Le soleil se lève enfin sur l’armée
qui grossit, faisant scintiller les cuirasses. L’exaltation monte. Toutes
savent qu’elles vivent un grand moment.
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e
apparaît.
Beaucoup la reconnaissent et la saluent. La soldate est encadrée par les deux
sœurs rebelles. 24
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porte le cocon à papillon, à travers lequel on
distingue vaguement une forme sombre.
C’est quoi, ce cocon
? interroge une guerrière.
De la nourriture, juste de la
nourriture, répond 24
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.
Les scarabées rhinocéros arrivent à
leur tour. Même s’ils ne sont plus que trente, ils font de l’effet ! On se
bouscule pour les admirer de plus près. On aimerait les voir décoller mais ils
expliquent qu’ils ne prendront l’air que lorsque ce sera vraiment nécessaire.
Pour l’heure, ils marcheront comme tout le monde.
On se compte, on s’encourage, on se
congratule, on se nourrit. Distribution de miellat et de fragments de pattes de
pucerons noyés, récupérés dans les décombres. Chez les fourmis, rien ne se
perd. On mange aussi les œufs et les nymphes mortes. Trempés comme des éponges,
les morceaux de viande circulent dans les rangs, sont essorés puis dévorés
goulûment.
Ce pot-au-feu froid à peine
englouti, un signal jailli d’on ne sait où sollicite la masse afin qu’elle
s’aligne en ordre de marche. En avant pour la croisade contre les Doigts !
C’est le départ.
Les fourmis s’ébranlent en une
longue procession. Bel-o-kan lance son bras armé vers l’orient. Le soleil
commence à diffuser une agréable chaleur. Des soldates entonnent le vieil hymne
odorant :
Soleil, entre dans nos carcasses
creuses,
Remue nos muscles endoloris
Et unis nos pensées divisées.
À la ronde, on enchaîne :
Nous sommes tous des poussières
de soleil.
Que les bulles de lumière soient
dans nos esprits
Comme nos esprits seront eux
aussi un jour des bulles de lumière.
Nous sommes tous chaleur.
Nous sommes tous des poussières
de soleil.
Que la Terre nous montre la voie
à suivre !
Nous la parcourrons dans tous les
sens jusqu’à ce que nous trouvions l’endroit où il n’y a plus besoin d’avancer.
Nous sommes tous des poussières
de soleil.
Les fourmis mercenaires ponérines ne
connaissent pas les phéromones des paroles. Alors, elles accompagnent le chant
en crissant de leur pétiole. Pour bien produire leur musique, elles déplacent
la pointe chitineuse de leur thorax sur la bande striée située au plus bas de
leurs anneaux abdominaux. Elles émettent ainsi un son qui évoque le cricri du
grillon, mais en plus sec et moins résonnant.
Le chant de guerre achevé, les
fourmis se taisent et marchent. Si les pas sont anarchiques, le rythme de la
boursouflure cardiaque est le même pour toutes.
Chacune pense aux Doigts et aux
terribles légendes qu’elles ont réceptionnées sur ces monstres. Mais ainsi
réunies en meute, elles se sentent toutes-puissantes et avancent joyeusement.
Il n’est pas jusqu’aux vents qui, en se levant, paraissent avoir décidé de
hâter la grande croisade et de lui faciliter la tâche.
En tête du cortège, 103 683
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renifle les herbes et les ramures qui défilent au-dessus de ses antennes.
Tout autour, l’odeur est là. Les
petits animaux qui se sauvent apeurés, les fleurs multicolores qui tentent
d’aguicher avec leurs parfums capiteux, les troncs sombres qui recèlent
sûrement des commandos hostiles, les fougères aigles remplies de
diables-cherche-midi…
Oui, tout est là. Comme la première
fois. Tout est là, imprégné de cette senteur unique : l’odeur de la grande
aventure qui recommence !
Loi DE PARKINSON : La loi de
Parkinson (rien à voir avec la maladie du même nom) veut que plus une
entreprise grandit, plus elle engage des gens médiocres mais néanmoins
surpayés. Pourquoi ? Tout simplement parce que les cadres en place
redoutent l’arrivée de concurrents en puissance. La meilleure manière de ne pas
se créer de rivaux dangereux consiste à engager des incompétents. La meilleure
façon de supprimer en eux toute velléité de faire des vagues est de les
surpayer. Ainsi les castes dirigeantes se trouvent assurées d’une tranquillité
permanente.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
— Le P
r
Maximilien
MacHarious était une sommité de l’Université de chimie de l’Arkansas. En visite
en France, il était descendu dans cet hôtel depuis une semaine, énonça
l’inspecteur Cahuzacq, compulsant un dossier.
