même pas jeté un regard sur moi. En quelques mois, j’étais passée du stade de fille jeune, plutôt excitante, à celui de déchet. J’avais grossi. Mes seins n’étaient plus que des morceaux de chair flasque qui pendaient. Mes yeux n’avaient plus aucun éclat. J’étais méconnaissable.

— Vous ne lui avez pas parlé non plus ?

— Vous ne comprenez pas, monsieur Grand-Duc. J’étais humiliée. Tellement humiliée. Il ne m’avait même pas reconnue. Etais-je devenue si laide ? Avait-il connu d’autres femmes, depuis ? J’avais compris, monsieur Grand-Duc, que plus jamais il ne me toucherait. Que plus jamais il ne voudrait de moi. Comment imaginer alors qu’il puisse vouloir de mon enfant… Mon dernier espoir s’était éteint sur les pentes du mont Terrible. Je n’avais plus rien. Mon enfant était comme un boulet, une excroissance de moi-même, et nous coulions ensemble. N’allez pas croire que je ne l’aimais pas, cet enfant, monsieur Grand-Duc, que tout instinct maternel était mort. Oh que non ! Bien au contraire. Mais je n’avais plus rien à lui offrir, à mon enfant. Pas de père. Même plus de lait. Pas même un prénom. Vous vous rendez compte ? La neige s’est mise alors à tomber brusquement sur la montagne. C’était le matin du 22 décembre. On s’était réchauffés comme on avait pu autour d’un feu, dans la cabane, toute la journée. Je devais m’occuper de tout. Pelletier était sous cocaïne les trois quarts du temps, il se serait laissé geler sur place si je n’avais pas été là. J’étais obligé de le foutre dehors pour qu’il aille ramasser du bois.

— Et la nuit est venue…

— Oui. La tempête, elle, redoublait de violence. Pelletier était défoncé. Je crois qu’il n’a même pas entendu le choc. La cabane en a vibré, comme un tremblement de terre, comme si c’était la fin du monde. De la cabane, on voyait les arbres brûler, à un kilomètre. Brûler sous la neige. J’étais fascinée. J’ai enveloppé mon enfant dans une couverture et je suis sortie. Il ne faisait pas froid, au contraire, à cause de l’immense brasier, une chaleur qui vous piquait la peau…

— Vous n’avez pas eu peur ?

— Non. A aucun moment. C’était une scène étrange, irréelle. La neige et le feu. Et puis cet avion posé au milieu de la montagne, tordu, dont l’acier fondait devant moi dans les flammes comme du vulgaire caoutchouc. Je savais que j’étais le premier témoin de la catastrophe, mais je ne pensais pas que les secours seraient si longs à venir.

— C’est alors que vous l’avez vu ?

— Le bébé, c’est ce que vous voulez dire, monsieur Grand-Duc ? Oui, c’est à ce moment-là.

— Il… il était…

— Oui. Il était déjà mort. Tuméfié. Mort sous le choc. Depuis de longues minutes déjà. Aucun bébé n’aurait pu survivre seul, là-haut, dans l’enfer. Je ne sais pas comment tout le monde a pu croire à cette fable… Le bébé était mort, monsieur Grand-Duc. Et j’ai tout de suite pensé que c’était injuste.

— Comment cela ?

— Cruel, si vous préférez. Toute une famille allait pleurer ce bébé mort. C’était une petite fille, elle portait une robe. Entrer en deuil. Une vie foutue. Et moi, j’étais incapable d’offrir un avenir à ma propre fille. Elle vivait, elle vivrait, sans personne, sans famille, rien que moi, et je comptais si peu. Vous comprenez ce que je veux dire par « cruel » ? Par « injuste » ?

— Je comprends…

— Oui. Ce n’est pas bien difficile. Le nourrisson mort dans la neige avait quasiment le même âge que ma fille. J’ai agi sans réfléchir. Comment vous expliquer ? J’avais, pour la première fois, l’impression d’être utile, vraiment. D’effectuer une sorte d’acte de bravoure. De sauver une vie, voilà ce que je pensais. Sauver une vie, sauver une famille, sauver ma petite fille, aussi. Un peu ce que doivent ressentir les médecins, les pompiers. C’est ce sentiment qui m’a tant surprise, cette nuit-là, qui m’a donné envie de devenir infirmière, ou quelque chose comme ça, après, après tout ça. Sauver des vies.

— Vous avez déshabillé le cadavre de ce bébé mort dans la neige ?