Jacques Méliès arpentait la chambre
tout en prenant des notes.
Un policier de faction passa la tête
par la porte :
— Une journaliste de
L’Écho
du dimanche
souhaite vous voir, commissaire. On la laisse entrer ?
— Oui.
Laetitia Wells fit son apparition,
toujours aussi superbe dans l’un de ses tailleurs de soie noire.
— Bonjour, commissaire.
— Bonjour, mademoiselle
Wells ! Quel bon vent vous amène ? Je croyais que nous devions
travailler chacun de notre côté jusqu’à ce que le meilleur gagne.
— Ça ne nous empêche pas de
nous retrouver sur les lieux de l’énigme. Après tout, quand nous regardons
« Piège à réflexion », nous analysons chacun à notre façon le même
problème… Alors, vous avez fait expertiser les fioles de la CCG ?
— Oui. D’après le labo, ça
pourrait être du poison. Il y a là-dedans des tas de trucs dont j’ai oublié le
nom. Tous plus toxiques les uns que les autres. De quoi fabriquer toutes sortes
d’insecticides, disent-ils.
— Eh bien, commissaire, vous en
savez maintenant autant que moi là-dessus. Et l’autopsie de Caroline
Nogard ?
— Arrêt cardiaque. Hémorragies
internes multiples. Toujours le même refrain.
— Humm… Et celui-ci ?
Quelle horreur encore !
Le savant roux était couché sur le
ventre, la tête tournée vers les visiteurs comme pour une stupéfaite et
terrifiée prise à témoin. Les yeux étaient exorbités, la bouche avait vomi on
ne sait quelles repoussantes mucosités qui souillaient la large barbe, les
oreilles saignaient encore… Et une étrange mèche blanche, dont il allait falloir
vérifier si l’homme l’avait avant sa mort, lui barrait le front. Méliès nota
encore que les mains étaient crispées sur l’abdomen.
— Vous savez qui c’est ?
demanda-t-il.
— Notre nouvelle victime est ou
plutôt était le P
r
Maximilien MacHarious, spécialiste mondial en
insecticides.
— Eh oui, en insecticides… Qui
pourrait avoir intérêt à tuer de brillants créateurs d’insecticides ?
Ensemble, ils contemplèrent le corps
révulsé du célèbre chimiste.
— Une ligue de protection de la
nature ? suggéra Laetitia.
— Ouais, et pourquoi pas des
insectes ? ricana Méliès.
Laetitia secoua sa frange brune.
— Pourquoi pas, en effet.
Seulement voilà, seuls les humains lisent les journaux !
Elle tendit une coupure de presse
annonçant l’arrivée à Paris du P
r
Maximilien MacHarious pour un
séminaire sur les problèmes d’invasions d’insectes dans le monde. Y était même
indiqué qu’il séjournerait à l’hôtel Bellevue.
Jacques Méliès lut l’article et le
remit à Cahuzacq, qui le rangea dans son dossier. Puis il entreprit de passer
la pièce au peigne fin. Aiguillonné par la présence de Laetitia, il tenait à
faire preuve de son méticuleux professionnalisme. Toujours pas d’arme, pas de
traces d’effraction, pas d’empreintes sur les vitres, pas de blessures
apparentes. Comme chez les Salta, comme chez Caroline Nogard : pas le
moindre indice.
Et ici non plus, la première cohorte
de mouches n’était pas passée. L’assassin était donc demeuré sur les lieux cinq
minutes après le décès, comme pour surveiller le cadavre ou nettoyer la pièce
de toute trace accusatrice.
— Vous avez trouvé quelque
chose ? interrogea Cahuzacq.
— Les mouches ont encore eu
peur.
L’inspecteur parut consterné.
Laetitia s’enquit :
— Les mouches ? Qu’est-ce
que les mouches ont à voir là-dedans ?
Pas fâché de reprendre un peu l’avantage,
le commissaire lui débita son petit discours sur les mouches :
— L’idée d’utiliser les mouches
pour aider à résoudre les affaires criminelles nous vient d’un certain P
r
Brouarel. En 1890, un fœtus archiboucané fut découvert coincé dans le conduit
d’une cheminée parisienne. Plusieurs locataires s’étaient succédé depuis
quelques mois dans l’appartement : lequel d’entre eux avait caché le petit
cadavre ? Brouarel résolut l’énigme. Il préleva des œufs de mouches dans
la bouche de la victime, chronométra leur mûrissement et put ainsi déterminer à
une semaine près la date à laquelle le fœtus avait été placé dans la cheminée.