— Pour le sauver, monsieur Grand-Duc. Pour le sauver ! Je vous l’ai dit, n’avez-vous pas compris ? J’offrais mon enfant sans avenir à une famille aimante, sans doute riche, qui jamais ne connaîtrait mon sacrifice, qui pleurerait de joie devant le miracle, ne se doutant jamais de rien. Il y avait presque quelque chose de sacré…

— Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Pas du tout…

— Comment aurais-je pu deviner, monsieur Grand-Duc ? Comment aurais-je pu deviner qu’il y avait deux nouveau-nés dans l’avion ? Morts tous les deux, comme tous les autres passagers. Comment aurais-je pu imaginer les conséquences ? J’avais cru agir en sainte, ce soir-là, monsieur Grand-Duc. Oui, en sainte. J’ai suivi, ensuite, dans les journaux, toute cette affaire. Les deux familles qui se déchiraient. Le jugement. Que pouvais-je dire ? Que pouvais-je faire ? A part me taire ? Tout aurait dû être beaucoup plus simple. J’ai attendu près d’une heure, jusqu’à ce que les secours arrivent, tenant mon bébé dans les bras, vêtu de ses nouveaux habits. Lorsque j’ai entendu au loin les premiers pompiers approcher, les torches, les cris, j’ai déposé mon enfant dans la neige, juste assez loin de l’avion pour qu’il soit réchauffé par les flammes, sans être brûlé. Je l’ai embrassé une dernière fois. Dans quelques heures, on lui donnerait une nouvelle famille. Je me suis enfuie dans la nuit chaude avec le petit corps nu du bébé mort dans le crash, enveloppé dans ma couverture.

— C’est vous qui l’avez enterré à côté de la cabane ?

— Que pouvais-je faire d’autre ? Avez-vous une autre idée ? Pelletier dormait encore, toujours sous coke. J’ai gratté le sol comme une folle, avec mes mains, dans la neige. J’étais trempée. J’avais les mains en sang. J’ai creusé. Longtemps. Pelletier est arrivé derrière moi alors que j’avais presque terminé. Le cadavre du bébé reposait déjà dans la tombe. J’inventais des prières avant de le recouvrir de terre, je n’en connaissais aucune, Pelletier était comme un fou, il croyait que c’était ma petite fille, que je l’avais tuée…

— Il a compris lorsqu’il a vu la gourmette au poignet de l’enfant ?

— Oui. Dans mon affolement, à aucun moment je n’ai fait attention à ce petit bijou. Une gourmette gravée.
Lyse-Rose
. Pelletier, lui, l’a repérée au premier regard. Qu’elle était en or, aussi. Le deal était simple. Je lui laissais le bijou et il fermait sa gueule. Il a arraché la gourmette du poignet de l’enfant. Il est parti. Je ne l’ai jamais revu. Moi, je suis restée encore un peu. J’ai poussé la terre mouillée de neige dans la tombe. A tâtons, j’attrapais des pierres, des cailloux, je les empilais. Mes doigts gelés ne parvenaient presque plus à se plier. J’ai mis une éternité à fabriquer une croix avec deux morceaux de bois. J’ai dormi le reste de la nuit dans la cabane, près des cendres. Enfin, non, je crois que je n’ai pas dormi, cette nuit-là. Ni les nuits d’après.

— Vous êtes retournée près de la tombe, les années suivantes ?

— Oui… Cela, vous l’avez compris. Petit à petit, la vie a repris le dessus. Mes parents me recherchaient, faisaient passer ces fameux avis de recherche dans les journaux. Je suis retournée à Belfort, finalement. J’ai repris mes études. Je suis devenue infirmière, comme je vous l’ai dit. J’ai rencontré Laurent il y a six ans. Laurent Luisans. Il est brancardier à l’hôpital. Mes parents étaient âgés, mon père est mort il y a cinq ans et ma mère l’année dernière. Avec Laurent, nous ne sommes pas mariés, mais j’ai tenu tout de même à utiliser son nom. Laurent ne sait rien de mon passé. Personne n’est au courant, d’ailleurs. Laurent voudrait un enfant. Il n’est pas trop tard pour moi. Je n’ai que trente-six ans. Je ne sais pas. C’est compliqué pour moi, vous comprenez.

— Je comprends, Mélanie. Vous ne m’avez pas répondu, pour la tombe.

— J’y viens, monsieur Grand-Duc. Oui, j’y suis retournée tous les ans. Chaque 27 août, l’anniversaire de la naissance de mon enfant. C’est comme si c’était mon propre enfant que j’avais enterré sur le mont Terrible, monsieur Grand-Duc. Vous comprenez ? Mon propre enfant, pas un étranger. Pas cette Lyse-Rose. Je revenais entretenir la tombe, fleurir la croix. Une année, il y a une éternité, c’était en 1987, je me suis rendu compte que quelqu’un avait fouillé les pierres, les avait déplacées. Qui ? Je savais que l’affaire Vitral-Carville n’était pas close, qu’elle ne le serait jamais d’ailleurs, qu’elle ne pouvait pas l’être.

— A moins que quelqu’un n’exhume le cadavre de nourrisson enterré dans une couverture à côté de la cabane. Un détective tenace, par exemple.

— Par exemple. J’ai pris peur. Qu’en exhumant ce cadavre on exhume mon passé. J’ai vidé la tombe. Nettoyé la dernière preuve.

— Vous avez creusé une autre tombe ailleurs ? Plus discrète ?

— Cela ne vous regarde pas, monsieur Grand-Duc. Cela ne regarde que moi. Qu’allez-vous faire, maintenant ?

— Je l’ignore. Peut-on se rencontrer ?

— Je crois que je n’ai pas vraiment le choix. Je suis à votre merci, comme on dit. Le plus tôt sera le mieux. Laurent commence demain matin, à cinq heures. Moi, je fais la nuit. Pas simple, vous voyez, la vie des hospitaliers. Je termine à huit heures à Montbéliard. Le temps de rentrer. Disons neuf heures chez moi, demain matin ? Vous avez su me retrouver, après toutes ces années, je suppose que vous saurez trouver la route… J’espère que vous serez discret, monsieur Grand-Duc. J’ai changé de vie. J’ai réussi, cela n’a pas été simple d’oublier. Je n’ai rien voulu faire de mal, ce soir-là, sur le mont Terrible. Bien au contraire. Je ne pouvais pas prévoir…

— Prévoir quoi ?

— …

— Prévoir quoi, Mélanie ?

— … prévoir que ma fille me ressemblerait autant, lorsqu’elle aurait dix-huit ans…

 

Il était un peu plus de neuf heures. Le léger brouillard collé aux pentes du Jura commençait à se dissiper en voiles s’élevant vers les sommets. Marc repéra le premier la petite voiture blanche, quelques lacets plus bas, bien avant Dannemarie. Une Fiat Panda. Elle s’approcha doucement, passa devant eux, puis se gara quelques mètres plus haut, juste devant le chalet aux volets bleu ciel. Marc remarqua le caducée d’infirmière collé sur le pare-brise arrière. La conductrice, dont ils ne distinguaient que la chevelure blonde, demeura immobile devant le volant, de longs instants. Enfin, les feux de la voiture s’éteignirent.

La portière s’ouvrit sur le sourire fatigué d’un étrange visage familier.

62

20 mai 1999, maternité des Aubépines, Dieppe

Tom dormait à poings fermés dans son petit lit de plastique transparent. Son corps se soulevait lentement. On ne distinguait de lui qu’un petit visage joufflu et des cheveux blonds, étonnamment longs pour un bébé de quatre jours.

Marc tenait la main de Lylie. Elle était fatiguée. Ses yeux se fermaient, malgré elle. Elle savourait le calme. Seule, enfin, avec Marc et Tom. Elle happait le silence comme un air frais raréfié, avant qu’une nouvelle infirmière n’entre comme une tornade.

Nicole venait de quitter la pièce. Lylie lui avait fait comprendre gentiment qu’elle avait besoin de repos. Nicole serait bien restée, nuit et jour, à veiller le petit Tom. Tout Dieppe était déjà au courant. Sa première visite avait été pour Pierre, au cimetière de Janval, mais ensuite elle avait retrouvé ses jambes de vingt ans pour passer de commerce en commerce annoncer la naissance. Un arrière-petit-fils ! Tout juste si elle ne distribuait pas des tracts… Marc attendait avec angoisse le moment où le tout-Dieppe, du maire au président du port de commerce, allait débarquer, un bouquet à la main.

La tête de Lylie tombait sur l’épaule de Marc, assis sur le bord du lit. Il n’osait plus bouger. Du bout des doigts, il attrapa le petit carton envoyé par Mélanie Belvoir. Il était agrafé à un énorme bouquet de roses. Trois fois plus gros que celui que Marc avait acheté.

 

Bonne chance au petit Tom. Lylie, je n’ai pas su être ta mère. Je m’en excuse encore. Peut-être m’accepteras-tu comme grand-mère ? J’essaierai de rattraper de mon mieux le temps perdu, tout ce que j’ai gâché par mon silence. Il n’est pas trop tard, je le crois, si tu le veux. Pour Tom au moins. Qui n’a pas rêvé d’avoir une mamy de trente-six ans ?
Prends soin de Marc.
Mélanie

 

Lylie, jusqu’à présent, avait refusé de rencontrer sa mère. Mélanie n’avait pas insisté. Lylie n’en avait pas le courage. Il lui fallait du temps. Tom était là, maintenant, il serait le lien entre les générations. Lylie ne se reposait pas depuis trois minutes lorsqu’une infirmière pénétra dans la chambre.

Jamais tranquilles, pensa Marc.

C’était pour la bonne cause ! L’infirmière portait à grand-peine un immense paquet-cadeau.

— Un coursier vient de l’apporter, précisa l’infirmière. Heureusement qu’on n’en a pas de si gros tous les jours. La carte pour le papa, le paquet pour la maman.

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