Les coupables purent être arrêtés.
La grimace de dégoût que ne put
réprimer la belle journaliste encouragea Méliès à poursuivre dans la même
veine :
— Moi-même, j’ai pu découvrir
une fois, grâce à cette méthode, qu’un instituteur trouvé mort dans son école
avait été en fait assassiné en forêt avant d’être transporté dans une salle de
classe, afin de faire croire à une vengeance d’élève. Les mouches ont témoigné
à leur manière. Les larves prélevées sur le corps provenaient indubitablement
de mouches des forêts.
Laetitia pensa qu’à l’occasion, la
théorie pourrait un jour lui servir de thème pour un article.
Satisfait de sa démonstration, Méliès
revint près du lit. À l’aide de sa loupe éclairante, il finit par repérer un
minuscule trou parfaitement carré au bas du pantalon de pyjama du cadavre. La
journaliste l’avait rejoint. Il hésita, puis finalement lui dit :
— Vous voyez ce petit
trou ? J’ai vu le même type d’entaille sur la veste d’un des Salta. De la
même forme, exactement…
ZZZZZzzzzzz…
Ce bruit caractéristique chanta aux
oreilles du commissaire. Il leva la tête et aperçut une mouche au plafond.
Celle-ci fit quelques pas, décolla et virevolta au-dessus de leur crâne. Un
policier, agacé par ce bruit, voulut la chasser mais le commissaire l’en
dissuada. Il suivait sa trajectoire et voulait savoir où elle allait se poser.
— Regardez !
Après plusieurs cercles qui eurent
pour effet d’user la patience de tous les policiers et de la journaliste, la
mouche consentit à atterrir sur le cou du cadavre. Puis elle glissa sous son
menton. Elle disparut sous le P
r
MacHarious.
Jacques Méliès, intrigué, s’approcha
et renversa le corps pour déceler où allait la mouche.
C’est alors qu’il vit l’inscription.
Le P
r
MacHarious avait
trouvé l’ultime énergie de tremper son index dans le sang qui s’écoulait de ses
oreilles pour écrire un mot sur le drap-housse. Après quoi, il s’était effondré
dessus, peut-être pour éviter que l’assassin ne remarque le message, peut-être
parce qu’il était mort à ce moment-là…
Toutes les personnes présentes
s’approchèrent pour lire les sept lettres.
La mouche était en train d’absorber
avec sa trompe le sang formant la première lettre : « F ».
Ensuite, quand elle eut terminé ce hors-d’œuvre, elle but le « O »,
le « U », le « R », le « M », le « I »
et le « S ».
« Laetitia ma fille, ma chérie,
Ne me juge pas.
Je n’ai pu supporter de rester
auprès de toi après la mort de ta mère car à chaque fois que je te regardais,
c’est elle que je voyais et c’était comme un coup de couteau chauffé à blanc
dans mon cervelet.
Je ne suis pas de ces hommes solides
que rien ne touche et qui serrent les mâchoires quand la tempête se lève. Dans
ces moments-là, j’aurais plutôt tendance à tout abandonner et à me laisser
emporter comme une feuille morte.
Je sais, j’ai choisi ce qui est
généralement considéré comme le comportement le plus lâche : la fuite.
Mais rien d’autre ne pouvait nous sauver, toi et moi.
Tu pousseras donc seule, tu
t’éduqueras seule, tu devras trouver en toi la force et les protections qui te
porteront en avant. Ce n’est pas la plus mauvaise école, loin s’en faut. Dans
la vie, on est toujours seul, et plus tôt on s’en aperçoit, mieux on se porte.
Trouve ta voie.
Tout le monde dans ma famille ignore
ton existence. J’ai toujours su garder secret ce qui m’était le plus cher. Au
moment où tu recevras cette lettre, je serai sûrement déjà mort. Inutile donc
de me rechercher. J’ai légué mon appartement à mon neveu Jonathan. N’y va pas,
ne lui parle pas, ne revendique rien.
Je te laisse un tout autre héritage.
Le cadeau pourrait paraître sans valeur au commun des mortels. Il est cependant
extrêmement précieux pour un esprit curieux et entreprenant. Et là-dessus, je
te fais confiance.